Typographie de L’Opinion Publique (p. 21-26).

CHAPITRE IV.

portraits et caractères.

On se convaincra que l’élite de la société de Québec était, ce soir-là, réunie chez M. Ruette d’Auteuil, pour peu que l’on veuille bien prêter l’oreille aux noms des invités qu’un domestique annonce à mesure qu’ils arrivent.

Mais je dois mentionner d’abord le nom de la maîtresse de la maison, Mme d’Auteuil, née Claire-Françoise de Clément. C’était une personne de trente-six à quarante ans, de taille moyenne et d’un air fort distingué. Elle accueillait ses hôtes avec cette aisance et cette urbanité que peut seule donner la naissance.

En premier lieu, parmi les invités, venaient Louis-Théandre Chartier de Lotbinière, lieutenant-général de la prévôté de Québec, sa femme Marie-Élizabeth d’Amours, et leur fils aîné, alors âgé de vingt-deux ans, René-Louis Chartier, qui devait être plus tard conseiller du roi et lieutenant civil et criminel. Puis, c’était M. le Vieux de Hauteville, lieutenant-général de la sénéchaussée, marié en 1654 à Marie Renardin de la Blanchetière, à laquelle il donnait en ce moment le bras. Apparaissaient ensuite les sieurs Le Gardeur de Tilly et Le Gardeur de Repentigny, le commis-général Charles Aubert, sieur de La Chenaye, M. Blaise de Tracolle, médecin, qui devait mourir l’année suivante, et bien d’autres dont j’oublie les noms : en tout une vingtaine de personnes de naissance et d’éducation qui composaient la majeure partie de l’aristocratie de Québec. Car il ne faut pas oublier que notre ville ne comptait alors que huit cents habitants, que l’immigration avait été bien lente jusqu’à cette époque, et que les autres personnages de naissance et de fortune qui firent ensuite marque dans la colonie ne devaient arriver, pour la plupart, que l’année suivante avec le beau régiment de Carignan.

De toutes les femmes qui composaient cette réunion, la plus jeune, la plus belle et la plus admirée était sans contredit Mlle Jeanne de Richecourt, celle-là même que Mornac avait préservée de la brutalité de l’Iroquois Griffe-d’Ours.

Elle portait à ravir une délicieuse toilette. Une robe de soie rose emprisonnait sa taille svelte, mais riche, dans un corsage à longue pointe ; la jupe, ample et retroussée sur le devant par un nœud de ruban de satin, retombait en arrière sur une seconde jupe plus étroite, en soie verte et moirée, garnie de fines dentelles. Comme les manches de la robe se portaient alors très courtes, celles de la chemise, terminées par des poignets de valenciennes, laissaient voir un avant-bras nu, blanc, ferme, modelé comme celui de la belle Madeleine au Désert du Corrège, et terminé par la plus aristocratique main du monde.

Lorsque votre œil, fasciné déjà, remontait jusqu’à l’encolure du corsage que la mode nouvelle voulait décolleté, le regard s’y arrêtait ébloui par le moelleux des contours et la pureté du tissu des resplendissantes épaules et de la naissance d’une gorge dont le peu qu’on en apercevait eût mérité d’être immortalisé par le pinceau d’un Titien.

À quelques-uns de mes lecteurs cette description semblera bien mondaine. Dieu m’est témoin pourtant que je n’en peux mais et que je reste dans les strictes bornes de la vérité historique.

Les dames canadiennes d’alors, nos vénérées aïeules, dont je veux ressusciter en mes œuvres la beauté, la jeunesse et les vertus héroïques, aimaient assez se décolleter, puisqu’il appert que Mgr de Laval dut leur défendre, par un mandement spécial, de venir à l’église les épaules et les bras nus. Ah ! ce n’est point la peine de jeter les hauts cris, mesdames ; car, malgré cela, nos chastes grand’mères valaient, pour le moins, autant que celles d’entre vous qui plissent la lèvre en me lisant, et dont le menton essaye en vain de se cacher sous leur collet haut monté.

