Mercier & Cie (p. 172-179).

XXVII

GLORIEUX EXPLOITS.

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Au risque d’être un peu long, et même de paraître ennuyeux, nous nous ferons un devoir de raconter les exploits des Anglais dans la Côte de Beaupré. Ces détails sont absoluments inédits quoique de la plus grande exactitude. L’auteur les a recueillis auprès de sa mère qui l’a souvent bercé dans son enfance, avec ces récits, récits qu’elle tenait de la bouche même d’un vieux citoyen de St Joachim qui fit le coup de feu dans cette circonstance.

Après avoir enlevé les bestiaux dans les paroisses de la rive sud — à Ste-Anne et à St Roch, comme nous l’avons déjà dit — le transport remonta à Québec. Gorhim cependant — suivant les instructions qu’il en avait reçu — détacha deux compagnies de grenadiers anglais et une compagnie de montagnards écossais, sous le commandement du capitaine Malcolm Fraser, avec ordre de brûler tous les établissements de la Côte de Beaupré.

Ces troupes traversèrent au nord dans la nuit du quinze août dans trois chaloupes, espèces de baleinières.

Il soufflait un fort vent du sud-ouest, ce qui mit en danger l’expédition, car une des chaloupes vint se briser sur les rochers au commencement des Caps. Quelques soldats se noyèrent et les poudres se trouvèrent presque toutes avariées.

Force fut donc à cette compagnie de camper sur ces rochers et d’attendre le secours des deux autres chaloupes qui, entraînées par le courant jusqu’à la Petite Rivière St François, attendirent la marée en cet endroit et ne purent rallier le Cap Tourmente que le lendemain matin.

Ces troupes avaient été remarquées par un enfant qui gardait une pêche un peu en haut de la Petite Rivière. Malgré son jeune âge — il avait à peine douze ans — cet enfant traversa seul les Caps dans la nuit — une distance de vingt milles à peu près, — avec un courage dont on a bien des exemples en ces temps là, et vint donner l’alarme à St Joachim.

Le curé du lieu était alors M. de Portneuf, appartenant à une famille noble du Poitou, homme vaillant, nature héroïque, qui se mit à la tête des habitants restés dans la paroisse — des valétudinaires de quatre-vingts ans — des enfants et des femmes, — et se prépara à attaquer les Anglais au passage.

Toute la journée fut consacrée à faire des retranchements à l’endroit connu sous le nom de la Grande Ferme.

M. de Portneuf — une espèce de colosse dans toute la force de l’âge — la soutane retroussée, en bras de chemise, donnait l’exemple, encourageait les travailleurs. On montrait encore, il y a quelques années, une pierre d’une grosseur énorme, que deux bons hommes pouvaient à peine soulever, et qu’à lui seul il avait placé sur les retranchements qui n’avaient pas moins de six pieds de hauteur en cet endroit.

Pendant ce temps-là, les invalides étaient occupés à fondre des bals et à nettoyer les armes, une quinzaine de vieux fusils de chasse raccolés dans toutes les paroisses, armes terribles cependant dans les mains de nos pères parce qu’elles ne manquaient jamais le but.

Le dix-sept au matin, la vigie placée en observation sur le Petit Cap signala les deux chaloupes anglaises qui doublaient le Cap Tourmente et qui montaient à force de rames avec la marée.

Malheureusement M. de Portneuf ignorait le naufrage d’une troisième chaloupe et la marche par terre d’une compagnie de grenadiers.

Vers dix heures, la première chaloupe arriva à portée de fusil en face des retranchements.

— Attention ! dit M. de Portneuf à ses volontaires improvisés. Que chacun choisisse son homme. Je prends celui qui tient la barre du gouvernail, à mon voisin le suivant, et ainsi de suite…

— Y êtes-vous ?

— Oui, répondirent-ils tous.

— Eh ! bien… feu !….

Quinze détonations se firent entendre, quinze hommes tombèrent, presque tous les rameurs.

Les Anglais n’étaient pas encore revenus de leur surprise, que les balles canadiennes allaient moissonner dans leurs rangs quinze nouvelles victimes.

La deuxième chaloupe, qui était alors à peu près à deux encablures plus au large, gouverna pour prendre terre un peu plus en amont.

Les Canadiens se disposaient à tirer une troisième décharge, quand l’un d’eux s’écria :

— Les habits rouges !…

— Où ?

— Là, à notre gauche.

C’était en effet la compagnie naufragée qui arrivait au pas de course par la gauche des retranchements. Ce fat alors un sauve-qui-peut général parmi les jeunes gens — remarquons que ceux-ci pour la plupart ne dépassaient guère une douzaine d’années — qui regagnèrent les bois où s’étaient réfugiés pendant l’action les femmes et les petits enfants.

