Le monde illustré, Leprohon & Leprohon (p. 24-28).

VI

UNE SURPRISE


En route, Pierre demanda à Joseph s’il raconterait au juge tout ce qu’il savait concernant les confidences et le trépas du sauvage.

— Non, répondit Joseph. Le secret que m’a révélé le Bison m’appartient désormais, et je ne vois pas qu’il soit sage d’en parler. Il y en a trop qui voudraient en profiter.

— En effet, c’est bien ce que je pense. Mais, il me vient une idée : c’est qu’il serait plus prudent de prendre le contenu de l’amulette et le laisser chez moi, n’emportant que le talisman chez monsieur le juge.

— Très bien ! Pour nous rendre chez ce monsieur, nous passons à ta porte, et cela ne nous retardera guère d’entrer pour nous conformer à ton désir.

— Qui peut avoir donné nos noms au juge inquisiteur ? demanda Pierre.

— Oh ! probablement l’aubergiste.

— En effet, je n’y pensais pas.

Déjà la nouvelle du meurtre se répandait dans la ville, et les deux gentilshommes entendaient sur leur route divers groupes commentant ce crime. Beaucoup se dirigeaient vers l’auberge de la rue Notre-Dame.

La justice avait visité cet endroit, et, par égard pour MM. de la Vérendrye et de Noyelles, au lieu de les faire appeler au Fusil d’Argent, lors du commencement de l’enquête, le juge les avait priés de se rendre à son bureau pour recevoir leur témoignage.

Ils n’eurent pas à attendre une minute quand ils se présentèrent chez le magistrat. Ce fonctionnaire était inconnu de Joseph, qui avait vécu trop longtemps hors de Ville-Marie, mais tel n’était pas le cas pour Pierre. Les deux hommes échangèrent un salut amical.

— À mon regret, messieurs, dit le représentant de la justice, je suis obligé de vous déranger. Comme vous le savez, un crime a été commis : l’un des Mandanes, de passage dans nos murs, a été assassiné la nuit dernière. Ses confrères crient vengeance ! Ce sont des alliés que nous voulons conserver, et je suis chargé de découvrir le coupable et de le punir sévèrement. Je ne vous retiendrai pas longtemps ; nous allons commencer tout de suite.

Raffermissant ses lunettes sur son nez, il commença son interrogatoire, tandis que maître Lanouiller, son clerc, inscrivait rapidement les réponses.

Il est inutile pour nous de reproduire le récit que Joseph et Pierre firent de ce meurtre.

Seulement, quand ils eurent terminé leurs dépositions, un événement se produisit qui causa une grande surprise à tout le monde — excepté à Lanouiller.

On heurta à la porte du cabinet du juge, et lorsque le greffier ouvrit, on lui remit un pli cacheté, qui venait d’être apporté par un inconnu. Cette missive portait le nom de Sieur Varin, sub-délégué de monsieur l’Intendant.

L’on comprendra facilement la stupéfaction de cet homme, en y lisant une accusation directe d’assassinat contre les sieurs Louis-Joseph de la Vérendrye et Pierre de Noyelles.

C’était bien cela ; on accusait ces deux messieurs d’avoir tué le sauvage Mandane.

Le juge ne pouvait en croire ses yeux, et il relut le court billet devant lui. Les termes ne pouvaient être plus précis. On y donnait même un mobile.

— Messieurs, dit le juge aux deux jeunes gens, je viens de recevoir cette lettre qui, il est vrai, est anonyme. Je vais vous étonner certainement en vous apprenant qu’on vous y accuse d’être les auteurs du forfait de la nuit dernière.

Pierre et Joseph eurent un geste d’horreur, et allaient protester énergiquement contre une accusation aussi infâme, mais le magistrat leur imposa silence, d’un signe de la main.

Il continua :

— Je me hâte de vous dire que je n’en crois pas un mot. Votre réputation est trop bien connue pour que je vous soupçonne un seul instant ; sans compter que vous avez des témoins dans la personne de vos serviteurs pour établir votre présence chez M. de Longueuil et votre départ de la belle fête de notre gouverneur pour rentrer chez vous… mais… (et le juge hésita un peu) mais… voici qu’on vous prêterait un mobile pour ce crime, dans cette lettre… et je suis sûr que vous devez être curieux de savoir lequel ?

— Oui, nous sommes bien curieux de le connaître, dit Pierre.

— On y dit : le vol d’un secret important.

Et reportant ses yeux sur le document sans signature, il lut lentement :

« MM. de la Vérendrye et de Noyelles ont lâchement assassiné le pauvre vieillard indien pour s’emparer d’un secret que renfermait une amulette que le sauvage portait suspendue à son cou. Cette chose représentait un aigle noir. Ce secret doit indiquer l’emplacement d’une mine d’or, d’une richesse fabuleuse. »

— C’est tout, fit le sub-délégué en regardant attentivement ses auditeurs. Qu’en pensez-vous ?

Les deux amis se regardaient surpris.

