CHAPITRE VII

LES TRIOMPHES ET LES ANGOISSES DE RITA,
LA REINE DES CHANTEUSES


Les succès de Rita furent des plus éclatants. Elle devint bientôt l’idole de l’Amérique qui en fit une des plus grandes célébrités de l’époque. Elle poursuivait sa tâche sans se soucier des fatigues. Lorsque parfois ses forces semblaient l’abandonner, le souvenir de Jean ranimait comme par miracle son courage et lui donnait la force de poursuivre son œuvre. Malgré cela, comme on le devine d’ailleurs, tous ces triomphes n’eurent aucune emprise sur son cœur. Fidèle à ses serments, elle préférait, à toutes les réunions mondaines, la solitude. Ainsi, lorsqu’elle se trouvait seule dans ses appartements, elle relisait ses lettres qui, tel un rayon de soleil, réchauffaient son cœur et versaient dans son âme un baume magique. Pourtant cela ne devait pas durer toujours, le surmenage qu’elle s’imposait sans être aussi pénible que le service d’infirmière, exigeait tout de même une dépense nerveuse, qui altérait de plus en plus sa santé. Force lui fut donc de consulter de nouveau un médecin éminent, qui ne lui cacha pas cette fois l’imprudence qu’elle commettait en ne prenant pas un repos essentiel à sa santé.

— Prenez garde, lui dit-il, demain il sera peut-être trop tard, il se pourrait fort bien que vous regrettiez d’avoir poussé trop loin votre dévouement. Retournez dans votre pays, car vraiment vous avez besoin d’un repos des plus absolu ; de plus le climat de l’Amérique semble contribuer aussi à la ruine de votre santé. Je sais qu’il vous serait pénible d’abandonner votre carrière qui vous promet tant de gloire, mais la vie est remplie de déceptions qu’on n’a pas toujours le pouvoir d’éloigner de notre chemin… Veuillez croire qu’il n’y a rien d’exagéré dans mon verdict, un autre médecin vous donnera les mêmes avertissements.

— Je vous assure, monsieur, que c’est avec confiance que je suis venue vous consulter, je n’ai donc pas le droit de douter de vos paroles. Je partirai, puisqu’il le faut…

— Pardonnez-moi, mademoiselle, mais je crois qu’il est de mon devoir avant de vous laisser prendre cette décision, de vous donner de plus amples renseignements à ce sujet. En ma qualité de médecin, je dois vous dire que la France n’est pas le seul pays où vous trouverez un climat favorable à votre santé. C’est plutôt votre vie mouvementée et l’air de la ville, qui vous sont funestes, comme l’air pur des campagnes semble pour vous le meilleur remède. Je pourrais si vela vous intéresse, vous donner des adresses qui vous seront utiles. Vous n’avez pas oublié, je suppose, les dangers auxquels s’expose celui qui traverse l’Atlantique en ce moment ?

— « Oui, je sais combien est périlleux un tel voyage, avant de prendre une décision, il est nécessaire que je réfléchisse. Si je reste, je reviendrai vous voir, soyez en sûr ; car les malaises que je ressens sont suffisants pour me faire comprendre combien sont sages vos conseils. »

Rita, en toute hâte, s’en retourna chez elle. Quand elle fut seule et qu’elle eut réfléchi, il lui sembla que le parti le plus sage à prendre était de regagner la France. L’ennui qu’elle ressentait, loin de Jean et de ceux qu’elle affectionnait, était suffisant pour rendre inefficace le repos dont elle avait tant besoin.

Il lui fallait attendre quelque temps avant d’entreprendre ce périlleux voyage. Elle décida donc d’annoncer son retour au château par une longue lettre. Il serait difficile d’exprimer toute la surprise que leur causa cette nouvelle. Comme son départ les avait plongés dans une immense tristesse, il était évident que la nouvelle de son retour devait leur causer une très grande joie.

