Mercier & Cie (p. 202-208).

XXXI

LA TRAHISON


Le lendemain, Claire ne revit ni Bigot, ni Pierre Maillard. La Grêlée seule lui apporta, à manger, respectueuse, sans lui adresser la parole.

Après chaque visite, afin d’éviter toute surprise, la jeune fille se barricadait.

Accablée par la fatigue, après avoir bien prié, Claire s’était assoupie sur un fauteuil près de la cheminée, quand elle fut éveillée soudain par un bruit de voix venant d’un appartement voisin dont elle n’avait pas soupçonné l’existence jusque-là. Le salon était alors plongé dans une obscurité profonde. Un faible jet de lumière, filtrant à travers la boiserie du manteau, de la cheminée, attira son attention. Elle plaça son œil à cet interstice et aperçut quatre hommes assis autour d’une table sur laquelle une carte était étendue.

Elle reconnut Bigot, de Péan et Vergor qu’elle avait rencontré chez M. de Vaudreuil. Le quatrième lui était inconnu, mais à son uniforme étranger, elle supposa que ce pouvait bien être un anglais.

La conversation se tenait en français, langue que le jeune officier parlait couramment, quoiqu’avec un léger accent.

— Ainsi, disait Bigot, le général Wolfe vous a donné plein pouvoir de traiter avec moi ?

— Oui, monsieur, et si vous lui fournissez les moyens de débarquer ses troupes en haut de la ville, il accepte vos conditions.

— C’est-à-dire ?

— Cinq cent mille livres pour vous, trois cent mille pour vos complices.

Cette expression de complice sonna mal à l’oreille de Bigot, qui leva vivement la tête.

L’officier sourit en se mordant les lèvres :

— Je voulais dire… ces messieurs, reprit-il en désignant de la main Vergor et de Péan.

— Oh ! nous ne chicanerons pas sur les mots, fit à son tour l’Intendant, car, après tout, ces messieurs, comme vous dites, savent bien que ce n’est pas du patriotisme que nous faisons en ce moment. Mais que voulez-vous ! si la nécessité fait loi, elle peut faire aussi des traîtres.

— Quand pourrez-vous nous livrer le passage ?

— Il est deux heures du matin, dit Vergor, nous pourrons vous le livrer la nuit prochaine, à la même heure à peu près.

— Quel est votre plan, M. Vergor ? reprit l’officier anglais.

M. l’Intendant va vous l’exposer, si vous voulez bien vous donner la peine de suivre sur la carte.

— J’y suis, monsieur.

— Nous attendons demain soir à Québec quelques chaloupes chargées de vivres, fit Bigot. Je suis informé — remarquez bien que ces renseignements me viennent de source privée — que les chaloupes seront en retard de vingt-quatre heures. Vous viendrez donc sans crainte à la place avec vos troupes, en ayant soin cependant de vous assurer les services d’une personne parlant bien la langue française pour répondre aux sentinelles en cas de besoin.

— Je serai moi-même dans la première chaloupe.

— C’est on ne peut mieux.

— Mais n’y a-t-il pas sur les hauteurs le bataillon de Guyenne ? demanda de Péan.

— Il y était, répondit Vergor, mais M. de Montcalm ne jugeant pas qu’il y eût du danger de ce côté-là a rappelé aujourd’hui ces soldats au camp.

— Il n’y a donc plus de troupes en cet endroit ?

— De petits corps seulement, placés par M. de Bougainville. Cent hommes à l’anse des Mères, dont j’ai le commandement ; soixante dix sous le capitaine Douglas, entre Samos et Sillery ; à Sillery même, cent trente hommes sous le sieur de Rumigny.

— Ces trois postes sont-ils fortifiés ? demanda l’officier anglais à Vergor.

— Non, monsieur, répondit celui-ci, MM. de Montcalm et de Pontleroy les ayant toujours regardés comme inattaquables.

— C’est ce que nous verrons bien.

— Voici donc, en résumé, ce que vous avez à faire, reprit Bigot en s’adressant à l’officier anglais. Un peu après minuit, vous faites embarquer vos troupes en silence, vous passez les premiers postes en répondant aux sentinelles que c’est le convoi de vivres, et vous venez débarquer ici, ajouta-t-il en pointant sur la carte, un peu en haut de l’anse du Foulon, où commandera Vergor.

— Et maintenant monsieur, avez-vous l’engagement écrit du général Wolfe ?

— Oui, monsieur, que je suis prêt à vous donner en échange du vôtre.

— Voilà, monsieur, fit Bigot en retirant un pli de sa poche.

S’il vous plaît de me faire conduire à l’endroit où j’ai quitté mon guide, fit l’officier anglais, car il se fait tard et j’ai une longue course en perspective.

— Sans indiscrétion, demanda Bigot, puis-je savoir comment vous avez pu éviter les retranchements français ?

— Rien de plus facile. Une de nos chaloupes m’a débarqué à l’Ange-Gardien avec quelques soldats. Nous avons à bord prisonniers plusieurs paysans. J’ai pris l’un d’eux — espèce de coureur des bois — pour me servir de guide, avec la promesse d’une forte récompense s’il me conduisait à bon port, ou dix pouces de fer dans la gorge, s’il me trahissait.

— Moyen énergique, mais qui réussit toujours auprès des gens, dit Bigot en souriant.

— Nous avons traversé la rivière à deux ou trois milles de la chute, reprit l’officier, et nous sommes venus jusqu’ici par les montagnes. Mon guide, sous la surveillance d’un soldat, m’attend à l’entrée de l’avenue.

Et maintenant, bonsoir, messieurs.

— Bonsoir et bon voyage, dirent d’une même voix les trois traîtres en se levant.

Bigot reconduisit l’officier jusqu’à la porte, lui donna Pierre Maillard pour le guider jusqu’à l’avenue et revint prendre sa place près de la table.

Un grand silence régna pendant quelques minutes dans l’appartement. Tous les trois étaient mornes et le sourcil froncé.

— Savez-vous, messieurs, que c’est tout simplement infâme ce que nous venons de faire ? dit de Péan en rompant le silence.

— Mais, sans doute ! fit Bigot. Que voulez-vous y faire ?

— Il me semble que nous pouvions…

— Impossible, interrompit l’intendant avec emportement. La position est sans issue, et nos états de service sont tels, tous tant que nous sommes, que nous risquons la Bastille pour la vie, ou au moins le bannissement et la confiscation de nos biens si nous subissons un procès.

— Des preuves…

— Des preuves ? Que la guerre cesse, et je vous jure, moi, que le gouverneur saura bien en trouver en abondance, des preuves, je suis payé pour le croire.

Donc, il faut que la colonie périsse pour nous assurer l’impunité.

— Mais votre mariage avec mademoiselle de Godefroy ?

— La jouvencelle est encore ici. Après demain, elle sera transportée à bord d’un vaisseau ennemi en partance pour l’Angleterre afin d’annoncer les succès des Anglais ; car, pour moi, la prise de Québec est chose certaine.

— Et vous partez avec la jeune fille ?

— Tout naturellement. Rendu en Angleterre — où je serai sensé prisonnier —, il faudra bien qu’elle soit ma femme. Mais il est jour bientôt, messieurs, séparons-nous et n’arrivons à la ville que les uns après les autres.

Claire — qui n’avait pas perdu un seul mot de l’entrevue — entendit un bruit de chaises, et quelque temps après la porte qui se refermait sur le dernier des complices de Bigot.

— Elle se leva frémissante :

— Oh ! les infâmes ! les infâmes ! s’écria-t-elle.