Le monde illustré, Leprohon & Leprohon (p. 15-20).

IV

LE SECRET DE L’AMULETTE


Naturellement, la première pensée des deux gentilshommes fut pour le cadeau du Bison, dans lequel était renfermé ce secret, devant les rendre possesseurs de grandes richesses.

L’amulette représentait un aigle, les ailes ouvertes, et n’était pas sans mérite au point de vue artistique. Le rude enfant des bois, qui l’avait façonnée, avait dû y consacrer beaucoup de temps et de patience, en sus d’un certain talent, pour couper ou sculpter d’un morceau de corne, l’objet qui, selon la croyance de son auteur, devait servir de préservatif contre beaucoup de choses plus ou moins redoutables.

Le talisman avait été teint en noir, d’un noir permanent, aussi égal, aussi pur en 1749 qu’à l’époque de sa fabrication.

À l’endroit où se trouvaient les yeux, la tête de l’aigle était percée de part en part, et par ce trou on pouvait introduire un cordon pour la suspendre au cou.

Joseph retourna l’amulette en tous sens, mais il ne put découvrir quel en était le secret.

Pierre regardait faire avec impatience ; il avait des fourmis dans les doigts : il lui semblait qu’il pourrait, lui, trouver en moins de temps le mot de l’énigme. Aussi, voyant l’insuccès de son parent, ne pût-il s’empêcher de dire :

— Donne-moi donc, Joseph, que j’essaie à mon tour ; peut-être serai-je plus heureux que toi ?

Joseph lui présenta l’objet ; Pierre l’examina d’abord minutieusement sur toutes ses faces. Avec la pointe d’un petit couteau qu’il pressait dans chaque ligne ou pli gravé sur l’os, il cherchait le moyen de l’ouvrir. Mais ses efforts furent vains.

Il tira sur les ailes, la tête, la queue ; la pièce, solide, ne se séparait pas.

Enfin, gagné par le dépit, Pierre dit, en jetant l’amulette rudement sur la table :

— J’en jette ma langue aux chiens !… Peste soit du vieux Mandane et de son talisman !…



Mais quelle ne fut pas sa surprise en voyant un petit morceau d’os s’échapper de la base de l’amulette, qui, à cette place, était ronde ! Il reprit vivement l’amulette et vit, par l’orifice ainsi révélé, un petit rouleau serré qui, déroulé à la lumière, donna trois morceaux ténus d’écorce de bouleau, d’environ trois pouces carrés.

Qu’étaient ces feuilles minces, si bien cachées par le Bison et qu’un coup de hasard venait de faire découvrir ?

Les deux amis en prirent une, qu’ils étudièrent ensemble.

Ce morceau offrait une petite carte du dessin ci-dessus. Une particularité qu’ils remarquèrent, au premier coup d’œil, fut la couleur de l’encre ou du liquide qui servit à la confection de la carte. On eut dit du sang !

Joseph, le premier, rompit le silence et dit :

— Voici une rivière qui doit être importante. Quelle singulière configuration du pays. Une fois vu, il n’y a pas à craindre de l’oublier.

— Tu m’as dit, je crois, que ton père se proposait de remonter la grande rivière, au nord du lac des Prairies, dans sa prochaine expédition à la découverte de la mer de l’ouest, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Joseph ; la route n’est pas aussi belle que celle du sud, que nous connaissons ; il a l’intention de s’aventurer plus au nord.

— Eh bien ! cela fera justement notre affaire. Nous irons par le nord, et si nous ne sommes pas sur la bonne voie, nous descendrons au sud. En ouvrant bien les yeux nous trouverons peut-être ce coin de terre, en suivant les Montagnes Rocheuses du nord au sud.

— Je vois sur la carte « La Pipe » ; c’est assez ressemblant avec aucune pipe, n’est-ce pas ?

— C’est une montagne, sans doute.



— Probablement. Mais, pour faire cette carte, l’auteur a dû grimper dans un arbre de haute taille et, esquisser de là l’aspect de la contrée.

— Vois donc cette marque et ce G, dit Pierre. Que peuvent signifier ces signes ?… Penses-tu que ce soit l’endroit du trésor que nous avons à chercher ?

— Non, fit de la Vérendrye, pensif, cette consonne veut dire plutôt qu’à cet endroit il y a une grotte !

— En effet, tu dois avoir raison. Et moi, je crois que dans cette grotte sont enfouies les richesses mentionnées par le vieux Mandane.

— J’en doute. Puis, il y a les jumelles. Ce sont deux buttes, peut-être. Ensuite nous venons à la montagne Ronde, et après, aux Crocs !…

— Brrr !… des Crocs ! dit Pierre, en interrompant son ami, ne trouves-tu pas que cela donne un peu sur les nerfs ?…

— Voyons un autre papier de bouleau, dit Joseph. Il prit un carré de dimension semblable au premier.

C’était encore une petite carte, ne représentant qu’une partie de la première, mais sur une échelle plus grande.

— Tiens ! c’est la Pipe en détail ! remarqua Pierre.

— Sans doute, et c’est probablement la solution du mystère qu’elle comporte. L’autre dessin donne une description générale du pays, afin de pouvoir se reconnaître et retrouver le trésor. Celui-ci est plus détaillé, c’est qu’il a plus d’importance.

Les deux hommes étudièrent en silence l’esquisse du second morceau d’écorce.