Jusqu’ici ma plume a pu trouver des mots sans doute bien impuissants à donner une idée de la beauté gracieuse de Mlle Richecourt ; mais maintenant que mes yeux en sont arrivés à contempler sa figure, je me demande avec effroi s’il ne me faut pas renoncer à la peindre. Eh ! comment peindre avec des mots sans couleur ? C’est ici que l’écrivain se sent inférieur au peintre. Si tous les deux ont pour modèle un idéal qu’ils n’atteignent jamais, l’artiste, du moins, peut donner à sa toile une apparence de vie, des tons chauds, des traits distincts qui offrent aux yeux une image déterminée de sa pensée, de sa conception, de son rêve. Tandis que l’écrivain… Lisez plutôt les cent mille et un portraits d’héroïnes de tous les romans qui ont jamais été écrits, et citez-m’en dix, trois, un seul, qui donne au lecteur une idée nette de la femme que l’auteur a voulu représenter. Au contraire, le moindre croquis, fait par le plus petit des crayonneurs, n’imprime-t-il pas pour longtemps en votre mémoire les traits, l’ensemble d’un portrait sur lequel vous prenez la peine d’arrêter vos yeux durant quelques secondes ?

Puisque les plus belles phrases descriptives produisent un si pauvre effet, je ne me vais servir que des mots les plus simples pour décrire l’adorable figure qui est bien là, devant moi, me souriant dans le silence de la nuit, et que j’entrevois avec extase dans le nimbe radieux de la vive lumière de ma lampe. Alors on ne sera point tenté de rire de mes vains efforts, et l’on pourra même croire que, jaloux d’exposer aux yeux de tous cette vierge de ma pensée, j’en ai précieusement enfoui les traits divins en mon âme, pour les remettre un jour à Dieu, l’éternel dispensateur des belles inspirations.

D’abondants cheveux noirs, artistement frisés, après s’être joués, sur le sommet du front et sur les tempes, en arabesques capricieuses où l’art se montrait pourtant, jaillissaient en cascades et s’en allaient ruisseler sur ses épaules.

Encadré par ces boucles luxuriantes et soyeuses, le galbe ovale de son visage au teint digne de la plus fraîche blonde, ressortait ainsi que la blanche figurine des camées antiques éclate sur le fond bruni qui la fait si bien valoir. Sous le front un peu plus haut que ne le veut le statuaire classique, mais blanc et poli comme un marbre et laissant rayonner l’intelligence de la pensée, scintillaient des yeux d’un brun doré, dont l’éclair jaillissait, entre leurs grands cils soyeux, comme un vif rayon de soleil répercuté par l’eau limpide d’une source ombragée de longs roseaux doucement bercés par la brise. L’arc des sourcils s’accusait à peine ; on eût dit la trace légère du coup de pinceau d’une fée artiste. Le nez, au pur profil grec, laissait entrevoir de fines narines roses comme l’émail intérieur de ces beaux coquillages des mers du Midi. Quant à la bouche, fraîche telle qu’une fleur sous la rosée du matin et savoureuse comme la chair d’une pêche, lorsqu’elle s’entrouvrait pour sourire et laissait miroiter le brillant reflet de dents petites, régulières et plus blanches que le collier de perles qui s’enroulait, plus bas, autour du beau cou de la jeune fille, on aurait cru voir les lèvres vermeilles de l’un de ces chérubins qui sourient à la Vierge de Murillo, en l’emportant à Dieu sur leur phalange radieuse.

Si vous ajoutez aux détails de ses traits enchanteurs une expression de suprême dignité, avec le grand air de reine que lui donnait sa belle taille, vous aurez comme une idée, comme un rêve des exquises perfections physiques de Mlle Jeanne de Richecourt.

Pour ce qui est de ses qualités morales, la suite du récit fera voir que son âme était digne d’habiter un si beau corps. Car jamais le Créateur n’aurait pu se décider à gâter une aussi riche organisation en la dotant d’un esprit médiocre dans la pensée comme dans les actions généreuses.

Mademoiselle de Richecourt était orpheline, et bien courte était son histoire, du moins ce qu’on en savait dans le pays.

