Typographie de L’Opinion Publique (p. 13-17).

CHAPITRE II.

harangues et pirouettes.

La résidence des gouverneurs français, appelée Château-du-Fort ou Saint-Louis, s’élevait sur les fondations mêmes qui soutiennent encore aujourd’hui la terrasse Durham. Commencé par Champlain, le château avait été peu à peu agrandi, amélioré, fortifié par M. de Montmagny et ses successeurs. Dominant la basse-ville et perché sur le bord de la falaise, à cent quatre-vingts pieds au-dessus du fleuve, le donjon formait un grand corps de logis de deux étages, ayant cent vingt pieds de longueur, aux deux pavillons qui composaient des avant et arrière-corps.

Sur la façade du bâtiment régnait une longue terrasse, qui surplombait le cap et communiquait de plein pied avec le rez-de-chaussée.

Un grand mur d’enceinte, flanqué de deux bastions, mais sans aucun fossé, défendait le château du côté de la ville.

À cette époque, le gouverneur-général était M. de Mésy, vieux militaire et ancien major de la citadelle de Caen. Son prédécesseur, M. d’Avaugour, ayant été rappelé en France par suite des démêlés qu’il avait eus avec Mgr de Laval, au sujet de la traite de l’eau-de-vie, l’évêque de Québec avait demandé à la cour de choisir lui-même le futur gouverneur ; ce qui lui avait été accordé. Le prélat avait désigné M. de Mésy, l’un de ses anciens amis. Mais il se repentit bientôt de son choix. Car à peine le nouveau gouverneur fut-il arrivé à Québec, que la guerre éclata entre l’évêque et lui. L’élection du syndic des habitants mit le feu de la discorde au sein du Conseil Souverain. La plus grande partie du Conseil était opposée au principe électif et repoussa trois fois l’élection du syndic. Pour faire triompher ses idées, certainement plus libérales alors que celles de la majorité dirigée par l’évêque, le gouverneur suspendit plusieurs membres de leurs fonctions, et força le procureur-général Bourdon, ainsi que le conseiller Villeraye, à s’embarquer pour l’Europe.

Quoiqu’on ne puisse approuver l’opportunité de ces mesures, il résulte de tous ces tiraillements et des scènes violentes qui s’ensuivirent entre le gouverneur et l’évêque, que si M. de Mésy se montra trop ardent, trop emporté, trop irréfléchi dans ses procédés, Mgr de Laval, de son côté, ne mit peut-être pas assez de soin à se concilier l’esprit altier de son ex-ami par quelques concessions habiles. D’ailleurs les querelles que le même prélat eut plus tard avec M. de Frontenac, prouvent que monsieur l’évêque, ainsi qu’on disait alors, était très entier dans ses opinions, et que le sang royal qui coulait dans ses veines s’échauffait fort facilement dès qu’on faisait mine de froisser, tant soit peu, les idées éminemment autocratiques qu’il tenait de son auguste cousin Louis XIV.

Mornac s’était fait annoncer et venait d’être introduit auprès du gouverneur, qui avait ordonné de le faire entrer immédiatement en apprenant que le gentilhomme était porteur de dépêches de la cour.

Après l’avoir salué cordialement et avoir reçu des mains du chevalier le pli scellé des armes royales, M. de Mésy pria son hôte de s’asseoir.

D’une main dont il s’efforçait en vain de dissimuler l’agitation, M. de Mésy rompit le cachet du message de Colbert, et se mit à parcourir la lettre d’un regard fiévreux.

Mornac le regardait. Soudain il le vit pâlir, tandis que ses doigts crispés froissaient la dépêche.

Colbert, au nom du roi, reprochait vertement à M. de Mésy ses violences envers l’évêque et le conseil, et lui annonçait que M. le marquis de Tracy, MM. de Courcelles et Talon, étaient chargés de faire son procès dès leur arrivée à Québec.

Une larme d’indignation glissa sur la joue ridée du vieux soldat. Un éclair enflamma ses yeux. Il fut près d’éclater. Mais il se maîtrisa presque aussitôt en se rappelant qu’il n’était pas seul. Puis, après avoir avalé un sanglot prêt à lui échapper, il poursuivit la lecture de la dépêche. On lui annonçait le prochain départ du régiment de Carignan pour le Canada, tout en lui enjoignant de ne faire aucune concession aux Iroquois, vu que les secours de troupes qu’on allait envoyer à la Nouvelle-France, mettraient bientôt les colons en état de dompter la fierté des Cinq Cantons.

