Typographie de L’Opinion Publique (p. 70-74).

CHAPITRE XV.

le fantôme de la grotte.

À une distance d’un quart de lieue du grand village d’Agnier s’élevait le cimetière particulier de la bourgade.

Lorsqu’un Iroquois mourait, son cadavre était mis dans une espèce de cercueil formé de grosse écorce, et élevé sur quatre poteaux, en plein air. Pendant huit ou dix années, on continuait d’en user ainsi avec tous les défunts, à mesure qu’ils décédaient, et on les déposait tous, les uns à côté des autres, à plusieurs pieds au dessus du sol.

Tous les dix ans venait la fête des morts. Les habitants d’un même village descendaient alors ces bières, et enveloppaient les ossements de leurs proches dans des pelleteries précieuses.

Puis le pays entier était solennellement convoqué sur un même point.

Chacun emportait des présents destinés aux parents décédés. C’était ordinairement des colliers, des haches et des chaudières en cuivre.

On creusait une grande fosse commune que l’on tapissait de peaux de castor, et les ossements y étaient déposés, en grande pompe, avec les présents offerts. Après avoir placé au-dessus des nattes et des écorces, on les recouvrait de terre, et l’on dressait une clôture de pieux tout autour de ce vaste tombeau pour le mettre à l’abri des profanateurs.[1]

À deux arpents du cimetière aérien et particulier d’Agnier s’étendait un rocher couvert d’arbustes touffus. Par suite de quelque commotion terrestre, la base du rocher s’était fendue et avait, en se séparant, formé une caverne sans issue qui s’étendait à une trentaine de pieds de profondeur. Brusquement séparées à leur base, dans une largeur de quinze pieds, les parois de la grotte étaient retombées l’une sur l’autre, à la partie supérieure, de manière à former un angle dont la pointe faisait le toit de la caverne.

À cause du voisinage immédiat du champ des morts, les habitants d’Agnier ne pénétraient jamais dans cette grotte dont l’entrée se cachait d’ailleurs au regard sous un massif de broussailles.

À l’heure où Mornac, attaché au poteau du supplice, semblait près de dire à la vie un éternel adieu, si, bravant la crainte instinctive que vous eût inspiré la proximité du cimetière dont les muets habitants dormaient immobiles sur leurs sarcophages aériens rendus encore plus fantastiques par l’obscurité de la nuit, vous eussiez bravement écarté les broussailles qui formaient l’entrée de la grotte, vous auriez pu voir, au fond de la caverne, à la lueur pâle d’un tout petit feu, un homme assis par terre, les coudes sur les genoux et la tête perdue dans les deux mains.

Qui veillait donc ainsi, seul, en cet endroit solitaire, à une heure aussi avancée ?

Était-ce le spectre de quelque Iroquois décédé qui venait réchauffer ses pauvres os glacés par la mort et la bise d’hiver ?

Ou bien encore l’âme frissonneuse d’un malheureux Huron tué dans les environs d’Agnier, et jeté dans la caverne, et revenant à cette heure des fantômes se plaindre du destin cruel qui l’avait fait périr loin des rives aimées du lac Huron ?

Car elle gémissait cette ombre assise auprès du feu discret, et vous auriez vu ses épaules se soulever fréquemment par des sanglots étouffés.

On sait qu’après la mort, notre âme ne doit plus ranimer le corps que lorsque la trompette des archanges aura sonné là-haut la résurrection de toutes les races humaines disparues. Or, en l’examinant bien, vous auriez remarqué que ce corps faisait ombre sur la paroi de la caverne, car il s’interposait entre le feu et le mur de la grotte.

Ce ne pouvait donc être un spectre ; car évidemment il n’eût pu arrêter la lumière, tout comme le corps opaque et lourd qu’il nous faut traîner si misérablement ici-bas.

Son costume vous eut ensuite indiqué que c’était un blanc et non quelque sauvage habitant des bois.