Quatre années auparavant (elle n’avait que seize ans alors) Jeanne était débarquée d’un vaisseau qui arrivait de France, avec un vieillard à l’air morose et souffrant. C’était son père. Durant les quelques mois qui suivirent son arrivée le vieillard vécut fort retiré avec sa fille, ne voyant à peu près personne, excepté toutefois M. Claude Petiot des Corbières, chirurgien, qui le visitait tous les jours. Par l’indiscrétion d’une servante on sut bientôt que M. de Richecourt souffrait de blessures graves. Étaient-elles récentes, ou les fatigues de la traversée, qui avait été fort longue, les avaient-elles rouvertes ? Voilà ce qu’on ignorait pourtant. Toujours est-il que, six mois après son arrivée dans le pays, le vieillard s’éteignit entre les bras de sa fille et entouré des soins de M. des Corbières. Avant de mourir, il pria le chirurgien de placer Jeanne dans une bonne famille de Québec, en évitant toutefois de la confier à des personnes dont le rang trop élevé attirerait sur elle l’attention des étrangers que leur noblesse ou leurs dignités mettaient immédiatement en rapport avec l’aristocratie de Québec. Quel était le but du mourant en agissant ainsi, c’est ce que nous saurons probablement plus tard.

M. des Corbières, qui était garçon et n’aurait pu prendre chez lui Mlle de Richecourt, la confia à Mme Guillot, née d’Abancour, veuve de M. Jean Jolliet et remariée, depuis 1651, à M. Godfroy Guillot, qui venait de mourir et de la laisser libre une seconde fois, à l’époque où l’on va voir se nouer ce drame (1664) ; puisque nous constatons que l’infatigable veuve devait convoler en troisième noces, le 6 novembre 1665, avec M. Martin Prevost. M. des Corbières connaissait bien Mme Guillot, vu que l’on remarque, dans un acte notarié, que le chirurgien était présent au contrat de mariage de François Fortin et de Marie Jolliet, fille du premier lit de Mme Guillot.[1]

Mlle de Richecourt avait déjà reçu une éducation supérieure dans l’un des meilleurs couvents de France. Cependant elle voulut entrer au pensionnat des Ursulines. La mort de son père l’avait tellement abattue, découragée, qu’elle eut d’abord l’idée de s’y faire religieuse. Mais le temps qui use tout, même la douleur, la vue des austérités et de la vie monotone du cloître, lui révélèrent bientôt ses vraies inclinations. Elle se sentait attirée vers une existence plus brillante. Le peu qu’elle avait entrevu du monde avant de quitter la France lui rappelait maintenant qu’elle était née pour en goûter les plaisirs ou du moins pour prendre part à ses agitations. Comme elle était douée d’une âme ardente, d’une imagination romanesque et de ce chevaleresque esprit qu’elle tenait des comtes de Richecourt, ses aïeux, dont les hauts faits remontaient par-delà les croisades, c’était évidemment un horizon moins borné que les murs d’un couvent qui devait contenir cet ardent caractère. À part cela, en fille noble et de grande lignée, Jeanne aimait passionnément la toilette, goût encore très opposé au vœu de pauvreté monastique. Qu’on veuille bien ne lui pas reprocher ce penchant ; elle avait été élevée dans le luxe, et son père, qui avait dû jouir d’une grande fortune en France, avait laissé d’assez bons revenus à sa fille pour lui permettre de vivre, au Canada, selon sa naissance et sa fantaisie. Aussi, chaque année, faisait-elle venir ses toilettes de France. Étant jeune et belle, n’était-il pas dans l’ordre qu’elle eût le goût du beau.

On conçoit qu’avec de pareilles dispositions Mlle de Richecourt ne pouvait pas rester longtemps au couvent des Ursulines. Elle en sortit au bout d’une année, comme elle allait avoir dix-huit ans.

Sur les entrefaites, M. des Corbières étant retourné en France, Jeanne qui ne pouvait l’y suivre, pour des raisons que nous connaîtrons avant longtemps, se trouva presque seule et sans conseil. Car à l’affection qu’elle portait à sa fille adoptive, Mme Guillot, chez laquelle vivait Jeanne, joignait un sentiment de délicate déférence pour cette jeune personne d’une position plus élevée que la sienne, et cela d’autant plus que la demoiselle de Richecourt payait royalement à la bonne dame et sa pension et ses soins attentifs. Jeanne étant donc livrée presque à elle-même, accepta avec empressement les invitations que sa beauté, sa jeunesse et sa fortune lui valurent aussitôt des meilleures familles de Québec. En quelques mois ce fut elle qui donna le ton à la petite société de la capitale. On se rangea volontiers sous la loi de la belle enfant, qui semblait née pour régner sur les esprits et les cœurs.

