Le brigadier Frédéric/16

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 228-238).
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XVI

Depuis ce jour, n’osant pas écrire ce que je savais et ne recevant pas de nouvelles de la maison je vécus dans la tristesse.

Représente-toi, Georges, un homme de mon âge, seul au milieu des étrangers, dans une petite chambre d’auberge, regardant des heures entières la neige voltiger contre ses vitres, écoutant les bruits du dehors, — une charrette qui passe, un peloton de Prussiens qui fait sa ronde, un chien qui aboie, des gens qui se disputent, — sans autre distraction que ses rêveries et ses souvenirs.

« Que fait-on là-bas ? La grand’mère vit-elle encore ? Et Marie-Rose, qu’est-elle devenue… et Jean… et tous les autres ? »

Toujours ce poids sur le cœur !

« Il n’arrive pas de lettres, tant mieux…, dans un cas de malheur, Marie-Rose m’aurait écrit. Elle n’écrit pas… tant pis !… Peut-être est-elle aussi malade ! »

Ainsi de suite du matin au soir.

Quelquefois, quand des voix bourdonnaient en bas dans la salle, je descendais pour apprendre des nouvelles de la guerre. L’espérance, — ce grand mensonge qui dure toute la vie, — est tellement enraciné dans notre âme, qu’on s’y cramponne jusqu’à la fin.

Je descendais donc, et là, le long des tables, autour du fourneau, des gens de toute sorte, marchands, paysans, rouliers, causaient de combats dans le Nord, dans l’Est, de pillages, de fusillades, d’incendies, de contributions forcées, d’otages…, qu’est-ce que je sais ?

Paris se défendait toujours ; mais du côté de la Loire, nos jeunes troupes avaient été forcées de reculer : les Allemands étaient trop ! Il en arrivait par tous les chemins de fer ; et puis, les armes, les munitions nous manquaient. Cette jeune armée, rassemblée à la hâte, était forcée de soutenir cette rude guerre, et ce poids terrible devait l’écraser à la longue.

C’est ce que racontaient les journaux de la Belgique, de la Suisse, que des voyageurs laissaient quelquefois en passant.

Le bombardement de Belfort continuait. Le temps était affreux, la neige, les gelées les plus froides se suivaient. On aurait dit que l’Éternel se mettait contre nous.

Moi, Georges, il faut que je l’avoue, après tant de malheurs, j’étais abattu ; la moindre rumeur m’inquiétait, j’avais toujours peur d’apprendre de nouveaux désastres ; quelquefois aussi l’indignation m’emportait jusqu’à vouloir partir malgré mes vieilles jambes, et me faire exterminer n’importe où, pour en finir.

L’ennui, le découragement avaient pris le dessus, quand enfin je reçus une lettre de ma fille.

La grand’mère était morte !

Marie-Rose allait venir me rejoindre à Saint-Dié. Elle me disait de louer un petit logement, voulant amener quelques-uns de nos meubles, du linge, de la literie, et vendre le reste au Graufthâl, avant son départ.

Elle me disait aussi que Starck s’était offert de la conduire sur sa charrette, par Sarrebourg, Lorquin, Raon-l’Étape ; que le voyage durerait bien trois jours, mais que nous pourrions nous embrasser vers la fin de la semaine.

Ainsi, la pauvre grand’mère avait cessé de souffrir ; elle reposait à côté de Catherine, sa fille, et du père Bruat, que j’avais tant aimés ! Je me dis qu’ils avaient tous eu plus de chance que moi ; qu’ils dormaient parmi les anciens, à l’ombre de nos montagnes.

L’idée de revoir ma fille me fit du bien. Je me représentai que nous ne serions plus seuls, que nous pourrions vivre sans grande dépense jusqu’à la fin de l’invasion ; et puis qu’au retour de Jean, lorsqu’il serait replacé quelque part, nous rebâtirions notre nid dans le fond d’un bois ; que j’aurais ma retraite ; et que malgré toutes nos misères, je finirais mes jours dans le calme et la paix, au milieu de mes petits-enfants.

Cela me paraissait naturel. Je me représentais que Dieu est juste, et que tout rentrerait bientôt dans l’ordre.

C’est le 5 janvier 1871 que Marie-Rose arriva.

J’avais loué pour ta francs par mois deux petites chambres et la cuisine au second étage de la maison voisine du Lion-d’Or, chez M. Michel, jardinier, un bien brave homme, qui nous a rendu par la suite de grands services.

Il faisait très-froid ce jour-là.

Marie-Rose m’avait bien écrit qu’elle viendrait, mais sans me dire si ce serait le matin ou le soir ; j’étais donc forcé d’attendre.

Vers midi, la charrette de Starck parut enfin au bout de la rue, toute couverte de meubles et d’effets de literie.

Marie-Rose était sur la voiture, dans la grosse pèlerine de sa mère ; le grand charbonnier, devant, conduisait ses chevaux par la bride.

Je descendis et je courus à leur rencontre. J’embrassai Starck, qui venait de faire halte, puis ma fille, en lui disant tout bas :

« J’ai des nouvelles de Jean… Il a passé par Saint-Dié… C’est M. d’Arence qui lui a donné les moyens de traverser les lignes prussiennes et de rejoindre l’armée de la Loire. »

Elle ne répondit pas ; mais comme je parlais, je sentis sa poitrine se gonfler et ses bras me serrer avec une force extraordinaire.

On se remit en route ; cinquante pas plus loin nous étions devant notre logement. Starck mena ses chevaux à l’écurie du Lion-d’Or. Marie-Rose entra dans la grande salle de l’auberge ; et la bonne mère Ory, qui nous attendait sur la porte, lui fit prendre tout de suite une tasse de bouillon pour la réchauffer, car elle avait bien froid.

