Typographie de L’Opinion Publique (p. 79-83).

CHAPITRE XVIII.

un gala iroquois.

Dans la cabane de Griffe-d’Ours, la plus grande du village, étaient réunis ce soir-là trois cents guerriers Iroquois.

Il n’y avait pas de femmes avec eux, car elles faisaient généralement leurs festins à part.

Le vacarme était à son comble. La danse dont la coutume faisait toujours précéder un grand repas, tirait à sa fin et acquérait un entrain, un délire, une furie à donner le vertige.

Chacun avait d’abord dansé seul en célébrant les exploits de ses ancêtres et les siens propres. Cela avait duré deux heures.

Maintenant l’assemblée toute entière se tenait par la main et tournait en sautant avec des hurlements de joie, dans une ronde échevelée.

Sous le vaste ouigouam à demi éclairé par de méchantes torches de bois résineux, on voyait tournoyer une longue chaîne d’hommes aux mains enlacées. Ils étaient nus et ainsi frénétiques et hurlants, ils avaient l’air, dans cette demi obscurité, de démons célébrant quelque saturnale dans l’abîme maudit.

Mêlée à cette foule délirante vous auriez pu distinguer, à chaque tour de la ronde, une figure étrange, au milieu de laquelle une longue moustache en croc produisait le plus curieux effet parmi les tatouages dont les joues étaient bigarrées. Le corps que surmontait cette drôle de figure n’aurait pas moins attiré votre attention par les gambades extravagantes auxquelles il se livrait. À force d’adresse et de dislocation, sa danse prenait un caractère tellement original et fantastique que tous ceux qui le pouvaient bien apercevoir en riaient aux larmes.

Que l’on veuille bien m’en croire ou non, mais, sur mon âme, c’était le chevalier du Portail de Mornac qui se livrait, à sa manière, au noble exercice de la danse.

— Ah ! grommelait-il entre deux gambades, vous vous croyez forts en gymnastique. Eh bien ! sauvages que vous êtes, je m’en vais vous montrer un peu, moi, ce que peut faire un cadet de Gascogne après deux ans d’assiduité à l’académie de Paris. Tra-deri-dera ! chantait-il en effleurant du bout du pied l’œil de son voisin de droite. Zim-la-hi-tou, paf !

Et son talon s’en allait caresser le menton de son suivant de gauche.

Tout cela avec des cabrioles, des gestes et des sauts impossibles.

Savez-vous quelle était la pensée dominante de tous ceux qui le regardaient ? C’est qu’il eût vraiment été dommage de brûler complètement la veille un si joyeux diable qui, après tout ne causait de mal à personne et faisait rire tout le monde.

La vitesse de la ronde augmentait. Ce n’était plus une danse, c’était une course folle, furibonde.

Le sang fouetté par ce violent exercice, le cerveau échauffé par le tournoiement rapide et prolongé, les danseurs étaient pris de vertige ; et la bande hurlante allait de plus en plus vite.

Mornac en était arrivé à ne pouvoir plus battre le moindre entrechat et c’est à peine s’il avait la satisfaction de lancer parfois son pied dans le nez d’un voisin. Il était soulevé, entraîné, balayé comme un fétu de paille.

Enfin il sentit le vertige l’empoigner à son tour.

Étourdi, ébloui, aveuglé, il se laissa tout à fait aller à l’élan général et ferma les yeux.

Longtemps il fut ballotté dans ce tournant irrésistible qui l’emportait sans presque lui laisser toucher du pied la terre.

Il était déjà navré, étouffé presque par le manque d’air et la vélocité du mouvement, lorsqu’enfin la longue chaîne circulaire des danseurs, oscillant deux ou trois fois sur elle-même, se rompit et s’abattit de ci et delà, haletante, épuisée, stupide.

Mornac qui n’avait plus la volonté de se retenir à rien, roula plusieurs fois sur le sol, mais d’une si burlesque façon que ceux qui le purent voir exécuter cette dernière cabriole, se tinrent les côtes à deux mains pour les empêcher de voler en éclats par la force du rire.

