Mercier & Cie (p. 136-142).

XXII

M. DE GODEFROY PASSE À L’ENNEMI.


« Les succès remportés par les Français dans la campagne de 1757 avaient produit un état de malaise dans les colonies anglaises, dit Ferland… Pitt avait été mis à la tête d’une nouvelle administration. »

Dans une lettre circulaire adressée aux gouverneurs des colonies, il les engageait à lever pour la guerre autant d’hommes que leur permettrait la population, et leur annonçait que la mère-patrie était décidée à envoyer en Amérique des forces considérables destinées à attaquer les Français par terre et par mer.

Les colonies du nord fournirent d’abondants secours. La législature du Massachusetts s’offrit de lever sept mille hommes, le Connecticut cinquante mille et le New-Hampshire trois mille. Ces troupes furent prêtes à entrer en campagne au mois de mai 1758. Le comte de Londoun était rentré en Angleterre et le général Abercrombie, sur qui tombait le principal commandement de la guerre américaine, était maintenant à la tête de cinquante mille hommes, qui formait l’armée la plus nombreuse qui eût jamais été vue en Amérique.

Les généraux anglais proposèrent trois expéditions : La première contre Louisbourg ; la seconde contre Carillon et la Pointe à la Chevelure ; la troisième contre le fort Duquesne.

Nous n’avons pas l’intention de raconter cette campagne qui forme une des plus belles pages de notre histoire, espèce d’épopée digne des temps d’Homère, où le nom français se couvrit de gloire. Presque sans vivres, se battant le plus souvent cinq contre un, la valeur de nos troupes suppléa au nombre et nous fit enregistrer des victoires comme celle de Carillon.

Cependant l’union était loin de régner dans la colonie entre les chefs : MM. de Vaudreuil et de Montcalm avaient des vues complètement différentes, quoiqu’ils fussent tous deux animés des meilleurs intentions. Le lecteur en jugera par les lignes suivantes que M. de Montcalm écrivait au gouverneur : « Soyez-sûr, monsieur, disait-il, que les choses personnelles dont je puis me plaindre et que j’impute au compositeur de vos lettres, aux esprits turbulents et tracassiers qui cherchent à vous éloigner de moi, ne diminueront jamais… ni mon attention constante à n’écrire que du bien de vous et de monsieur votre frère, à ne pas parler ou donner une tournure favorable aux choses où je pense que vous ne vous êtes pas bien déterminé. Pourquoi n’agissez-vous pas de même à mon égard ? Pourquoi ne pas changer le style de votre secrétaire ? Pourquoi ne pas me donner plus de confiance. J’ose dire que le service du roi y gagnerait, et que nous n’aurions pas l’air de désunion qui transpire au point que je vous envoie une gazette de la Nouvelle York qui en parle… Ceux qui vous approchent ont la maladresse de chercher, contre vos intentions, à vous engager de mortifier, sans le vouloir, le général, les troupes de terre et tout ce qui y a rapport. »

De son côté, M. de Vaudreuil était bien loin d’avoir, en M. de Montcalm, une confiance entière. « M. de Montcalm pourra servir très-utilement en Europe, écrivait-il au ministre ; personne ne rend plus que moi justice à ses excellentes qualités ; mais il n’a pas de celles qu’il faut pour la guerre de ce pays. Il est nécessaire d’avoir beaucoup de douceur et de patience pour commander les canadiens et les sauvages. Le roi m’ayant confié la colonie, je ne peux m’empêcher de prévenir les suites fâcheuses que pourrait produire un plus long séjour de M. le marquis de Montcalm…

« Les troupes de terre, ajoutait-il, seront bien flattées de rester sous le commandement de M. le chevalier de Lévis ; ce qui m’autorise à vous renouveler sa demande que j’ai l’honneur de vous faire en sa faveur du grade de maréchal de camp ; … il réunit en lui toutes les qualités de l’officier général ; il est généralement aimé ; il mérite de l’être. M. de Bourlamaque suffit pour seconder M. le chevalier de Lévis. »

Qui avait tort ? Qui avait raison de M. de Vaudreuil ou de M. de Montcalm ?