Enfin Colbert recommandait le chevalier de Mornac à M. de Mésy.

Celui-ci, qui avait eu le temps de se remettre un peu, dit au gentilhomme :

— Soyez certain, monsieur le chevalier, que je ferai tout en mon pouvoir pour vous être utile. Malheureusement, je ne vois guère la possibilité de vous obliger immédiatement. Revenez dans peu de jours et nous verrons à vous donner quelque chose à faire, soit pour le service du roi, soit dans la traite des pelleteries pour votre propre compte.

Mornac s’inclina et remercia le gouverneur.

— Maintenant, reprit ce dernier, il me faut donner audience à une députation d’Iroquois, dont je n’augure rien de bien satisfaisant. Souhaiteriez-vous d’assister à cette assemblée, Monsieur de Mornac ?

— Je vous serais infiniment obligé de m’y autoriser.

— Veuillez alors venir avec moi.

Le gouverneur, suivi de Mornac, se dirigea vers la grande salle du château.

La plupart des notables de Québec s’y trouvaient déjà réunis, lorsque MM. de Mésy et Mornac y entrèrent.

C’était d’abord le supérieur des Jésuites (l’évêque avait refusé de s’y rendre), les conseillers, l’épée au côté comme leur charge leur en donnait le droit, puis le procureur-général Denis-Joseph Ruette, sieur d’Auteuil, MM. Le Vieux de Hauteville, lieutenant général de la sénéchaussée, Louis Péronne de Mazé, capitaine de la garnison du fort de Québec et conseiller, Aubert de la Chenaye, commis général, Charles Le Gardeur de Tilly, J.-Bte. Le Gardeur de Repentigny, Claude Petiot des Corbières, chirurgien, Blaise de Tracolle, médecin, et bien d’autres dont les noms m’échappent.[1]

Comme la députation iroquoise ne s’était pas encore fait annoncer, M. de Mésy présenta le chevalier de Mornac à l’élite de la société québecquoise, réunie au château. On fit le plus bienveillant accueil au jeune homme, que M. Ruette d’Auteuil invita même à aller passer la soirée chez lui, en compagnie de quelques amis qu’il devait réunir.

Mornac accepta avec joie, se montra sensible à tous ces bons procédés, et commençait à répondre au grand nombre de questions qu’on lui posait sur l’état de la France lors de son départ, quand la porte s’ouvrit pour donner passage aux députés iroquois.

Le silence se fit dans la grande salle ; le chef de la députation s’avança vers M. de Mésy, aux côtés duquel s’étaient rangées les personnes que nous avons mentionnées plus haut.

C’était un fameux capitaine agnier que ce chef, et redoutable autant par sa bravoure que par son épouvantable cruauté. Des Français, qui avaient été prisonniers dans le grand village agnier, avaient surnommé ce farouche guerrier, Néron. Il avait autrefois immolé quatre-vingts hommes aux mânes d’un de ses frères, tué en guerre, en les faisant tous brûler à petit feu, puis en avait massacré soixante autres de sa propre main. Pour perpétuer le souvenir de cette horrible hécatombe, il en avait fait « tatouer les marques sur sa cuisse qui, pour ce sujet, paraissait toute couverte de caractères noirs ».[2]

Le nom qu’il avait reçu de sa famille était Griffe-d’Ours. Mais celui qui lui plaisait le plus et qu’il s’était donné lui-même était la Main-Sanglante.

Bien qu’elle dépassât la moyenne, sa taille n’était pas très élevée ; mais larges étaient ses épaules, et tout du long de ses bras l’on voyait s’entrecroiser des réseaux de muscles puissants. Sur un cou épais reposait une grosse tête, au front et au menton fuyants. Les yeux petits et bruns, brillaient à fleur de l’orbite, tandis que le nez écrasé semblait se confondre avec la bouche, saillante et carrée comme le museau d’une bête fauve. En un mot, c’était une vraie tête d’ours plantée sur un corps d’homme, à la charpente lourde et aux appétits féroces comme l’animal auquel il ressemblait.