Le Gascon qui s’en aperçut en revenant à soi, se dit :

— Je crois, sandis ! que je joue passablement mon rôle et que le Renard-Noir serait content de moi s’il me pouvait voir.

Les danseurs se relevaient l’un après l’autre, encore étourdis et essoufflés lorsque Griffe-d’Ours qui avait le premier recouvré ses esprits, s’écria :

– Vous êtes tous invités au banquet !

– Ho ! ho ! répondirent les assistants qui coururent chercher leurs ouragans ou écuelles d’écorce et leurs mikouannes ou cuillers de bois, qu’ils avaient, en entrant, déposées dans la cabane.

Ils vinrent aussitôt se placer autour de vingt-cinq grandes chaudières où bouillaient et rôtissaient les viandes du festin.

S’il me fallait énumérer toutes les pièces de gibier et les poissons qui cuisaient dans ces chaudières et qui devaient être dévorés durant la nuit par ces trois cents diables d’affamés enragés, je n’en finirais plus et vous ne me croiriez pas ou seriez épouvantés.

Qu’il me suffise de dire qu’il y avait deux ours, dix castors, huit chiens, cent soixante-dix poissons énormes et de toutes espèces, et une infinité de volailles, depuis l’oie et le canard sauvage jusqu’aux plus petits oiseaux ; sans compter les lièvres et les écureuils. Le tout cuisant à la fois, pêle-mêle, sans sel et sans épices.

Chacun des convives renversa son plat devant soi, et tous s’assirent en rond autour des chaudières, les jambes retirées sous le corps.

Griffe-d’Ours ordonna de descendre les chaudières qu’il fit mettre devant lui et dit à haute voix :

— Hommes qui êtes ici assemblés, c’est moi qui fais le festin.

Ce à quoi ils répondirent tous du fond de leur poitrine :

— Hô !

— Le festin est composé de chair d’ours, reprit le chef.

— Hô-ô !

— De chair de castor.

— Hô-ô-ô !

— De chair de chien.

— Hô-ô-ô-ô !

— De gibier et de poisson.

— Hô-ô-ô-ô-ô !

Griffe-d’Ours, le distributeur, s’arma d’une longue et large cuiller et recueillit la graisse qui flottait sur le bouillon, à la surface de chaque chaudière. De cette huile chaude il remplit un grand plat d’écorce, en prit le premier plusieurs gorgées qu’il but avec autant de satisfaction apparente que si c’eût été du meilleur vin, et passa à ses convives le plat dont tous eurent leur part.

Puis Griffe-d’Ours prit les écuelles de chacun et se mit à distribuer les viandes le plus largement possible, passant à tour de rôle les ouragans bien garnis mais sans regarder qui il servait. Car toutes les parties du cercle que formaient les convives étant aussi courbées et par conséquent aussi nobles les unes que les autres, il n’y avait point de préséance à observer.

Il tirait à l’aide d’un bâton pointu, des quartiers entiers de venaison qu’il distribuait à chacun, réservant néanmoins pour ses amis les morceaux les plus friands qu’il leur présentait, comme marque de faveur, au bout du bâton.

À l’un auquel il passait la tête d’un castor, que l’on considérait chez eux comme la partie la plus délicate de cet animal, il disait :

— Mon cousin, voici la tête.

À l’autre, en lui offrant une épaule d’ours, il disait encore :

— Mon cousin, voici ton épaule.

Personne ne songeait à se choquer de ces préférences qui étaient en usage.

Lorsque chacun fut servi, Griffe-d’Ours s’assit à son tour mais sans rien prendre pour lui-même.

Son voisin de droite, choisit les meilleurs morceaux parmi ce qui restait et les lui présenta en disant :

— Chef, voilà ton mets.

À l’énumération de chacun desquels Griffe-d’Ours avait soin de répondre à son tour :

— Hô-ô !

À mesure qu’on avait été servi, le silence avait grandi de plus en plus dans la cabane. On ne parlait que le moins possible dans les festins à tout manger. Il n’y avait pas de temps à perdre.