Ce même jour, Starck et moi nous montâmes les meubles. À quatre heures, tout était en place. On fit du feu dans le poêle. Marie-Rose était si fatiguée, qu’il fallut presque l’aider à monter.

J’avais bien remarqué d’abord sa pâleur et ses yeux brillants, cela m’étonnait ; mais j’attribuais ce changement aux longues veillées, au chagrin, à l’inquiétude et surtout aux fatigues de ce voyage de trois jours, dans une voiture découverte, par un froid terrible. Mon Dieu ! n’était-ce pas naturel après tant de souffrances ? Je la savais forte ; depuis son enfance, elle n’avait jamais été malade ; je me disais que cela se remettrait, et qu’avec un peu de soins et de tranquillité elle reprendrait bien vite ses belles couleurs.

Une fois en haut, en face du petit feu qui flamboyait, voyant la chambre bien propre, la vieille armoire au fond, les vieux cadres de la maison forestière pendus au mur, et notre vieille horloge en train de marcher dans le coin à droite, derrière la porte, Marie-Rose parut contente et me dit :

« Nous serons bien ici, mon père ; nous resterons tranquilles, et les Allemands ne nous chasseront pas plus loin. Pourvu que Jean arrive bientôt, nous vivrons en paix. »

Sa voix était enrouée.

Elle voulut aussi voir la petite cuisine sur la cour ; le jour arrivant par-dessus les toits, rendait ce réduit un peu sombre, mais elle trouva tout bien.

Comme nous n’avions pas encore de provisions, j’avais fait apporter le dîner de l’auberge, avec deux bouteilles de vin.

Starck ne voulut rien recevoir en dehors des frais de route. Il disait que dans cette saison on n’avait pas d’ouvrage au bois, et qu’il aimait autant être venu, que d’avoir laissé ses chevaux à l’écurie ; mais il ne pouvait me refuser un bon dîner, et puis il aimait aussi un bon verre de vin.

Alors à table Marie»Rose me raconta la mort de la pauvre grand’mère en détail ; comment elle s’était éteinte, après avoir crié trois jours et trois nuits de suite, dans ses rêves : « Bruat !… Frédéric !… Les Allemands !… Frédéric !… ne m’abandonnez pas… Emmenez-moi avec vous ! » Enfin le bon Dieu avait fini par la prendre ; et la moitié du Graufthâl l’avait accompagnée par les neiges jusqu’à Dôsenheim, pour l’enterrer avec les nôtres.

En racontant ces choses tristes, Marie-Rose ne pouvait retenir ses larmes, et de temps en temps elle s’arrêtait pour tousser, c’est pourquoi je lui dis que c’était assez comme cela, que je ne voulais pas en apprendre davantage.

Et le dîner étant fini, je remerciai Starck des services qu’il nous avait rendus. Je lui dis que dans le malheur on apprend à connaître ses véritables amis, et d’autres choses justes qui lui firent plaisir, parce qu’il les méritait. Sur les six heures, il repartit, malgré tout ce que je pus lui dire pour l’engager à rester. Je l’accompagnai jusqu’au bout de la rue, le priant de remercier le père Ykel et sa fille de ce qu’ils avaient fait pour nous ; et, s’il allait du côté de Feisberg, de raconter à la mère Margrédel dans quel état nous étions, et de l’engager surtout à nous envoyer toutes les nouvelles de Jean qu’elle pourrait recevoir.

Il le promit, et nous nous séparâmes.

Je revins alors tout pensif, content d’avoir mon enfant près de moi, mais inquiet du gros rhume qui l’empêchait de parler. Pourtant, je n’avais aucune crainte sérieuse, comme je te l’ai dit, Georges. Quand on a toujours vu les personnes en bonne santé, on sait bien que de pareils accidents ne signifient pas grand’chose.

Il nous restait sept ou huit semaines d’hiver à passer. Au retour du mois de mars, le soleil est déjà beau, le printemps commence ; en avril, abrités comme nous l’étions par la grande côte de Saint-Martin, nous allions bientôt voir les jardinets et les prairies reverdir à l’ombre des forêts.

Nous avions aussi, au bord de nos fenêtres, deux grosses caisses de plantes grimpantes, que je me figurais d’avance étendues sur nos vitres, et qui devaient un peu nous rappeler la maison forestière.

Toutes ces choses me paraissaient bonnes, et, dans mon attendrissement de revoir Marie-Rose, je me représentais l’avenir en beau ; je voulais vivre pour nous seuls, en attendant le retour de Jean, et ne nous inquiéter que le moins possible de la guerre, quoique cela soit bien difficile, lorsque le sort de la patrie est en jeu, oui, bien difficile ! Je me promettais de ne dire à ma fille que les choses agréables, les victoires, si nous avions le bonheur d’en remporter, et surtout de lui cacher mes inquiétudes au sujet de Jean, dont le long silence me donnait quelquefois des idées sombres.

Au milieu de ces pensées, je remontai chez nous. La nuit était venue. Marie-Rose m’attendait auprès de la lampe ; elle se jeta dans mes bras, en murmurant :

« Ah ! mon père, quel bonheur d’être encore une fois ensemble !

— Oui, oui, mon enfant, lui répondis-je ; et d’autres, éloignés maintenant, reviendront aussi ! Il faut encore un peu de patience… Nous avons trop souffert injustement, pour que cela dure toujours. Maintenant, tu es un peu malade… ce voyage t’a fatiguée… mais ça ne sera rien ! Va dormir, mon enfant, repose-toi. »

Elle entra dans sa chambre, et je me couchai, remerciant Dieu de m’avoir rendu ma fille.