Malgré le tatouage qui couvrait sa figure, et ses cheveux rasés sur la plus grande partie du crâne, l’Iroquois paraissait avoir quarante ans.

Le hasard avait voulu que le chef agnier appartînt à la tribu de l’Ours. Aussi Griffe-d’Ours portait-il bien son nom. Quant à celui de Main-Sanglante, on sait déjà s’il était usurpé.

Le gouverneur s’assit dans un fauteuil, et sa suite à ses côtés ; les députés iroquois s’assirent sur une natte, aux pieds de M. de Mésy, pour marquer plus de respect à Ononthio.

Tout le milieu de la place était vide, afin que l’orateur iroquois pût faire ses évolutions sans embarras. L’éloquence des Sauvages exigeait beaucoup de mouvement, et s’exprimait autant par des gestes très animés, même des bonds, que par la parole.

L’un des Iroquois, porteur d’un long calumet tout bourré de pétun, l’alluma et le présenta au chef. Celui-ci le prit, fuma gravement quelques bouffées, et passa la pipe au gouverneur, qui dut en faire autant. Lorsque le calumet de paix eut circulé par toutes les bouches françaises, il revint aux Iroquois, qui achevèrent de consumer le tabac qu’il contenait.

Durant ce temps, Mornac s’essuyait la bouche à la dérobée.

— Mordiou ! grommelait-il, c’est un cérémonial assez malpropre que celui-là !

Les Iroquois avaient apporté vingt colliers de grains de porcelaine, [3] qui représentaient les différentes propositions à faire. Toutes avaient rapport à la paix dont la conclusion faisait l’objet de cette ambassade. Chaque collier avait une signification particulière. L’un aplanissait les chemins, l’autre rendait les rivières calmes, un troisième enterrait les haches de guerre, d’autres signifiaient qu’on se visiterait désormais sans crainte et sans défiance, les festins qu’on se donnerait mutuellement, l’alliance entre toutes les nations, et le reste.

Griffe-d’Ours s’expliquait passablement en français. Il l’avait appris des nombreux captifs que les Agniers emmenaient dans leur bourgade.

Il se leva lorsque la pipe fut éteinte, et prit un collier, qu’il présenta au gouverneur en lui disant :

« Ononthio, prête l’oreille à ma voix ; tous les Iroquois parlent par ma bouche. Aucun mauvais sentiment ne se cache en mon cœur, et mes intentions sont droites comme la flèche d’un guerrier. Nous savions bien des chansons de guerre (nos mères nous en ont bercés) ; mais nous les avons toutes oubliées, et nous ne connaissons plus que des chants de paix et d’allégresse. »

Il s’arrêta et se mit à chanter. Ses collègues, s’étant aussi levés debout, marquaient la mesure avec leur hé ! qu’ils tiraient du fond de leur poitrine, se promenaient à grands pas et gesticulaient d’une étrange manière.

Mornac ouvrait des yeux grands comme des piastres d’Espagne, et retenait à grand’peine un fou rire qui lui chatouillait la gorge.

Au bout de quelques instants, le chant cessa ; les Iroquois se rassirent, à l’exception de Griffe-d’Ours, qui continua sa harangue en ces termes :

« Voyant la sincérité de ses enfants, Ononthio leur fera sans doute l’honneur de vouloir travailler à la paix dans leurs cabanes. Ce n’est pas que nous soyons forcés de la demander. Oh ! non. Nos guerriers sont venus plus souvent jeter leurs cris de guerre aux portes de vos bourgades que nous n’avons vu les soldats blancs du haut des palissades de nos villages.