Cet homme était français et jeune. En l’écoutant bien, vous l’auriez entendu murmurer :

— Qu’il me tarde de savoir ce qu’elle est devenue ?… Ces barbares l’ont-ils respectée ? Est-elle morte ou vit-elle encore dans un état pire cent fois que la mort ?… Horrible incertitude, quand donc cesseras-tu de déchirer mon cœur ?…

Ces paroles, lectrice timorée, qui frissonnez de peur au seul nom de fantôme, vous doivent rassurer tout à fait. Elles vous disent clairement que le personnage mystérieux de la grotte est un jeune amoureux qui soupire après l’objet de ses vœux absent. Rien de moins surnaturel, et c’est, je pense, un titre à ce que vous vous rapprochiez de lui avec toute la sympathie qu’il mérite.

D’ailleurs, madame, l’air est froid au dehors, et franchement, pas plus que vous je n’aime à voir cette longue et funèbre rangée de morts se découper sinistrement sur le ciel blafard, du haut de ces échafauds dont les longs pieds grêles se dressent eux-mêmes au-dessus du sol comme autant de spectres menaçants.

Nous entrons donc.

Votre pied, si léger qu’il soit, belle dame, vient de froisser une branchette. Ce bruit presque imperceptible éveille l’attention du jeune homme qui n’est pas — veuillez bien lui pardonner cette faiblesse, — tellement absorbé dans ses tristes pensées, qu’il puisse oublier le dangereux voisinage de l’endroit où il se trouve.

Son visage inquiet se tourne de notre côté. Mais il n’aurait garde de nous voir. Comme il craint une surprise, il se saisit de son mousquet et accourt à l’entrée de la grotte.

Nous nous effaçons pour le laisser passer. Il se penche en dehors et scrute du regard les abords de la caverne.

Il se convainc bientôt qu’il est en sûreté, puisqu’il retourne prendre sa place et sa position d’amoureux en peine.

N’importe, nous avons eu le temps d’apercevoir ses traits, et c’est à peine si nous avons pu retenir un cri de surprise en reconnaissant notre jeune ami Louis Jolliet.

On se rappelle la profonde affliction du jeune homme lors de l’enlèvement de Mlle de Richecourt, à la Pointe-à-Lacaille, par Griffe-d’Ours et sa bande. Il aurait voulu courir immédiatement sus aux ravisseurs. Mais la prudence de Joncas et les larmes de sa mère l’avaient forcé de dévorer dans l’inaction les désespoirs qui déchiraient son cœur.

Le coup était trop soudain et trop fort pour le pauvre garçon qui était aussitôt tombé dans un état de marasme effrayant.

À la vue de la grande douleur du jeune homme, Joncas, plus ému qu’il ne le voulait faire paraître, lui dit :

« — Écoutez, monsieur Louis, soyez raisonnable. C’est impossible aujourd’hui de poursuivre les Iroquois. Nous serions forcés de laisser votre mère et ma femme seules ici et sans protection, exposées aux violences d’autres faillis chiens d’Iroquois.

« Dans une journée ou deux nous aurons fini la moisson. Nous en chargerons notre chaloupe et le grand bateau que j’ai bâti, l’hiver dernier, tout exprès pour emporter notre grain à Québec.

« Tandis que vous remonterez le fleuve avec ces embarcations, le Renard-Noir et moi explorerons, au moyen du canot d’écorce, la grève et les îles où nous trouverons probablement quelques traces du passage des Iroquois. Pendant ce temps vous resterez au milieu du fleuve avec madame et ma femme afin de les protéger en cas d’attaque.

« Une fois arrivés à la ville nous les y laisserons en sûreté pour aller ensuite avec vous sauver mademoiselle et les autres. Il en sera temps encore, car les Sauvages vont certainement emmener avec eux, dans leur pays, mademoiselle Jeanne, monsieur de Mornac et ce baron de Vilarme dont la figure, entre nous, ne me plaît pas beaucoup. Il n’y a que ce pauvre Jean Couture dont j’ai grand-peur qu’ils ne se défassent immédiatement, vu qu’ils n’ont pas d’intérêt à le garder vivant comme Mlle Jeanne et les deux messieurs, que leur position rend précieux comme otages. Vous savez comme moi qu’il arrive assez rarement que les Sauvages tuent tout de suite les personnes de distinction qu’ils ont pu prendre en vie et capables de les suivre. Ils préfèrent les garder dans leurs villages pour les échanger contre les prisonniers que nous leur faisons aussi quelquefois. »

— Mais mademoiselle de Richecourt ?