Elle n’avait pourtant pas été sans se rappeler les recommandations que son pauvre père lui avait faites, sur le lit de mort, de vivre retirée le plus possible et d’éviter la rencontre des personnes de qualité qui viendraient de France. Mais l’insouciance de la jeunesse, la passion que Jeanne avait de briller, lui avaient bientôt fait, sinon mépriser, du moins négliger les sages conseils de M. de Richecourt.

Hélas ! elle devait avant longtemps regretter son imprudence. À peine y avait-il un an qu’elle faisait ainsi l’ornement de la société de Québec, lorsqu’un certain M. de Vilarme se mit à lui faire la cour. Cet homme arrivait de France et se faisait passer pour un voyageur curieux d’étudier les mœurs des tribus indigènes et la nature du Canada.

Mlle de Richecourt ne prêta pas grande attention aux soins empressés du nouveau venu, et le traita avec d’autant plus d’indifférence qu’il était âgé de quarante ans et laid plus que de raison. Cinq coups de plume suffiront pour le peindre. Pierre de Vilarme était petit, gros, rouge de figure, de barbe et de cheveux. Sa bouche était épaisse et son nez camus. Ses yeux d’un gris sale louchaient affreusement sous un front bas et ridé. Rien de franc ni d’ouvert dans ce vilain visage, qui ne trahissait au contraire que fourberie et méchanceté. Ce n’était pas, on le voit, un homme à produire quelque impression favorable sur la belle Jeanne de Richecourt.

Tant qu’il sut se tenir sur la réserve et ne lui point parler directement d’amour, Jeanne, qui avait bon cœur, supporta les assiduités de M. de Vilarme. Mais un jour qu’elle était seule dans son appartement, chez Mme Guillot, et qu’il osa demander la main de la jeune fille, celle-ci ne sut plus se contenir et le pria de porter ailleurs ses attentions.

Comme le sieur de Vilarme insistait trop, elle lui dit qu’il l’ennuyait et qu’avec un peu d’esprit, il aurait dû s’apercevoir depuis longtemps qu’elle ne voudrait jamais être sa femme.

Jeanne avait cru déconcerter son disgracieux admirateur. Au contraire, celui-ci, qui s’était jusque-là composé un maintien souriant et soumis, lui avait soudain saisi le poignet, s’était brusquement rapproché d’elle. Puis il lui avait parlé pendant cinq minutes à voix basse, en serrant à le broyer ce frêle poignet de jeune fille, et s’en était allé sans attendre de réponse.

Mme Guillot était entrée sur ces entrefaites, et avait trouvé Mlle de Richecourt hors d’elle-même et la figure baignée de larmes.

Ce que cet homme lui avait dit était donc bien terrible !

À partir de ce jour, M. de Vilarme ne se montra plus chez Mme Guillot ; mais Jeanne ne pouvait faire un pas au dehors sans rencontrer sur son chemin ce vilain homme. Était-elle invitée quelque part, elle était sûre de l’y trouver aussi. Bien qu’il ne s’approcha presque plus de Mlle de Richecourt, il l’observait d’un œil tellement tyrannique, qu’elle osait à peine accepter les plus simples hommages des quelques gentilshommes de la colonie, qui va sans dire, s’empressaient autour d’elle. Bien plus, dès que M. de Vilarme apparaissait dans une réunion où se trouvait Jeanne, celle-ci changeait de couleur et se montrait si troublée, si contrainte, qu’on ne fut pas longtemps à le remarquer.

Il y avait une année que durait ce manège, pendant laquelle Mlle de Richecourt refusa deux fort bons partis, et l’on chuchotait partout sur les singulières relations qui pouvaient exister entre le sieur de Vilarme et Mlle de Richecourt, lorsqu’elle fit son entrée chez M. Ruette d’Auteuil, accompagnée du chevalier Raoul de Mornac. C’était le soir du 18 septembre 1664.

À peine le chevalier était-il revenu de la surprise où la brusque déclaration de parenté de Mlle de Richecourt l’avait jeté, et allait-il entrer dans la salle où la société se trouvait réunie, que Jeanne se pencha vers Mornac et lui dit rapidement à l’oreille :

— Je suis la fille de feu le comte Jean Richecourt. Tâchez, mon cousin, de vous trouver seul un moment auprès de moi durant la soirée. Il faut absolument que je vous parle. Il y va de mon bonheur, de ma vie peut-être. Un grand danger me menace, et je compte, pour le conjurer, sur vous, que l’ange gardien de notre famille a sans doute envoyé vers moi.