« Celui qui a fait le monde m’a donné la terre que j’occupe ; j’y suis libre ; nul n’a le droit de m’y commander ; mais personne ne doit trouver mauvais que je mette tout en usage pour empêcher que la terre ne soit continuellement troublée. Nous sommes las d’un massacre d’hommes qui devraient vivre en frères. Nos bras se refusent à frapper davantage, et nos haches de guerre glissent de nos mains engourdies, et retombent sans force sur le bord du sentier. Sans nous baisser pour les ramasser, nous venons trouver notre père Ononthio ; et, moi, qui parle au nom de tous, je me lève, je lui tends ce collier et lui dis : accepte-le, mon père, et nos haches se couvriront de terre, et les enfants ne sachant plus où les retrouver, les laisseront se rouiller dans l’inaction pour toujours. »

Il prit successivement dix-sept autres colliers, et se donna beaucoup de mouvement pour en expliquer la destination. Tantôt il se baissait comme pour arracher une pierre ou un tronc d’arbre du milieu d’un sentier, afin de signifier que le chemin allait être aplani par la paix ; tantôt il feignait de ramer longtemps, ce qui voulait dire que les rivières couleraient désormais paisibles depuis Agnier jusqu’à Québec, sans qu’aucune embûche n’en en troublât le parcours.

Rien qu’à le voir se démener ainsi, Mornac suait à grosses gouttes.

– Drôle d’éloquence, sandis ! pensait-il.

Enfin Griffe-d’Ours s’empara du dernier collier et dit sur un ton plus triste :

« Tandis que je venais trouver mon père, il me semblait entendre des voix plaintives qui s’élevaient de terre. D’abord, je crus m’être trompé ; je ne voyais que l’herbe qui poussait verte et serrée sur les bords du sentier dans lequel mon pied marchait librement. Les mêmes lamentations déchirant toujours mon oreille, je m’arrête encore. Je me penche vers la terre et j’entends plus distinctement ces voix. Elles s’écriaient : « Mon fils, mon frère, mon cousin chéri, ne reconnais-tu donc pas la voix de tes parents couchés sur le sentier de guerre par les balles des blancs ? Oh ! oui, n’est-ce pas ? car tu t’en vas nous venger ? » Non, chers parents, répondis-je, en contenant les transports de ma douleur. Vous n’avez été déjà que trop vengés. Si Ononthio penchait aussi son oreille vers le gazon qui verdoie aux alentours de ses villages, les cris de ses enfants que nous avons immolés feraient aussi saigner son cœur, et la guerre n’aurait plus de fin. Aussi m’en vais-je le trouver et lui dire : « Mon père, si ceux qui sont déjà morts se plaignent tant, que sera-ce donc, si nos combats durent encore de longues années ? Les sanglots des trépassés deviendront si bruyants que notre sommeil même en sera troublé, et leurs sollicitations de vengeance si pressantes que la guerre ne finira que par l’extinction de l’une ou de l’autre race. »

« Me voici, et je jette cette pierre (il montrait le dernier collier,) sur la sépulture de ceux qui sont morts pendant la guerre, afin que personne ne s’avise d’aller remuer leurs os, et qu’on ne songe plus à les venger. » [4]

Cette fière harangue indique à quel point en était arrivée la morgue iroquoise par suite du succès des armes des Cinq Cantons.

Aussi, malgré les ouvertures de paix présentées par la députation, M. de Mésy, qui savait combien de fois les Français avaient été trompés par de semblables propositions, se leva, après avoir consulté ceux qui l’entouraient, et répondit :

« Je suis touché de la démarche de mes fils, et je la veux bien croire sincère ; mais comment se fait-il que vous prétendiez parler au nom des Cinq Cantons tandis que je ne vois ici que des envoyés d’Agnier, de Goyogouin et de Tsonnontouan ? Si les cinq grandes tribus iroquoises demandent la paix, pourquoi n’y en a-t-il que trois qui m’aient envoyé des ambassadeurs ? »

Griffe-d’Ours ne répondit pas, le gouverneur reprit :

« Le grand chef des Agniers a bien eu raison de dire que les Iroquois n’ont malheureusement que trop massacré de Français ; et si vous voulez apaiser les mânes de vos parents, nous ne saurions calmer celles de nos frères que vous assassinez traîtreusement chaque jour. Les lamentations de mes fils trépassés ont traversé l’Océan. Le grand Ononthio, mon maître, les a entendues par-delà l’immense lac salé. Il vient de m’écrire qu’il enverra bientôt à ses enfants du Canada une troupe de guerriers assez nombreuse pour aller raser vos bourgades, massacrer tous vos combattants et amener captives à Québec les femmes des Cinq Cantons pour nous aider à cultiver nos champs.