Rita était à mettre la dernière main aux préparatifs de son départ, lorsqu’elle reçut une réponse à sa lettre, réponse qui confirmait ses espérances… mais qui, hélas, contenait, en même temps une révélation pénible ; voici le texte de cette lettre :


Ma chère Rita,


Quelle joie et quelle douleur nous a causées ta lettre ! Quelle joie d’apprendre ton retour, mais quelle douleur de savoir que tu es souffrante. Je t’en prie, n’hésite plus un seul instant Pour te décider à revenir au plus tôt parmi nous, il me faut te dire que les dangers de la traversée ne sont pas aussi considérables que tu te l’imagines. Tu n’ignores pas sans doute que les lois de guerre interdisent rigoureusement l’attaque des vaisseaux destinés, au transport des civils. Tu vois alors, que ceci diminue assez les risques pour ne pas hésiter ; tu dois choisir la France comme lieu de convalescence.

Ici, je t’assure que rien ne sera négligé pour que tu trouves le confort et le repas indispensables à ta santé défaillante ; sois assurée que pas un jour ne s’est passé depuis ton absence sans que nous ayons parlé longuement de toi. Malgré que la guerre étende partout son voile de tristesse, il nous semble en ce moment que par magie, le château a repris son ancienne gaité. C’est pourquoi au comble de ma joie, je me sens forcée de te dévoiler un secret, qui ne manquera pas, j’en suis sûre, de te surprendre. Voici : Mon cœur que je croyais fermé à jamais, s’est de nouveau ouvert à l’amour. Je ne sais ce que me réserve l’avenir. L’amour n’apporte pas toujours le bonheur… Qu’importe, c’est la vie, et on ne peut pas s’y soustraire. Celui qui occupe ma pensée présentement, tu le connais très bien ; souvent, tu m’en faisais l’éloge. Je puis donc t’assurer que tu n’avais rien exagéré, et que vraiment, Jean Desgrives est bien l’homme le plus distingué qu’on puisse rencontrer. Je ne sais quels sont ses sentiments à mon égard… Malgré que je n’ai rien négligé pour lui prouver mon amour, son attitude, cependant, semble me démontrer qu’il ne croit pas que je l’aime aussi profondément… J’ai peut-être tort de me laisser captiver par cette espérance, mais que veux-tu ? Seul l’avenir nous le prouvera. En attendant, ma chère Rita, hâte ton retour, car dans la vie nouvelle qui s’ouvre pour mol, j’ai besoin d’une confidente, et tu sais que j’ai en toi une confiance absolue. Encore une fois, en attendant de te revoir, je demeure celle qui ne désire que ton bonheur…

B. Lucia.

Rita chancela sous le nouveau coup qui la frappait. Il lui sembla que tout venait de s’effondrer autour d’elle. Elle resta quelques instants comme anéantie, ne voulant pas réaliser ce qui lui arrivait. Après avoir relu une deuxième fois la lettre, son esprit un peu plus calme en comprit toute la signification. Éperdue, elle crut qu’elle allait mourir. Elle éprouvait une étrange sensation, que seuls ceux qui ont subi une grande déception pleuvent comprendre. Il lui semblait que dans son cœur, un vide immense s’était fait et qu’une souffrance soudaine paralysait toutes ses facultés.

On sait que sous un choc semblable, l’esprit sans frein erre à l’aventure dans les sphères du rêve. Rita ne tarda pas à sortir du cauchemar et à mesurer l’affreuse réalité.

Comme le bonheur parfait n’existe pas sur terre, de même les grandes douleurs sont toujours accompagnées d’un p>eu d’espérance.

C’est ce qui sauva Rita. Confiante en la loyauté de Jean, elle ne pouvait croire qu’il lui fût infidèle. S’accrochant à ce dernier espoir, il lui fut possible enfin de supporter le coup sans trop de faiblesse, mais plus que jamais le voyage s’imposait pour elle. Il fallait à tout prix qu’elle revit Jean. L’incertitude qui tenaillait le cœur lui paraissait plus cruelle à supporter qu’une agonie et même que la mort.

Voilà dans quelle disposition d’esprit la grande artiste qu’était devenue Rita, quitta l’Amérique pour retourner en France, sa patrie.