— Soyez tranquille à son égard. Tant qu’il restera un souffle de vie à ce jeune gentilhomme qui est son cousin, elle n’aura rien à craindre. Il m’a l’air assez déterminé pour tenir tous ces bandits à distance.

Jolliet secoua tristement la tête en montrant combien il était peu convaincu par ce raisonnement spécieux dont le bon Joncas s’efforçait de le consoler.

Il fallait pourtant bien se rendre ; et la main tremblante de sa mère, qui vint s’appuyer sur son épaule fit taire les élans de la passion que Jolliet sentait bondir en lui.

— Tu l’aimes bien plus que moi ! lui dit Mme Guillot dont les yeux pleins de larmes se fixèrent sur les traits décomposés de son fils.

Celui-ci ne put répondre, et, pour cacher ses larmes se jeta dans les bras de sa mère.

Deux jours plus tard, deux embarcations, les voiles déployées, sortaient de la rivière à Lacaille. Jolliet conduisait le bateau. La chaloupe était dirigée par la femme de Joncas et Mme Guillot.

Quant à Joncas et au Renard-Noir, ils venaient de s’enfoncer dans le bois, à l’endroit où les Iroquois et les captifs avaient disparu, deux jours auparavant.

Les deux embarcations doublaient la Pointe-à-Lacaille, lorsqu’un cri partit du rivage et attira l’attention de Louis Jolliet.

Il aperçut ses deux amis qui lui faisaient signe de les aller chercher sur la rive.

Les ancres furent jetées au fond de l’eau, et Jolliet se rendit à terre sur le canot d’écorce du Renard-Noir.

— C’est ici qu’ils se sont embarqués, lui dit Joncas. Voyez-vous leurs pistes dans le sable. Ils sont partis trop à la hâte pour les effacer.

Jolliet se baissa vers le sol et reconnut, entre toutes les autres, l’empreinte légère du petit pied de Jeanne.

Il s’agenouilla sur la grève et embrassa cette trace en la mouillant de ses larmes.

— Pardonnez-moi, dit-il ensuite à Joncas en se relevant, mais c’est tout ce qui me reste d’elle !

— À votre âge j’en aurais fait autant.

— Lorsque Fleur-d’Étoile courait, jeune fille, sur les bords du grand lac, le Renard-Noir baisait la tige des fleurs qu’elle avait courbées sur son passage ; et le chef indien n’en rougissait point de honte, repartit le Huron qui jeta un regard plein de bonté sur Louis Jolliet.

Les trois hommes s’embarquèrent dans le canot et gagnèrent les deux embarcations ancrées à quelques arpents de la rive. Puis ils continuèrent leur course, Jolliet guidant les deux embarcations à voiles, tandis que le Renard-Noir et Joncas rasaient avec la pirogue tantôt la rive sud, tantôt le bord des îles qui dorment au fil de l’eau en remontant jusqu’à la capitale.

Ce fut ainsi qu’ils trouvèrent sur l’île Madame les restes à demi consumés du pauvre Jean Couture qu’ils emportèrent avec eux pour les déposer en terre sainte.

Les pistes laissées sur le sable de la petite anse où les Iroquois s’étaient rembarqués montraient clairement qu’ils avaient continué de remonter le fleuve. Toutes étaient tournées vers le haut de la rivière.

— Vous voyez que je ne m’étais pas trompé, dit Joncas à Jolliet. Ils n’ont sacrifié que ce pauvre Jean Couture et sont repartis pour leur pays avec les autres. Ayez bon espoir, monsieur Louis. Nous les rejoindrons avant longtemps.

Nos voyageurs arrivèrent à la ville au milieu de la nuit suivante.

L’émoi fut grand dans la capitale quand on connut le triste événement ; et M. de Mésy qui apprit la détermination de Jolliet et de ses deux compagnons à se rendre au pays des Iroquois, les fit mander tous trois en son château Saint-Louis, et leur offrit quelques soldats pour les accompagner.