« Je ne saurais donc rien conclure maintenant. Lorsque nos troupes seront arrivées, si vous voulez vraiment la paix, revenez alors, accompagnés des députés des Cinq Cantons, en ayant soin d’amener avec vous des otages pour la garantie des négociations, et des présents pour apaiser les parents de ceux qui sont tombés sous vos coups. Alors le grand Ononthio décidera. »

— « Tes enfants, repartit Griffe-d’Ours, n’étaient pas assez nombreux, et trop étroit était leur canot pour t’apporter des présents. Mais voici trois de mes frères d’Agnier, de Goyogouin et de Tsonnontouan qui veulent bien rester avec toi comme otages. »

« Ils sont les bienvenus, répliqua le gouverneur, et je les traiterai comme s’ils étaient mes fils, pendant toute la durée de leur séjour près de moi.

« Maintenant, que le chef et les guerriers qui l’accompagnent veuillent bien passer avec moi sur la terrasse du château, afin qu’on dresse ici la table d’un repas que je leur offre au nom d’Ononthio ! »

M. de Mésy tenait à bien traiter les députés.

Puis, s’adressant aux gens de sa suite :

— Vous voudrez bien, Messieurs, vous joindre à nous.

Un valet ouvrit les deux battants de la porte qui donnait sur la terrasse, et M. de Mésy s’effaça pour laisser défiler ses hôtes. Le dernier d’entre eux, il y en avait au moins trente, venait à peine de mettre le pied sur la galerie, lorsqu’un craquement prolongé se fit entendre sous leurs pas.

Instinctivement chacun veut se précipiter vers la porte. Mais ce brusque mouvement achève de briser les poutres vermoulues de la terrasse, qui, trop vieille et trop faible pour supporter autant de monde, s’effondre avec fracas sur le flanc de la falaise.

Un grand cri d’effroi retentit, et tous, militaires, conseillers et Sauvages, tombent, roulent pêle-mêle avec les tronçons de la terrasse, qui s’écroule sur le roc à vingt pieds de hauteur.

Seul, le gouverneur, qui allait suivre ses hôtes, est resté dans l’embrasure de la porte, un pied dans le vide. Pâle, il se jette promptement en arrière, et regarde avec stupeur cet amas d’hommes et de débris qui grouillent à ses pieds.

Heureusement qu’à cette époque le flanc de la falaise était encore garni de quelques arbres et d’arbustes, qui arrêtèrent la chute de la galerie ; car si le roc eût été dénudé comme aujourd’hui, ils eussent été précipités à plus de cent quatre-vingts pieds.

Tous ceux qui étaient tombés s’accrochaient aux branches et aux racines pour s’empêcher de glisser sur la pente rapide du rocher. Au-dessus des clameurs générales retentissaient les sonores jurons de Mornac. Précipité d’en haut l’un des premiers, le Gascon avait reçu tout le choc et le poids du corps de Griffe-d’Ours, qui lui était tombé à califourchon sur les épaules.

— Mordious ! s’écriait-il en se démenant comme un diable, allez-vous bien descendre de sur mon dos ! Eh ! là, sandis ! Monsieur le Sauvage, vous n’êtes pas une plume, savez-vous ! Cap-de-dious ! vous m’éreintez !…

Un soubresaut désarçonna son cavalier, qui, surpris de la brusque dégringolade de la galerie et saisi d’un soupçon de trahison, tira tout aussitôt de sa gaine le couteau à scalper qu’il portait à la ceinture, et fit mine de se jeter sur le chevalier.

— Tout beau ! Monsieur l’Iroquois ! s’écria Mornac en dégainant aussi, parce que nous avons failli nous rompre le col ensemble, faudra-t-il maintenant nous couper la gorge ?

Un éclair de réflexion démontra à Griffe-d’Ours que la chute de la galerie, qui avait indistinctement entraîné avec elle Sauvages et blancs, ne provenait que d’un simple accident, et il rengaina son couteau.