Comme ils arrivaient à la porte de la salle, Mlle de Richecourt laissa le bras de Mornac et entra, suivie de ce dernier, qui se disait :

— Sandedious ! il paraît que les aventures ne me manqueront pas en ce pays.

Fidèle à son poste, le sieur de Vilarme était déjà rendu chez M. d’Auteuil. Mlle de Richecourt s’approcha de la maîtresse de la maison, et lui dit, après l’avoir saluée fort amicalement :

— Permettez-moi, Madame, de vous présenter mon cousin, M. du Portail, chevalier de Mornac, arrivé de France aujourd’hui même.

En prononçant les mots mon cousin, Mlle de Richecourt lança un regard de défi à Pierre de Vilarme, qui pâlit et se mordit les lèvres.

Il paraissait connaître le chevalier et semblait moins que charmé de cette rencontre imprévue.

— Je suis ravie de vous voir chez moi, monsieur le chevalier, répondit Mme d’Auteuil avec un sourire des plus gracieux, vu qu’elle avait une fille, mademoiselle Charlotte-Anne, bientôt en âge d’être mariée. Mon mari m’a fort avantageusement parlé de vous ce soir. Ne vous êtes-vous pas rencontrés au château ?

— Oui, Madame, répliqua Mornac, et nous avons même failli nous rompre le col ensemble.

— Mais savez-vous que vous avez été bien près de vous tuer ?

— C’est décidément aujourd’hui la journée des aventures, dit Mlle de Richecourt, que Mme d’Auteuil venait de faire asseoir auprès d’elle.

— Est-ce à dire, ma chère, que vous auriez aussi eu la vôtre ? demanda la femme du procureur-général.

— Je le crois bien ! Interrogez plutôt M. de Mornac. Mais, non, sa modestie l’empêcherait de vous raconter l’affaire dans les détails qui lui font le plus d’honneur. Aussi bien vais-je vous la relater moi-même.

On fit cercle autour de la brillante jeune fille. Pendant qu’elle exposait d’une façon charmante et enjouée le danger qu’elle venait de courir, Mornac regardait à droite et à gauche pour se donner une contenance, quand ses yeux tombèrent sur M. de Vilarme. Ce dernier qui, depuis une minute, le fixait du regard en fronçant ses épais sourcils roux, baissa tout aussitôt les yeux.

— Mordious ! pensa Mornac, Vilarme ici ! Ah ! bandit, gare à toi ! Nous nous reverrons ailleurs et bientôt !

— Si tu te veux immiscer dans mes affaires, se disait au même instant Pierre de Vilarme, je trouverai moyen, tout Gascon que tu es, de te forcer à me céder le pas.

La narration de Mlle de Richecourt ayant concentré l’attention sur Mornac, on se mit à accabler le chevalier de questions sur la France et sur la cour du jeune roi.

Mornac s’exprimait avec une grande facilité. Comme il ne l’ignorait pas, du reste, il accepta avec empressement l’occasion qui lui était offerte de faire de belles phrases et de poser un peu.

Aux hommes il parla du surintendant Fouquet, qui, arrêté depuis trois ans, devait enfin subir, dans l’automne de cette année 1664, son procès définitif pour déprédation des deniers publics. Il dit combien le roi était irrité contre ce malheureux administrateur, dont l’amabilité, le grand esprit et la libéralité avaient séduit tant de personnes, entre autres, Saint-Evremont, le philosophe, Gourville, Pélisson, Mme de Sévigné, Mlle de Scudéri et le fabuliste La Fontaine, tous gens dont la courageuse amitié lui devait sauver la vie.