Probablement tous les deux à la fois.

Dans tous les cas, nous n’avons pas la prétention de trancher la question. Il est un fait certain cependant : c’est que si, tous deux, étaient animés des meilleurs intentions du monde, l’entourage immédiat de M. de Vaudreuil, composé en grande partie de ceux qui avaient intérêt dans la perte de la colonie afin de cacher leurs malversations. — Bigot et ses satellistes — devaient chercher par tous les moyens possibles à desservir le général de Montcalm dans l’esprit du gouverneur.

Celui-ci, qui était avant tout un honnête homme, en eût la présomption, ce qui l’engagea, à envoyer auprès de M. de Montcalm une personne sur la foi, l’honnêteté et le dévouement de laquelle il put compter.

M. de Vaudreuil chargea Louis Gravel, son deuxième secrétaire, de cette mission délicate. C’est même en partie pour justifier sa présence auprès de M. de Montcalm qu’il l’attacha au régiment du Béarn. Brave, franc, sérieux, instruit Louis Gravel devait attirer la confiance du général français, et une action dans laquelle il eût l’occasion de se distinguer dès son arrivée au camp, lui assura de suite la bienveillance de M. de Montcalm.

Avant son départ pour le théâtre des hostilités, Louis eût une nouvelle entrevue avec Claire au parloir des Ursulines. Il lui promit la protection de M. de Vaudreuil sous la garde duquel il la mettait. Cette promesse n’était pas un vain mot, puisque Claire allait demeurer au château pendant tout le temps de la campagne, ou du moins jusqu’à ce que la maison de M. de Godefroy fut relevée de ces cendres.

Nous allons expliquer en deux mots cette décision qui mit le comble à la joie de Louis Gravel et le fit partir avec une complète sécurité sur le sort de Claire.

Bigot était monté à Montréal pour quelque temps. Donc rien à craindre de ce côté là. Du reste l’intendant n’avait fait aucune tentative nouvelle auprès de la jeune fille, semblant plutôt attendre les événements.

Les affaires de la colonie et la campagne qui s’ouvrait avaient forcé M. de Vaudreuil à ajourner l’examen des accusations portées contre certains membres de la compagnie. D’ailleurs les preuves manquaient encore, et Bigot avait trop intérêt au silence pour donner l’éveil. Tout était donc resté au statu quo.

Dès que Bigot fut parti cependant, M. de Vaudreuil manda secrètement au château M. de Godefroy et n’eût pas de peine à se convaincre que celui-ci n’était qu’un instrument, une espèce de plastron que les coupables s’étaient ménagé en cas de danger. Il le lui fit soupçonner.

Pour sauver cette pauvre victime et s’assurer en même temps un témoin qui aurait son poids, M. de Vaudreuil résolut de soustraire M. de Godefroy à l’influence délétère des Cadet, des Varin, des Péan qui ne manqueraient pas de le compromettre davantage s’il restait dans leur voisinage.

Mais comment procéder à cette espèce d’enlèvement ? — Car, on se rappelle sans doute que M. de Godefroy, depuis l’incendie de sa maison, recevait l’hospitalité de Bigot.

M. Rigaud de Vaudreuil, frère du gouverneur, nouvellement arrivé de France où il avait été envoyé par les Anglais qu’il l’avait fait prisonnier l’année précédente, en fournit le prétexte.

M. Rigaud de Vaudreuil était très-lié avec M. de Godefroy. Sa fille — une ravissante brunette de vingt ans — avait été la compagne de Claire aux Ursulines de Québec. Il était donc tout naturel que le frère du gouverneur, avec l’assentiment de celui-ci, offrit l’hospitalité au château à son meilleur ami et à sa fille, Hospitalité d’autant mieux justifiée, que M. Rigaud, par son départ pour l’armée, laissait son enfant seule, sans protecteur.

M. de Godefroy et Claire — à la grande joie de Blanche de Rigaud de Vaudreuil — vinrent donc s’établir au château quelque temps après le départ de Louis Gravel. M. de Godefroy occupa les appartements de ce dernier et Claire partagea la chambre de Blanche, située près du cabinet de son oncle, en face du grand salon.