Mornac grommelait tout en se retenant aux branches d’un sapin rabougri :

— Par la corbleu ! le guignon me poursuit jusqu’ici ! Je croyais pourtant bien qu’il m’avait lâché à Brest, où j’ai perdu, sur une carte, la veille de mon départ, les dernières mille pistoles, ou à peu près, qui me restaient de tout l’héritage de mes vénérables aïeux !

Il fut interrompu dans ses réflexions mélancoliques par un nouveau cri d’effroi.

Penchés sur la cime du roc, les acteurs de cette scène tragi-comique regardaient en bas.

Mornac se pencha comme les autres.

Il vit trois des Sauvages de l’ambassade qui glissaient sur la pente de la falaise avec une rapidité vertigineuse. Les malheureux avaient cependant gardé tout leur sang-froid, car ils descendaient sans rouler, et restaient assis en se retenant à chaque branche, à toute racine, à la moindre aspérité de rocher, qui faisaient saillie sous leurs mains.

En trois secondes, ils touchèrent la base du roc et se relevèrent sains et saufs.

Mais le merveilleux ne devait pas en rester là. Car bien loin de s’arrêter et de se tâter pour constater s’ils sont intacts dans tous leurs membres, les trois Iroquois bondissent aussitôt sur leurs pieds, courent avec d’énormes enjambées dans la rue Champlain, et se glissent entre les maisons, encore clairsemées à cette époque, pour apparaître bientôt après sur la grève du Cul-de-Sac.

Là, couchés sur le flanc, dormaient les légers canots d’écorce des ambassadeurs iroquois.

En prendre un sur leurs épaules et le porter, toujours au pas de course, jusqu’à l’eau du fleuve, est pour eux l’affaire d’un moment. Les trois Sauvages, se retournant vers la ville, jettent alors trois cris de défi, qui montent en hurlements prolongés vers le château. Puis ils sautent dans la pirogue, saisissent les avirons, et, d’une main prompte et sûre font bondir en avant le canot, qui fend l’onde avec la rapidité de la flèche et disparaît en un instant derrière l’angle abrupt du Cap-aux-Diamants.

Ceux qui s’enfuyaient ainsi avec tant de précipitation, étaient les trois otages que Griffe-d’Ours avait dit devoir rester avec M. de Mésy.

Un quart d’heure après, les autres acteurs de ce drame, qui avait failli tourner à la tragédie, s’époussetaient dans la salle du château en riant de leur mésaventure. À part quelques contusions reçues, personne n’était sérieusement blessé.[5]


  1. Pour constater la précision de ces détails qu’on feuillette le « Dictionnaire Généalogique » de M. Tanguay. Ce précieux ouvrage m’a été d’une grande utilité. On a remarqué, sans doute, que l’intendant ne figure point parmi ces personnages ; c’est que M. Robert, conseiller d’État, le premier qui ait été nommé intendant de justice, de police, de finance et de marine pour la Nouvelle-France, ne vint jamais au Canada. M. Talon, qui arriva à Québec en 1665, est le premier qui ait exercé cet emploi dans la Nouvelle-France.
  2. Historique. Voir les « Relations des Jésuites, » Vol. III, 1663, ch. IX, p. 28.
  3. Avant l’arrivée des Européens dans le pays, les Sauvages confectionnaient ces colliers avec l’intérieur de certains coquillages ; mais comme ces wampums leur coûtaient beaucoup de travail, ils leur préférèrent bientôt les colliers de verroterie, dès que les blancs vinrent en contact avec les aborigènes de l’Amérique septentrionale.
  4. Plusieurs phrases de cette harangue sont tirées des relations du temps.
  5. Cet incident est historique. Il est ainsi raconté dans la Relation des Jésuites de 1668. À l’une des assemblées tenues à Québec à l’occasion d’une ambassade iroquoise, assistaient des Français et des Sauvages alliés, qu’on avait convoqués pour délibérer. « Ceux qui s’y trouvèrent s’étant glissés en grand nombre de la salle du château dans une galerie qui regarde sur le grand fleuve, cette galerie ne se trouva pas assez forte pour soutenir tant de monde, si bien qu’elle se rompit, et tous les Français et les Sauvages, les libres et les captifs, se trouvèrent pêle-mêle hors du fort, sans avoir passé par la porte. Personne, Dieu merci, ne fut notablement endommagé. »