Aux dames, plus désireuses d’entendre parler des faits et gestes de la cour, Mornac s’étendit avec complaisance sur les détails des divertissements donnés par le roi pour plaire à sa jeune maîtresse, Mlle de La Vallière. Après avoir fait mention du carrousel de 1662, il décrivit assez minutieusement la grande fête de Versailles. Elle avait eu lieu au commencement de l’été même. Il énuméra cette cour brillante, composée de six cents personnes défrayées avec leur suite aux dépens du roi, la magnificence des costumes du monarque et de ses courtisans, les courses, les joutes, la cavalcade suivie d’un char doré de dix-huit pieds de haut, de quinze de large, de vingt-quatre de long, et représentant le char du soleil ; puis l’illumination où quatre mille gros flambeaux éclairaient l’endroit où se donnaient ces jeux, quand la nuit venait, car la fête avait duré sept jours ; et le festin servi par deux cents personnages représentant les saisons, les faunes, les sylvains, les dryades avec des pasteurs, des vendangeurs et des moissonneurs ; enfin les divertissements du théâtre où Molière avait fait jouer la comédie de la Princesse d’Élide, la farce du Mariage forcé, et surtout les trois premiers actes du Tartufe, chef-d’œuvre que le roi avait voulu entendre avant même qu’il ne fût achevé.

Le Gascon eut soin de dire qu’il avait assisté, pris part à ce passe-temps royal. Il trouva même moyen d’avouer, modestement, qu’il y avait fait assez bonne figure. Mais il négligea d’ajouter qu’il s’y était à peu près ruiné en frais de costumes pour une certaine baronne, très belle du reste, qui se trouvait alors à Paris et qui devait assister de loin à ces jeux où c’était une très grande faveur que d’être invité ; la susdite baronne lui ayant en sus dérobé trois mille écus avec lesquels elle s’en était allée, sans aucun adieu. Ce qui avait déterminé notre cadet à venir se refaire au pays d’Amérique.

Il venait de finir qu’on l’interrogeait encore, tant ces détails charmaient la société tout éblouie par le mirage de ces splendeurs éloignées, quand un domestique vint dire que le jeune M. Jolliet demandait à voir Mlle de Richecourt un instant.

— Mais, faites entrer M. Jolliet, dit Mme d’Auteuil.

Mlle de Richecourt la remercia d’un regard.

Un instant après apparut un grand garçon de dix-huit ans, à la figure ouverte, intelligente et distinguée, mais aux manières un peu timides et embarrassées, comme celles de tout collégien : Louis Jolliet venait de terminer ses études au collège des Jésuites. Le pauvre jeune homme, tout intimidé par tant de regards fixés sur lui, s’avança en rougissant vers la maîtresse de la maison et la salua pourtant avec distinction ; car, malgré tout, il avait dans les veines du sang de gentilhomme, et par son grand-père maternel, les d’Abancour revivaient en lui.

Il se tourna, en rougissant plus encore, vers Jeanne de Richecourt.

— Ma mère, dit-il, a été bien inquiète à votre sujet, mademoiselle, en apprenant le danger que vous venez de courir. Et j’ai bien regretté avec elle que vous ayez refusé l’offre que je vous avais faite de vous accompagner.

— Je suis très sensible à votre sollicitude, répondit la jeune fille ; mais ce danger n’existant plus, vous devez vous rassurer, et pour moi, je ne puis maintenant que me réjouir d’une circonstance qui m’a fait reconnaître plus tôt l’un des membres de ma famille, M. de Mornac. — Permettez-moi, mon cousin, de vous présenter monsieur Jolliet, le fils aîné de ma bonne mère adoptive.

Par cette délicate attention, Mlle de Richecourt tirait d’embarras le jeune homme, qui ne se sentant plus ébloui par tous ces regards de femmes, se mit à causer à l’aise avec Mornac. Quelques minutes après, ils parlaient et riaient tous deux comme de vieux amis ; car leurs natures franches et sympathiques s’étaient aussitôt comprises.

Mme d’Auteuil quitta sa place un instant pour donner des ordres. Mornac, qui épiait l’occasion, vint s’asseoir auprès de Mlle de Richecourt. Le jeune Jolliet laissé seul se rapprocha de M. de Vilarme, qui, le dos appuyé contre le mur près de la causeuse où Jeanne était assise, semblait perdu dans une profonde rêverie. Tandis que Louis Jolliet engageait la conversation avec M. de Vilarme, Mlle de Richecourt disait rapidement à voix basse à Mornac :

— Je ne me suis pas trompée, n’est-ce pas, monsieur le chevalier, vous êtes bien ce parent dont mon pauvre père m’a si souvent parlé ?