M. de Portneuf resta avec cinq hommes, dont le plus jeune comptait plus de soixante-dix années. Quand ils s’aperçurent que ce serait folie de tenir plus longtemps, il était malheureusement trop tard. M. de Portneuf fut assommé d’un coup de crosse de fusil et tomba sur la pierre même qu’il venait de placer quelques heures auparavant sur les travaux de la défense, et la légende rapporte qu’un grenadier anglais lui ouvrit le crâne et fit manger sa cervelle à son chien. Un seul de ses compagnons réussit à s’échapper[1] ; les quatre autres furent criblés de coups de baïonnettes.

Pour couronner ces actes de cruauté inutiles, les troupes anglaises incendièrent toutes les habitations, ravagèrent le peu de grains qui avaient été ensemencés, pillèrent l’église et s’embarquèrent ensuite pour aller continuer à Ste-Anne leurs glorieux exploits.

À leur approche, toute la population se réfugia dans les bois emportant ce qu’elle avait de plus précieux.

À la rivière aux Chiens[2], ligne de démarcation entre la paroisse de Ste-Anne et celle de Château-Richer — une jeune fille du nom de Bolduc, qui s’était imprudemment approchée à la lisière du bois, fut aperçue par les soldats anglais qui la poursuivirent et parvinrent à s’en emparer.

Elle revint au bout de quelques jours et oncques après ne la vit sortir sans un voile épais qui cachait son visage à tous les regards.

À Château-Richer et à l’Ange-Gardien — paroisses voisines — en raison même du voisinage de l’ennemi, dès que les troupes anglaises étaient débarquées au Saut Montmorency, les habitants s’étaient réfugiés dans les bois et y vécurent jusqu’au mois d’octobre[3].

On avait enfoui dans les caves creusées en terre les objets les plus précieux, Le touriste peut voir encore aujourd’hui près de l’église de Château-Richer, sur la propriété Lambert, les derniers vestiges d’une de ces caves où avaient été cachés les ornements du culte et les vases sacrés.

Toutes les habitations furent également incendiées et la moisson ravagée dans ces parages, à l’exception d’une seule maison située près de la rivière Cazeau qui fût épargnée, nous ne savons pour quel motif.

Les soldats anglais passèrent la nuit dans la maison qui sert aujourd’hui de couvent et qui était alors habitée par des sœurs françaises, croyons-nous[4].

Deux jeunes garçons d’une quinzaine d’années du nom respectif de Ignace Gravel et Massé Gagnon, faillirent dans cette circonstance être la victime de leur témérité. Nous tenons ces détails, du petit-fils de l’un d’eux.

Depuis plus de deux mois on était sans nouvelles du théâtre de la guerre et de la maison. Défense avait été faite par les vieux et les mamans de descendre au bord de l’eau : les Anglais étaient si près.

N’écoutant que leur courage et poussé par la curiosité, Gravel proposa à son camarade Gagnon d’aller à la découverte, et voilà les enfants en route.

Rendus sur le terrain de l’église qui était alors bordé d’arbres gigantesques sur toute sa longueur, nos deux jeunes braves avaient le cœur gros quand ils trouvèrent l’église incendiée.

Un silence de mort régnait aux alentours.

— Descendons la côte ? dit Gravel.

— Je veux bien, répondit Gagnon.

Ce fut l’affaire de quelques minutes. Le couvent était intact. Une longue rangée de chemises séchaient, sur une cordé près du chemin. Pas âme qui vive dix reste.

— Entrons ? reprit Gravel.

— Je veux bien, répondit Gagnon.

Gravel tenait déjà la porte, quand il entendit un cliquetis d’armes dans les escaliers.

— Les Anglais ! s’écria-t-il, vite, filons !

Ils prirent chacun leur course, l’un dans la direction de la côte de l’église, l’autre par la côte de la chapelle, non sans avoir toutefois empoigné chacun une chemise à titre de souvenir.

Les soldats les aperçurent et leur tirèrent quelques coups de fusils par les lucarnes sans heureusement les atteindre.

  1. Ce brave vieillard était un des ancêtres de M. Joseph Fortin, un riche cultivateur de St-Joachim, décédé dans le cours de l’année.
  2. Ces années dernières, en enlevant les débris d’un vieux pont sur cette rivière, les ouvriers firent la trouvaille d’un volume de la vie des Saints imprimé vers la fin du xviie siècle. C’est probablement à cette époque qu’il avait été caché dans cet endroit.
  3. Dans le cours de l’été, il y eût plusieurs naissances. À la Rivière-aux-Chiens, vous trouverez une famille Racine peu connue sous ce nom et que l’on ne désigne que sous le nom de Noyer. Le grand père vit le jour sous un noyer pendant cette période malheureuse. De là l’origine du nom d’aujourd’hui qui a supplanté celui d’autrefois.
  4. Cette maison ne fut pas plus épargnée ; Il ne resta que les quatre murs réparés plus tard par les soins de Mgr l’évêque Plessis. Employée comme maison d’écoles pour les garçons et les filles, il n’y a qu’une quinzaine d’années qu’elle a été transformée en couvent — sa première destination — grâce au zèle du curé d’alors, feu le Révd. M. Ed. Richard.