Bientôt l’on n’entendit plus que le bruit des mâchoires qui déchiraient à belles dents d’énormes bouchées de chair ; ou les susurrations des bouches avides aspirant le suc des viandes fumantes.

La grande bataille des estomacs était commencée.

Que le lecteur me pardonne cette scène d’un réalisme effréné. Mais le festin était chez les Sauvages une des plus grandes solennités, et je ne saurais la passer sous silence alors que nous ne sommes entrés dans la grande bourgade d’Agnier que pour étudier de près les mœurs de ses habitants.

Et qu’on n’aille pas croire que je charge ce tableau de couleurs impossibles. Si l’on veut voir jusqu’où allait la gloutonnerie bestiale des Sauvages, on n’a qu’à consulter les Relations des Jésuites (1634) où j’ai puisé les idées d’une partie du présent chapitre. L’on verra que j’ai dû rester en deçà de la description du révérend chroniqueur, surtout quant à ce qui a trait aux suites de la voracité des convives.

Pendant une heure ce fut vraiment incroyable de voir l’énorme quantité de victuailles qui disparut des ouragans pour s’engloutir dans ces trois cents estomacs d’une effrayante élasticité.

À chaque instant retentissaient ces cris :

— J’ai fini ma tête.

— Hô-ô ! disait Griffe-d’Ours en recevant une écuelle vide. Eh bien ! voici ton jambon.

Et il renvoyait une cuisse d’ours.

— J’ai fini mon épaule, hurlait un second qui jetait un regard glorieux sur les autres convives.

— Hô-ô-ô ! voici ta jambe.

Et l’ouragan retournait à l’infatigable mangeur avec un quartier de chien.

Il y avait une heure que durait cette goinfrerie. Mornac, que Griffe-d’Ours avait, par bonheur, assez maigrement servi pour lui montrer qu’il ne l’estimait guère, s’escrimait tant bien que mal sur une carcasse de lièvre qu’il grignotait du bout des dents, mais sans s’arrêter pour ne point froisser la susceptibilité des convives. De temps à autre il jetait un regard sur Griffe-d’Ours et Vilarme qui avait été forcé d’assister au festin. Mais ce n’étaient que de furtifs coups d’œil. Il ne voulait point paraître préoccupé.

Son attention fut attirée bientôt sur l’un des plus hardis mangeurs qui venait, avec une évidente satisfaction, de renvoyer son écuelle au distributeur pour la troisième fois. Un murmure approbateur des convives avait accueilli cette demande et l’héroïque mangeur souriait béatement sous les regards d’admiration qui tombaient sur lui de toutes parts.

Il était tout rouge, non de modestie, veuillez m’en croire, mais de gourmandise surabondamment satisfaite. Ses yeux pleuraient et de petits ruisseaux de graisse lui coulaient doucement sur le menton.

La bouche encore pleine, il bégaya ces mots à plusieurs reprises :

— En vérité je mange ! En vérité je mange !

— Cap de dious ! qui pourrait en douter ! pensa Mornac, car il commençait à comprendre quelques mots d’iroquois. Voilà bien un rude gaillard qui aurait pu tenir tête à Gargantua et à Grandgousier dont parle messire le joyeux curé de Meudon ! Quel appétit, cadédis ! Voyons un peu comment il s’y va prendre pour attaquer ce troisième service. Oh ! l’ogre ! Sa faim redoublerait-elle à mesure qu’il dévore, comme Antée qui, dit-on, reprenait de nouvelles forces à chaque fois qu’il touchait la terre !

L’entrain du mangeur était en effet incroyable.

— Voilà toute ta jambe, lui avait dit Griffe-d’Ours en lui faisant parvenir un gigot de chien.

L’autre s’en était emparé à deux mains par un bout et déjà sa bouche et ses dents faisaient leur devoir de l’autre.

— Corne du diable ! se dit Mornac émerveillé, il me semblerait lui voir jouer de la flûte s’il n’allait un peu trop fort pour avoir longtemps bonne haleine !

Cette idée lui parut drôle et il ne put s’empêcher de rire.