Joncas refusa en disant :

— Vous ne sauriez, monseigneur, nous donner une troupe assez considérable pour aller attaquer ouvertement les Iroquois dans leurs villages. Les quelques hommes que vous nous offrez nous nuiraient plutôt que de nous aider. C’est de la ruse seule, ou à peu près, dont nous allons nous servir pour délivrer nos gens. À ce compte-là, le chef huron, M. Jolliet et moi réussirons mieux tout seuls. Notre petit nombre nous permettra de nous tenir cachés dans les environs des bourgades iroquoises et attirera moins l’attention. Nous vous remercions donc, monseigneur, de votre bonne offre à laquelle nous sommes pourtant fort sensibles.

Au besoin, Joncas, qui avait fait tous les métiers, savait assez bien tourner une phrase.

Le moment du départ arrivé, Mme Guillot se pendit au cou de son fils en pleurant.

— Mère chérie, lui dit Jolliet pour l’apaiser, croyez bien que j’en suis désolé non moins que vous, mais il le faut pourtant. Ne l’aimerais-je pas que ce serait encore un devoir pour moi d’aller sauver de l’ignominie celle que vous avez recueillie sous votre toit, et à laquelle vous avez servi de mère pendant plusieurs années. Je suis un homme maintenant, et je dois secourir mes semblables au péril de ma vie.

— Oui, dit Mme Guillot en souriant au milieu de ses pleurs, tu es en effet devenu un homme ; je ne m’en aperçois que trop, hélas ! au changement de ton affection filiale en un autre sentiment dont je ne me puis empêcher d’être jalouse.

— Que voulez-vous, ma mère ? Outre que je ne saurais me défendre de suivre les lois de la nature, je ne fais qu’obéir à celles de Dieu lui-même. N’a-t-il pas dit quelque part : « L’homme quittera son père et sa mère pour suivre…… »

— Sa compagne. Oui, mon fils. Mais elle ne l’est pas.

— Elle le sera peut-être un jour.

— Si elle ne t’aimait pas et méprisait tes avances.

— Ô mère ! ne dites point cela. Je me tuerais !

— Louis !

— Pardon ! mère, oh ! mille fois pardon ! Mais bénissez-moi, plutôt que de me pousser à proférer des paroles aussi condamnables et priez Dieu de me ramener bientôt dans vos bras avec celle que j’aime et que vous aurez peut-être avant longtemps une double raison d’appeler votre fille.

Mme Guillot étendit ses mains tremblantes sur le front de son fils et lui dit :

— Tu es un noble cœur et, après tout je n’en suis que plus fière de te voir ainsi. Va, que Dieu t’accompagne et protège ton retour.

Jolliet la serra une dernière fois dans ses bras et s’élança au dehors où Joncas et le Renard-Noir l’attendaient.

Je ne m’arrêterai pas à raconter tous les incidents qui signalèrent leur voyage.

Grâce à l’habileté de l’ancien coureur des bois et du chef huron, il leur fut bientôt facile de retracer la marche du parti de Griffe-d’Ours. Ils campèrent aux mêmes endroits où les Iroquois s’étaient arrêtés et purent constater, par diverses observations dues à leur perspicacité, que leurs amis étaient vivants.

À chacune de ces précieuses découvertes le cœur de ce pauvre Jolliet bondissait de joie, et sa pensée réjouie courait d’avance au devant de celle qui, sans le savoir, avait emporté la meilleure partie de cette âme ardente de jeune homme.

Un accident imprévu vint pourtant le replonger bientôt dans un affreux découragement.

En faisant le portage nécessité par les rapides auxquels on donna plus tard le nom de M. de Chambly, Jolliet qui était chargé ainsi que ses deux compagnons, perdit pied sur une roche humide et tomba en se donnant une forte entorse. Quand il voulut se relever, la douleur le fit chanceler de nouveau, et, malgré les efforts les plus héroïques, il lui fut impossible de marcher plus loin.

— Je vous en supplie, mes amis, dit-il alors à ses compagnons, laissez-moi seul ici, et allez les sauver ! Vous me reprendrez en revenant.