— M. le juge, dit Joseph en avançant d’un pas vers ce fonctionnaire, cette lettre est une infâme machination. Au sujet de cette amulette dont on fait mention, voici ce que j’ai à dire : Après avoir recueilli sur le sol le sauvage presque inanimé, et l’avoir porté dans l’auberge voisine, il revint à la vie. Je connaissais le vieillard de longue date, et quand il me reconnut près de lui, il en fut bien aise. Il comprenait que ses heures étaient comptées et, je suppose, me trouvant alors la personne auprès de lui qu’il aimait le plus ici, il voulut me léguer un supposé secret que cachait une amulette.

« Ce talisman qu’il gardait précieusement en souvenir d’un frère aimé, chef comme lui dans la nation des Mandanes, m’a été donné par le mourant. »

Personne ne faisait attention au clerc du juge qui écoutait fiévreusement les paroles de Joseph. Si on l’eût regardé, on aurait certainement remarqué son excitation.

— Brossard ne mentait pas, se disait intérieurement Lanouiller.

— Chez moi, en présence de M. de Noyelles, nous avons réussi à ouvrir l’amulette, et…

— Et vous avez trouvé ?… interrompit le juge, profondément intéressé.

Il répugnait à M. de la Vérendrye de dire un mensonge mais il ne voulait pas non plus livrer son secret.

L’interruption du juge vint fort à propos pour lui permettre de chercher un biais, une réponse équivoque, qui, ne blessant pas sa conscience, lui donnerait un moyen de se tirer d’affaire heureusement.

Mais il n’eut pas ce trouble.

De Noyelles n’avait pas le même scrupule que Joseph.

À la question : « Et vous avez trouvé ? » il s’empressa de répondre :

— Rien ! Évidemment M. le sub-délégué, le pauvre cuivré divaguait, car nous en sommes quittes pour nos frais.

Le juge eut l’air désappointé. Tout en croyant à la parfaite innocence des deux hommes sur la question du meurtre, il n’était pas sans ajouter foi à la lettre anonyme pour ce qui touchait à l’amulette.

D’abord, au commencement de son témoignage, M. de la Vérendrye avait passé sous silence le secret du Bison ; venait ensuite la lettre mystérieuse, et tout se déclarait, hors l’existence du secret.

M. de la Vérendrye avait donc intérêt à se taire.

Et une mine d’or !… d’une richesse fabuleuse !… comme le disait le billet.

— Bigre ! pensait le magistrat, si je pouvais mettre la main sur ce secret !… mais, à présent, il n’y a rien à faire !… je vais les congédier, et puis, je les ferai espionner ! Plus tard, nous verrons.

— Messieurs ! reprit-il à haute voix, je vous remercie beaucoup des renseignements que vous avez donnés à la justice. Je vais m’occuper avec zèle de cette affaire — il était sincère — et je ne désespère pas de découvrir le coupable.

Voyant que le juge n’avait plus besoin d’eux, les jeunes gens prirent congé de lui. Mais Joseph, se ravisant soudain, se tourna vers le magistrat.

M. Varin, dit-il, je pense que si vous pouviez mettre la main sur l’auteur de l’écrit anonyme, vous auriez trouvé l’assassin de l’ancien chef des Mandanes.

Frappé par ces mots, le juge murmura ;

— En effet !… cela se pourrait… je vais y réfléchir !…

C’est Lanouiller, qui n’était pas de bonne humeur.

— Diable ! se disait-il, nous ne sommes guère plus avancés ! Brossard a fait de la besogne inutile et qui lui attirera peut-être plus d’ennui que de bien !… Mais, tout de même, son idée était ingénieuse pour forcer le secret des deux gentilshommes.

— Lanouiller !

— Monsieur le juge. ?

— Crois-tu qu’il n’y avait rien dans l’amulette de l’aigle noir ?

— Je crois tout le contraire.

— Mais alors ?

— On a dépouillé l’amulette de son contenu, que l’on cache avec soin.

— Une mine d’or !… d’une richesse fabuleuse !… murmura le juge. Je pourrais retourner en France et vivre en grand seigneur le reste de mes jours !… Haussant la voix, il dit : Je serais curieux de savoir ce qu’il y a de vrai dans toute cette histoire.

C’était énoncé avec intention, on le comprend.

— Il y aurait peut-être moyen de satisfaire le désir de monsieur, dit Lanouiller.

— Dis-tu vrai ?… Tu sais, c’est simplement par curiosité, et je ne veux être mêlé à rien…

— Ne craignez pas, je vais essayer de vous faire ce petit plaisir, sans nuire à personne.

— Bon ! tu es un brave garçon, Lanouiller !

Le juge était une créature de Bigot, cet être aux sentiments les plus vils, qui semble avoir inculqué tous ses vices à ses subordonnés, dès son arrivée au Canada. Il ne faut donc pas s’étonner outre mesure si nous voyons cet homme si avide de gain.

— Tout de même, se disait son clerc, c’est une curiosité singulière qu’a monsieur le juge ; mais si je mets la main sur le secret de l’amulette, la curiosité du juge ne sera pas de longtemps satisfaite !… Ah ! que ne ferait-on pas pour ce vil métal ! Allons trouver Brassard, qui doit sécher d’impatience de connaître ce qui s’est passé.