— Certainement, mademoiselle ; j’ai l’honneur d’être votre cousin au second degré, par M. du Portail, dont votre père a porté autrefois le nom avant que Sa Majesté Louis XIII l’eût fait comte de Richecourt. Si nous ne nous sommes pas connus en France, vous et moi, c’est que j’ai été assez longtemps à l’armée, et que les deux fois que j’ai rencontré feu M. le comte à son château, la dernière dans de bien tristes circonstances, vous étiez au couvent.

— C’est bien cela ! murmura Jeanne d’un air rayonnant. Merci à Dieu de m’avoir envoyé celui-là même sur lequel je me puis appuyer en toute confiance ! Pardonnez-moi, mon cousin, de ne vous parler que par périphrases ; il m’est impossible d’être plus explicite à présent. D’abord nous n’en avons pas le temps, et puis celui de qui j’ai tout à craindre doit m’observer en ce moment.

— Qui donc, ma cousine ?

M. de Vilarme. Méfiez-vous de lui ; c’est un monstre que cet homme.

— Oh ! je le connais, et peut-être mieux que vous encore, ma cousine ! Feu M. votre père vous a-t-il jamais parlé de ce Vilarme ?

— Non.

— N’importe ; sans savoir ce qui vous porte à le haïr, je comprends moi, pauvre enfant ! la répulsion naturelle, l’horreur même que vous devez éprouver à sa vue.

— Comment ! expliquez…

— Non ! pas maintenant, ce serait trop horrible et trop long à vous raconter ici.

— Mon Dieu, que voulez-vous donc dire !… Je tremble… Mais vous avez raison, il pourrait vous entendre, il est à côté de nous… Demain… n’est-ce pas ? Ah ! l’heureuse idée ! Écoutez, mon cousin ! Demain, Mme Jolliet, ma mère adoptive, se rend avec son fils et ses serviteurs, pour veiller à ses moissons, sur sa terre de la Pointe-à-Lacaille. Je l’ai décidée, comme les années précédentes, à m’emmener avec elle. Venez me reconduire ce soir à ma demeure, et je vous ferai demander par le jeune Jolliet de nous accompagner en ce voyage. Notre parenté vous y autorise, et par le temps qui court, où les Sauvages sont toujours aux aguets, une bonne escorte est plus que nécessaire. À la Pointe-à-Lacaille, nous pourrons nous voir seule à seul. Vous me direz tout ! Et vous m’aiderez à échapper aux obsessions de cet homme odieux ! Mais, chut ! voici Mme d’Auteuil qui revient.

En ce moment, Mlle de Richecourt aperçut du coin de l’œil quelqu’un qui se penchait derrière elle pour reprendre son mouchoir qu’il avait laissé tomber. C’était Vilarme qui, après s’être redressé, passa son bras sous celui du jeune Jolliet, s’éloigna de quelques pas et lui dit : — Mlle de Richecourt m’a tantôt appris le voyage que vous faites demain à la Pointe-à-Lacaille. (Vilarme, n’ayant pas parlé de la soirée à Mlle de Richecourt, mentait effrontément). Comme les Iroquois rôdent sans cesse aux environs, je crois que plus votre escorte sera nombreuse plus sûr en sera votre voyage. Si vous les voulez bien accepter, je vous offre mes services, tout faibles qu’ils soient, et je serai fort heureux de vous accompagner. Outre que je pourrai vous être utile, j’aurai l’occasion de continuer mes observations sur votre beau pays, et d’aller chasser dans les îles situées en face de la Pointe-à-Lacaille. On dit qu’elles sont bien giboyeuses ?

Surpris par cette demande à brûle-pourpoint, le jeune Jolliet accepta les offres de M. de Vilarme. Mais après deux minutes de réflexion il s’en repentit. Bien que Mlle de Richecourt ne lui eût jamais rien dit contre M. de Vilarme, il n’était pas sans s’être aperçu de l’antipathie qu’elle ressentait pour cet étranger, qu’il détestait lui-même sans trop savoir pourquoi, ou peut-être pour un motif que nous découvrirons bientôt et que le jeune homme ne se voulait point avouer.

La soirée s’écoula sans autres incidents dignes de remarque. L’heure du départ arrivée, M. de Vilarme vint demander à Mlle de Richecourt la faveur de l’accompagner chez elle. Mais celle-ci refusa gracieusement en disant que MM. Jolliet et de Mornac s’étaient offerts avant lui et qu’elle avait accepté leurs services.