Ses voisins levèrent la tête.

Griffe-d’Ours le regarda en fronçant les sourcils.

— Qu’est-ce donc qui cause la grande joie du visage pâle ? demanda-t-il à Mornac.

Celui-ci vit qu’il avait fait une sottise et son esprit inventif tâcha de détourner aussitôt l’orage que son inconvenance pouvait attirer sur lui.

— Je pensais, chef, dit-il, que je prenais tout en mangeant une gorgée d’eau-de-feu. Et il me semblait que cela augmentait mon appétit en égayant mes esprits. Cette seule idée m’a fait rire.

Il y eut un éclair dans l’œil de Griffe-d’Ours.

— Le blanc a raison, dit-il aux convives. Il prétend que l’eau-de-feu nous ferait manger davantage et nous rendrait joyeux. Où est l’eau-de-feu ?

— L’eau-de-feu ! Où est l’eau-de-feu ? crièrent tous les autres avec un tel entrain que la cabane en trembla.

— Voilà que ça mord ! pensa Mornac.

Son regard se croisa avec celui de Vilarme qui lui parut soudain plus méfiant. Quelques convives sortirent sur le champ et revinrent avec les barils d’eau-de-vie dont l’un avait déjà été ouvert et à moitié vidé avant le repas. Ce qui avait causé l’excitation peu ordinaire de la danse.

On vida le reste du premier baril dans un grand plat d’écorce à même lequel le chef but d’abord à longs traits et les autres convives après lui.

Ensuite de quoi le festin continua.

Les mâchoires reprirent leur rude besogne avec plus d’entrain que jamais. Seulement, au bout de quelques minutes, l’eau-de-vie agissant, les langues se mirent aussi de la partie et les conversations s’engagèrent.

Isolées d’abord, elles firent le tour du cercle comme une traînée de poudre qu’on enflamme, et devinrent aussitôt générales.

Dix minutes s’étaient à peine écoulées que Griffe-d’Ours se leva pour obtenir le silence.

— Que mes frères n’oublient pas, dit-il, que nous avons encore de l’eau-de-feu, et que cela aide à avaler les viandes du festin.

— Hô-ô ! vociférèrent les autres. Nous avons encore de l’eau-de-feu, qu’on nous en donne !

Le second quart fut défoncé, le plat rempli et vidé de nouveau deux fois de suite.

— Cela va bien ! pensa Mornac qui avait donné comme les autres son accolade à l’énorme coupe.

Pour la seconde fois son œil rencontra celui de Vilarme.

— Il me regarde curieusement, pensa le Gascon. Se douterait-il de quelque chose ? Malheur à lui dans ce cas ! Je le tuerai !

Tandis que les conversations s’engagent de nouveau pour devenir de plus en plus bruyantes, profitons du tumulte afin de nous rendre un peu compte des réflexions de Vilarme.

Dans l’après-midi, on se souvient qu’il avait encore reçu une verte correction de la Corneille, son acariâtre moitié. Cette scène avait eu lieu juste avant l’arrivée de Joncas au village et la honte avait empêché Vilarme de sortir si tôt après, bien que le brouhaha causé par la venue du marchand eût éveillé son attention.

Mais le tumulte créé par le retour du parti de chasse avait donné le dernier coup d’éperon à sa curiosité, et, la Corneille étant déjà sortie de sa cabane pour aller se joindre au groupe qui entourait le marchand, Vilarme s’était décidé d’en faire autant de son côté. Mais comme il arrivait près de la foule, Joncas avait déjà tourné le dos pour sortir du village.

Vilarme ne l’ayant pas vu en face n’avait heureusement pu reconnaître le Canadien sous son déguisement.

Cependant les allures de Mornac pendant la danse et le repas, la proposition détournée du Gascon touchant l’eau-de-vie, lui donnaient à penser.