— Oui, tout de suite, répliqua Joncas. Pour que vous soyez pris et massacré par les Iroquois ou mangé par les bêtes sauvages. C’est un malheur que ce retard, mais enfin nous ne pouvons vous écouter. Nous allons vous soigner et quand vous serez en état de nous suivre nous continuerons nos recherches. En attendant éloignons-nous de ce sentier et cherchons un abri quelque part.

Je laisse au lecteur le soin de compter les larmes que Jolliet dut répandre et les soupirs qu’il poussa pendant les trois semaines qu’il lui fallut rester dans l’inaction la plus complète.

Enfin, grâce aux compresses d’herbes et de plantes sauvages, et encore plus, je crois, au soin que prit Joncas de ne point laisser le jeune homme tenter de faire un seul pas avant le temps voulu, les trois compagnons se remirent en marche au bout de vingt-deux jours.

Pour ne point fatiguer Louis Jolliet et aussi de crainte de tomber inopinément sur quelque parti d’Iroquois à mesure qu’ils approchaient du pays de ces derniers, les trois amis n’avancèrent plus dès lors que très lentement. Ils mirent près de deux semaines à franchir le court espace qui les séparait de la grande bourgade d’Agnier près de laquelle ils rôdèrent durant plusieurs journées avant de s’assurer que les captifs y étaient détenus.

Une fois certains que c’était sur ce point que devaient se concentrer leurs opérations, le Renard-Noir conduisit Joncas et Jolliet dans la caverne où nous avons retrouvé le pauvre amoureux.

Le chef huron connaissait cette grotte dans laquelle il avait trouvé un refuge assuré à chacune de ces sanglantes expéditions qu’il avait faites tous les ans dans les cantons iroquois, depuis la mort de Fleur-d’Étoile.

Ce fut là qu’ils développèrent leur plan et s’en partagèrent les moyens d’exécution.

Le matin du soir où nous avons quitté Mornac encore une fois miraculeusement sauvé de la mort, pour retrouver Jolliet, Joncas était parti afin d’aller faire quelques achats indispensables au fort d’Orange qui n’était distant que de quelques lieues du grand village d’Agnier.

Quant au chef huron, il devait en ce moment rôder non loin du village, puisqu’il y avait plus de deux heures qu’il avait quitté la caverne quand nous y avons pénétré.

Jolliet était donc là, seul avec ses pensées, seul avec ses craintes, seul avec son amour ignoré.

Il songeait, d’abord aux dangers sans nombre que Jeanne devait courir ; à la sauvage violence de Griffe-d’Ours ; aux desseins pervers qu’il avait cru deviner depuis longtemps sous le masque de Vilarme.

Avait-elle pu éviter leurs pièges… ?

Puis il pensait à Mornac et son cœur se crispait à la seule idée qu’elle aimait déjà le chevalier.

Et lui-même pourrait-elle l’aimer jamais ?

Oh ! non, sans doute. En supposant qu’elle eût quelque inclination pour lui, pourraient-ils échapper aux Iroquois et regagner Québec au milieu des périls de toutes sortes, et des rigueurs de l’hiver qui allait commencer ?

En face de ces problèmes insolubles le découragement le reprenait avec plus de vigueur que jamais.

Tant qu’il avait été loin de Jeanne et qu’il ne s’était agi que de travailler à la sauver, son courage ne s’était pas démenti. Mais maintenant qu’il la savait vivante (car la veille encore, comme il était caché non loin du village, il l’avait aperçue à distance) maintenant que le moment de l’action était venu et qu’il allait falloir agir, les forces lui manquaient.

Était-ce donc lâcheté de sa part ou simplement faiblesse physique ou morale ?

Non. C’est qu’il lui manquait la foi des amants, qui est la certitude d’être aimé et qui, comme sa sœur en religion, peut transporter des montagnes. Et plus l’instant suprême approchait, et moins il avait la certitude de voir jamais son affection payée de retour.

Au moment où nous l’avons retrouvé, il en était arrivé à cette période d’abattement où à force de raisonnements absurdes avec soi-même, on en vient à se croire encore plus malheureux qu’on ne l’est en réalité.

Pour nous servir d’une expression toute moderne et empruntée au langage des rapins des ateliers parisiens : il broyait du noir.