Vilarme se mordit les lèvres et se perdit aussitôt dans le groupe des invités qui sortaient.

Pendant que Mornac allait chercher son chapeau, qu’il avait laissé dans l’antichambre, Jeanne dit rapidement quelques mots à l’oreille de Louis Jolliet, qui répondit par un mouvement affirmatif.

En regagnant le logis de sa mère, Jolliet pria Mornac d’accompagner sa famille à la Pointe-à-Lacaille.

Mornac le remercia avec effusion, et il fut convenu que le chevalier rencontrerait ses nouveaux amis le lendemain matin sur les neuf heures, à la basse-ville, près du Magasin.

Le gentilhomme laissa Mlle de Richecourt à la porte de la demeure de Mme Guillot, après avoir baisé la main de sa cousine et souhaité le bonsoir à Louis Jolliet, et s’en revint à l’hôtellerie du Baril d’Or, en longeant le mur d’enceinte du château Saint-Louis.

La nuit était noire et quelques rares étoiles se montraient seulement au ciel. Les rues de la petite ville étaient sombres et désertes, et Mornac n’entendait d’autre bruit que celui de ses pas et que les notes étranges et plaintives d’une jeune Huronne qui endormait son nouveau-né. Ce chant doux, triste et lent, venait du fort des Hurons que le chevalier longeait en ce moment, et sortait d’un ouigouam à peine éclairé par les lueurs mourantes d’un feu qui allait s’éteindre.

Mornac s’engagea dans l’ancienne rue Notre-Dame. Comme il arrivait au coin de la ruelle du Trésor, un homme, le feutre rabattu sur les sourcils, et le bas du visage masqué par le pan d’un manteau, se jeta sur lui l’épée au poing.

Le chevalier, qui avait cru entendre un bruissement précéder l’attaque, se jeta de côté et dégaina. De sorte que la lame de l’inconnu rencontra celle du Gascon, qui s’écria, entre deux parades :

— Eh ! sandious ! à qui en voulons-nous, l’ami ? Est-ce à ma bourse ? Je l’ai malheureusement oubliée en mon logis ; encore ne vaut-elle pas la peine qu’un chrétien risque de se faire taillader des boutonnières dans la peau, pour les quelques louis que je possède encore. Ah, çà ! monsieur le coupe-jarret, c’est donc à ma vie que vous en voulez ! Eh bien ! vous allez voir que j’y tiens furieusement. Attendez !

Mornac se fendit à fond avec la promptitude d’un ressort qui se détend. Mais la pointe de son arme ne rencontra que le vide. L’inconnu, qui avait probablement compté assassiner le gentilhomme avant que celui-ci fût sur ses gardes, avait rompu brusquement, et se sauvait à toutes jambes sur la grand-place en longeant le portail de la grande église.

Mornac se lança à sa poursuite, mais le spadassin disparut presque aussitôt près de la clôture qui entourait le clos Couillard et passait derrière la cathédrale en gagnant l’Hôtel-Dieu. Le chevalier qui ne connaissait pas bien l’endroit, ne poussa pas plus avant ses recherches et remonta vers l’auberge du Baril-d’Or en grommelant :

— Il faisait trop noir pour le bien reconnaître, mais que je sois écorché vif si ce n’est pas ce vilain Vilarme ! Ah ! monsieur de l’œil louche, il vous faudra désormais plus d’adresse dans le regard et le poignet si vous voulez me retrancher du nombre des vivants. Nous nous reverrons avant longtemps ! Et alors……

Un quart d’heure après, Mornac murmurait dans son lit :

— C’est égal, cap-de-dious ! ma première journée passée à Québec est assez bien remplie : dégringolade du haut en bas de la terrasse ! trois aventures assez drôles avec le prince Griffe-d’Ours, reconnaissance inspirée d’une belle cousine, petit guet-apens ce soir, voilà de quoi empêcher un bon gentilhomme de trouver le temps long ! Puisque la Fortune se charge de me donner d’aussi fréquentes distractions, espérons qu’elle voudra bien aussi diriger le cours du Pactole dans ma bourse. Car, Dieu me damne s’il me reste plus de vingt louis en tout bien ! On ne va pas loin avec ça, mordious !

Ces dernières réflexions du Gascon se confondirent avec son premier ronflement.


  1. Dictionnaire généalogique de M. Tanguay, au mot Petiot (Claude).