— N’y aurait-il pas encore perfidie là-dessous ? se disait Vilarme tout en feignant de manger. Cela me semble suspect. Et ce festin même, n’est-ce pas la Perdrix-Blanche qui l’a ordonné ou fait commander ? Elle était bien portante hier. Et aujourd’hui la voici subitement malade… Cela louche. Il y a du Mornac là-dessous. S’il veut encore s’enfuir avec sa belle parente, nous verrons à entraver leurs desseins. Mais, moi-même que fais-je ici ? Ma position n’est-elle pas intolérable ? Méprisé de Griffe-d’Ours, en butte à ses soupçons, haï de Mornac et de sa cousine, berné par les Sauvages, maltraité ignominieusement par cette femme maudite qui semble avoir pour mission de me faire expier ce lâche assassinat que je commis autrefois sur une femme, n’ai-je pas aussi, moi, de seul recours qu’en la fuite ? Fuir, c’est cela ! Fuyons, nous aussi. Oui, mais Mornac que je laisse avec celle que j’aime ? Car c’est une vraie fatalité, mais je l’aime cette fille de ma victime. Sa fortune n’est pas à dédaigner non plus ! Que faire ?…

Longtemps il resta plongé dans ses réflexions, et tellement absorbé qu’il en oubliait de manger.

Mornac qui s’en aperçut se dit :

— Voilà Vilarme qui délibère avec lui-même. Il doit ruminer quelque vilenie. Attention !

— C’est cela, continuait de penser Vilarme. Sans plus tarder j’agirai ce soir même. Mettant à profit quelque bonne occasion je m’esquiverai d’ici pour me glisser inaperçu jusqu’à la cabane que Mlle de Richecourt habite. Il n’y a plus maintenant de sentinelle à la porte de son ouigouam. Je m’en suis convaincu avant d’entrer dans celui-ci. Tandis que le chef iroquois et ce maudit Mornac seront tranquillement ici je pénétrerai sans obstacle jusqu’à la jeune fille qui me sera livrée sans défense… Cette nuit je tuerai Mornac et après que je l’aurai vaincu, la belle ne sera que trop aise encore de s’enfuir avec moi pour éviter les brutalités de Griffe-d’Ours et les horreurs de la vie sauvage.

« Ce petit plan n’est pas bête ! Ayons l’œil au guet et choisissons bien le moment pour ne pas manquer notre sortie.

— De l’eau-de-feu ! qu’on nous en donne ! criaient les convives.

Le plat d’écorce rempli jusqu’aux bords, circula de nouveau tout autour du cercle des Sauvages dont l’ivresse se trahit bientôt par les gestes et les poses les plus désordonnés.

Ceux qui avaient vidé leur assiette s’étendaient sans façon sur le dos et se laissaient aller aux premiers bercements de l’ivresse et à la somnolence stupéfiante causée par la quantité de viandes qu’ils avaient avalée.

Les autres ayant à cœur de terminer leur tâche continuaient à lutter bravement contre les dégoûts que leur causait leur goinfrerie et contre les premières vapeurs de l’ivresse qu’ils sentaient planer sur leur cerveau comme un épais brouillard.

— Que je sois pendu, pensa Mornac, si plusieurs d’entre eux ne crèvent pas comme des canons trop chargés. Les sales animaux ! Et dire, pourtant, qu’un gentilhomme, de toute bonne lignée qu’il soit, se met dans un état semblable pour avoir pris trop de vin ! Mornac, mon bon, ceci est une frappante leçon pour toi qui souvent, hélas ! as par trop coudoyé Messer Bacchus. Un homme qui se respecte doit avoir horreur de se mettre en une aussi abjecte condition, et je jure, dès ce moment de ne plus boire ! Quand je dis ne plus boire, j’entends ne plus en abuser. Car pour ce qui est de se gaudir le cœur avec un verre ou deux du divin jus de la treille, en face d’un bon et loyal ami, je ne vois pas qu’un honnête homme y puisse trouver à redire. Mais m’avilir encore à l’instar de ces brutes, jamais ! Je me le jure à moi-même et me prends la main à cet effet.

— De l’eau-de-feu, cria l’un des Sauvages.

Le plat d’écorce fut encore rempli.

