Le chanteur de village


Le chanteur de village
1852

XX

LE CHANTEUR DE VILLAGE

Na compagne chérie, ô lyre enchanteresse,
Faite en bois merveilleux!
Prise en main, tes accords retentissent sans cesse,
Et résonnent joyeux.
Mon cœur, ému, ressent une joie inconnue,
Une molle langueur;
Partout, dans le village, on s’égaye à la vue
Du rustique chanteur.
Je m’inspire à ta voix, faisant sans fin ni trêve
Vibrer cordes et sons;

Du bonheur je poursuis l’image, dans mon rêve,
A tes douces chansons.
Ma main n’est jamais lasse ; un feu divin m’embrase ;
Je me grise, en louant
Et chantant mes amours, et je mourai d’extase
Sur ma lyre, en jouant...

Le monde vain ignore, en vivant à sa guise,
L’ivresse de ton jeu,
De ta belle musique et des chants à l’église,
A la gloire de Dieu;
De la tendre harmonie en l’honneur de ma belle,
Aux cheveux blonds dorés,
Quand elle me sourit, m’encourage et m’appelle
De ses yeux adorés.
De nombreux aspirants elle est environnée,
Epris de sa beauté;
L’un, tordant sa moustache, à la mine avinée,
Lui plaît par sa gaîté ;
Un autre a des écus, et croit, dans son délire,
Par son or l’éblouir...
Je me tiens à l’écart, et, jouant sur ma lyre,
Je l’aime et veux mourir...


Elle semble écouter, mais son âme est fermée
A mon brûlant désir,
Et, jetant quelques sous, ma froide bien-aimée
Croit payer son plaisir.
Lyre, ma confidente et compagne chérie!
Ton espoir est trompeur,
Et tu chantes en vain gloire, amour et patrie,
Lorsque je souffre au cœur.
Le public applaudit; la foule qui m’entoure
S’anime et bat des mains;
Elle demande au barde un grand air de bravoure
Et de plaisants refrains...
Triste sort du chanteur qui fait rire à la ronde,
De larmes s’humectant !...
Tel est donc mon destin, mon devoir en ce monde,
De mourir, en chantant !!!

Quand je ne serai plus, au-dessus de ma bière,
Croîtra seul le chardon...
Fidèle au souvenir, la nation entière,
Du bleu Danube au Don,
Viendra s’agenouiller, priant pour la pauvre âme
Du barde villageois

Dont le chant glorieux, national, l’enflamme;
Echo des champs, des bois!...
Au grand étonnement des gens de mon village,
Surpris de voir, un jour.
Tout un peuple s’unir, dans un pieux hommage
Au chantre de l’amour;
Ils lui désigneront la place au cimetière
De mes os; reste humain
D’un esprit poétique, admiré sur la terre,
Mort, la lyre à la main.