Il descendait donc rapidement au fond des abîmes du désespoir, lorsqu’un grand bruit souterrain le tira de la torpeur où il était plongé.

Il releva la tête et prêta l’oreille à cette rumeur immense qui semblait venir des entrailles du globe.

Bientôt le sol se prit à trembler sous ses pieds, tandis que le rocher dans lequel était creusé la grotte gémissait en craquant de toutes parts.

Il comprit aussitôt que c’était un tremblement de terre.

Son premier mouvement, celui de l’instinct de la conservation poussa Jolliet à s’élancer hors de la grotte.

Mais un éclair de raisonnement brilla dans son œil et fut suivi d’un sourire amer qui plissa sa lèvre pâle.

— Bah ! à quoi bon fuir la mort ! se dit-il. Si elle veut de moi, elle saura me trouver tout aussi bien au dehors que dans les flancs de ce rocher !

Il se rassit au milieu du vacarme épouvantable de la montagne en démence.

Au-dessus de sa tête, les rochers secoués rudement se heurtaient l’un contre l’autre et claquaient comme les dents d’un homme empoigné par la frayeur.

Autour de lui, de toutes parts, retentissait l’effroyable grondement des larges pans de roc qui se frottaient l’un sur l’autre et mugissaient comme les meules énormes de quelque moulin de géants.

Ce fracas qui semblait répondre au trouble de son cœur, enivra Jolliet. Le front haut, l’œil hardi et la bouche fière, il restait impassible, lui, être impuissant et faible, au centre de ces gigantesques bouleversements.

Un craquement plus sec et rapproché attira pourtant son attention et son œil se leva dans la direction de ce bruit plus distinct.

L’une des parois qui formait, en rejoignant l’autre, la voûte de la caverne, venait de se fendre en deux et un gros quartier de granit s’en détachait bruyamment et s’affaissait vers le sol, à mi-chemin entre Jolliet et la sortie de la grotte.

— Si j’allais rester enseveli vivant au fond de la caverne ! pensa-t-il. Mort affreuse et inutile pour celle que j’aime !

Il bondit sous le rocher qui glissait, et se retourna à l’entrée de la grotte en regardant derrière lui.

L’énorme pierre s’arrêta dans sa chute et resta suspendue à quatre pieds au-dessus du sol, formant une arche sous laquelle on pouvait encore passer pour aller au fond de la caverne.

Au-dessus, la voûte s’était refermée et si les dernières commotions du sol n’en avaient encore détaché de petits fragments de pierre et des poignées de terre qui ruisselaient jusqu’à ses pieds, Jolliet aurait pu croire qu’il venait d’avoir un terrible cauchemar.

Le tremblement de la terre diminuait, et le fracas s’éloignait aussi.

Ce ne fut bientôt plus qu’un bruissement lointain comme celui du vent qui s’enfuit sur la cime des arbres. Et, plus rien que le silence, mais un silence d’autant plus étrange que le bruit qui l’avait précédé avait été colossal.

Jolliet mit la tête hors de la caverne.

Un calme indicible pesait sur la nature entière qui après cet immense effort paraissait fatiguée, épuisée, évanouie, morte comme ces morts qui dormaient tout auprès sur leurs sarcophages aériens.

Longtemps Jolliet, énervé lui-même demeura immobile en promenant des regards vagues sur la plaine sombre.

À quoi pensait-il ? Nous ne saurions le dire et lui-même l’ignorait sans doute.

Il y avait plus d’une heure qu’il était là, pensif, sans pensées distinctes, lorsqu’il fit un mouvement machinal pour saisir son mousquet.

Il venait d’entendre un bruit.

Sa main ne rencontra que le vide. L’arme était restée au fond de la caverne.

Il n’avait pas le temps de se glisser sous la pierre nouvellement suspendue pour aller chercher son mousquet, et il tira de sa ceinture un long et pesant pistolet ainsi qu’une mèche allumée, tout prêt à faire feu.

Une forme noire se mouvait à quelque distance et se rapprochait de la grotte.

L’inconnu siffla deux fois comme un serpent qui se dresse.

Jolliet baissa son arme.

L’autre le rejoignit. C’était le Renard-Noir.


  1. Voir Bressany.