Quelques-uns de ceux qui s’étaient couchés se relevèrent pour boire encore une fois et se recouchèrent aussitôt. Plusieurs n’eurent pas la force de s’asseoir et retombèrent inertes après quelques vains efforts.

Cette dernière lampée en acheva d’autres qui avaient tenu bon jusque-là et qui s’affaissèrent à côté de leurs compagnons.

Mornac remarqua avec inquiétude que Griffe-d’Ours n’avait fait qu’effleurer, cette fois, la coupe du bord de ses lèvres.

— Diable ! qu’est-ce que cela veut dire ? pensa le Gascon. Ce gredin aurait-il l’intention de ne se point griser ? Se souvient-il qu’il a promis à Jeanne de la forcer à l’épouser cette nuit ? Irait-il prévenir notre dessein de fuir ? L’heure avance, damnation ! Et Vilarme qui m’épie !

— Cette solennité est bien choisie pour célébrer mon mariage avec la vierge blanche, se disait Griffe-d’Ours. C’est au milieu de ses guerriers réunis qu’un chef doit prendre femme. C’est bon, je vais aller chercher la vierge pâle sous son ouigouam et l’amener ici. Je ne me sens pas encore assez hardi pour la contraindre à m’écouter. Cette femme fière a tant de puissance dans son œil noir. Si je prenais quelques gorgées de plus d’eau-de-feu. Je me suis ménagé jusqu’à présent.

Il fit signe qu’on lui passât la coupe.

Mornac le couvait des yeux.

Vilarme qui les observait tous les deux vit leur attention détournée. Il se leva et sortit de la cabane sans être remarqué.

Après avoir bu, Griffe-d’Ours sembla concentrer ses forces pour ranimer son courage.

Il se mit debout, non sans quelques efforts et se dirigea vers la porte du ouigouam en titubant un peu.

Il pouvait être alors dix heures du soir.

— Mon Dieu ! pensa Mornac, pourvu que mes amis soient arrivés ! Mais Vilarme n’est plus là ! Malédiction !

S’il n’eût écouté que l’inspiration du moment il aurait bondi au dehors. La prudence le retint.

Il attendit que Griffe-d’Ours fût sorti du ouigouam pour le quitter à son tour.

Les entrées et sorties des convives étaient assez ordinaires pendant un festin pour qu’on ne prît pas garde à l’absence de quelques-uns.

En mettant son pied fiévreux hors de la cabane, Mornac aperçut Griffe-d’Ours qui le précédait de quelques pas, et plus loin, tout près du ouigouam de la Perdrix-Blanche, une ombre qui se mouvait dans la nuit.

Mornac réfléchit que ce devait être Vilarme et passa immédiatement derrière la cabane du festin pour gagner la sienne inaperçu en faisant un détour.

Son cœur battait à rompre sa poitrine.

— Oh ! malheur à vous, mécréants ! grondait-il tout en se faufilant entre les ouigouams silencieux et sombres, malheur à vous ! Mes amis sont là qui m’attendent impatients. Nous sommes de force à lutter contre vous deux !

Il atteignit sa cabane dont il écarta la portière d’une main fébrile.

La hutte était plongée dans une obscurité presque complète. Quelques tisons à demi éteints brillaient faiblement au milieu de la cabane plongée dans l’ombre à ses extrémités. Le silence n’y était interrompu que par les ronflements de la vieille qui dormait dans un coin.

— Ne seraient-ils pas arrivés ! fit Mornac en se penchant avec anxiété sur les charbons pour en raviver le feu.

La flamme jaillit sous le souffle ardent du jeune homme qui jeta un coup d’œil rapide autour de lui.

Il ne vit que la vieille femme qui dormait toute recroquevillée sur son galetas.

— Personne ! Oh ! le ciel nous hait donc ! Et bien ! puisque le temps en est venu, allons mourir !

Il se pencha vers l’endroit où il couchait habituellement, tira de sous son lit une hache et un long couteau de chasse que la vieille lui avait procurés durant le jour, rejeta le tison allumé dans le brasier, et bondit hors du ouigouam.