Puis ils examinèrent le troisième ; celui-ci contenait quelques lignes d’écriture.


G. UNE grotte spacieuse
o. extrémité de jumelle, mine d’or,
g enterré gros morceau
entre source et la grotte.
Nation sauvage à quelques
lieues o sud — a crindre.
Bon poste d’observacion sur
la pippe odessu de la G.
Ecris ceci o k ne pourrai
revenir pour que trouvaille
profitte à quelqu’un.


— Il était sage et prudent, dit Pierre, et si nous profitons de sa découverte, je lui promets de ne pas l’oublier. Nous ne pouvons qu’une chose pour lui : faire un don à quelque institution religieuse et obtenir, à titre de bienfaiteur, des prières spéciales pour le repos de son âme.

— Tu as bien pensé dit Joseph, en tapant amicalement de sa main sur l’épaule de son ami, je t’en félicite ! J’y songeais aussi, moi, et je me disais que je n’aurais pu jouir de ces biens, de cet or — si nous en trouvons — sans penser au pauvre garçon qui meurt si tristement, alors qu’il croyait voir la fortune lui sourire.

— Nous savons maintenant à quoi nous en tenir au sujet du secret du Bison… Nous sommes décidés à aller chercher cet or qui nous attend là-bas, à l’extrême Ouest Canadien, et la Providence semble nous favoriser. Ton Père, M. de Varennes, reçoit mission de procéder à la découverte de la mer de l’Ouest, et il va se remettre en route, bientôt ?

— À l’ouverture de la navigation, dès le printemps prochain, répondit Joseph.

— Toi, c’est décidé : tu feras partie de la nouvelle organisation ; mais moi ?… je n’en suis pas encore, et j’aimerais beaucoup à en être.

— Ne crains rien à cet égard, mon cher, je me fais fort de te caser dans notre troupe ; — et je serai bien content de t’initier aux charmes de la vie aventureuse, qui sera la nôtre dans quelques mois.

— Combien serons nous de temps absents de Ville-Marie ? Le sais-tu ?

Joseph se recueillit et calcula mentalement la durée de leur absence :

— Probablement trois ans !… pas moins, peut-être davantage.

— Eh ! bien, je dis que je ne vais pas perdre une seule occasion de m’amuser, d’ici au moment du départ… me créer en quelque sorte, une foule de tendres souvenirs pour occuper mon esprit, quand le soir, aux haltes que nous ferons, je fumerai, silencieux et rêveur, près du feu de camp.

— Tu vas donc essayer de revoir l’aimable brunette du bal de M. Longueil ?… Prends garde ! Si tu succombes devant le dieu de l’amour, tu n’auras plus la force de venir avec nous.

— Sois en repos là-dessus, mon cher chevalier… mon cœur ne s’embrase pas aussi facilement… ni pour mademoiselle Boucher de la Périère, ni pour mademoiselle de Montigny, si charmeuse qu’elle soit.

Et il donna à cette dernière phrase une intonation taquine, à l’adresse de M. de la Vérendrye.

— Y a-t-il longtemps que tu connais mademoiselle de Montigny ? demanda Joseph à son compagnon.

— Oh ! oui… plusieurs années…

— Tant que cela ?

— Ce n’est pas si long. Pourquoi t’exclamer ainsi ?

— C’est que je suis très étonné que tu n’aies pas brûlé de l’encens à son autel !… que l’on ne te compte pas au nombre de ses adorateurs !…

— Eh bien ! pour être franc avec toi, je vais t’avouer que j’ai essayé de brûler de l’encens, comme tu dis si joliment, aux pieds de cette petite divinité blonde, mais j’en ai été pour mes peines…

Joseph eut un moment de gaité, mais Pierre continua imperturbablement :

— Je m’en suis vite consolé… pas même versé une larme… Je me disais qu’il y en avait beaucoup de plus belles qu’elle, et…

— Arrête ! s’écria, Joseph en riant ; arrête ! tu blasphèmes !…

Mais en souriant, Pierre acheva ce qu’il voulait dire :

— … Et puis d’ailleurs ! tu sais, moi, je n’ai jamais été bien fol pour les yeux bleus !…

— Faisons la paix, dit de la Vérendrye, et tu y gagneras, car j’attaquerais ton idole aux yeux noirs.

En riant, ils se donnèrent la main, et conclurent un armistice de quelques heures, car l’incorrigible de Noyelles, ne pouvant réprimer son humeur gouailleuse bien longtemps, était sûr de revenir à la charge bientôt.

Joseph ramassa les petits papiers, cartes et textes, qu’il roula et glissa dans la cavité de l’amulette, puis, après l’avoir bien fermée, la mit dans la poche de son habit.

— Si tu veux, Pierre, nous dirigerons nos pas vers l’auberge où repose la dépouille mortelle du chef sauvage ?

— J’allais te le proposer, dit Pierre.

Au même instant, un grattement se fit entendre à la porte de la chambre de Joseph et, sur la réponse de ce dernier, un domestique entra, portant une missive à son adresse.

Joseph la prit et la lut.

Elle était du sieur Varin, sub-délégué de l’Intendant, ou, si on trouve cela plus clair, du juge de Ville-Marie, le priant de passer à son bureau pour déposer ce qu’il savait du meurtre commis la nuit précédente sur la personne du Mandane, le Bison.

Les deux inséparables s’y rendirent à l’instant.