Le Voyageur enchanté/Chapitre 5

Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 80-109).


V


Mais, résolu à me procurer ce plaisir, je me demandais quel serait le meilleur moyen d’irriter l’officier et de le décider à en venir aux mains avec moi. Je m’assis, je pris le peigne que j’avais en poche et fis mine de me peigner. Pendant ce temps, le remonteur s’approchait de sa petite dame.

Elle se mit à lui raconter comme quoi je ne voulais pas lui rendre sa fille.

Il répondit à la jeune femme en lui passant doucement sa main sur la tête :

— Ce n’est rien, mon âme, ce n’est rien : j’ai un procédé infaillible pour le rendre traitable. Montrons-lui de l’argent et nous aurons tout de suite raison de sa résistance. Si ce moyen même reste inefficace, eh bien ! nous lui enlèverons l’enfant sans plus de formalités.

Ayant ainsi parlé, il s’avança vers moi et me tendit une liasse d’assignats.

— Voici mille roubles, dit-il, — remets-nous l’enfant, et va avec cet argent où tu voudras.

Décidé à être impoli, je ne me hâtai pas de lui répondre : je commençai par me lever lentement, puis j’accrochai mon peigne à ma ceinture, je toussai, et enfin pris la parole :

— Non, Votre Noblesse, déclarai-je, — ce moyen ne réussira pas avec moi.

En même temps, je lui arrachai des mains les assignats, je les couvris de crachats et les jetai à terre.

— Tout beau ! Apporte, ramasse ! lui dis-je ensuite.

Rouge de colère, il fondit sur moi, mais vous pouvez voir vous-mêmes comme je suis bâti : un officier en uniforme n’était pas pour me faire peur. D’une légère poussée je l’envoyai rouler les quatre fers en l’air. Comme son sabre traînait à terre à côté de lui, je marchai dessus, je le piétinai en disant :

— Vois : ta bravoure, je l’écrase sous mon pied !

Mais, bien que la force physique lui fît défaut, il n’avait pas froid aux yeux, ce petit officier. Voyant qu’il ne pouvait me reprendre son sabre, il dégrafa son ceinturon et s’élança sur moi les poings fermés… Bien entendu ; tout ce qu’il y gagna fut une solide raclée que je lui administrai ; néanmoins la noblesse et la fierté de son caractère me plurent : je ne prenais pas ses billets de banque et il ne voulait pas les ramasser.

Quand le combat eut cessé entre nous, je lui criai :

— Altesse, reprends donc ton argent, tu en auras besoin pour tes dépenses de voyage !

Que croyez-vous qu’il fit ? Au lieu de ramasser ses assignats, il courut droit à l’enfant et s’en empara, mais, naturellement, il venait à peine de la prendre par une main que je la saisissais par l’autre.

— Eh bien ! tire-la, dis-je au uhlan, — nous allons voir qui de nous deux en aura la plus grosse moitié !

— Coquin, drôle, monstre ! vocifère-t-il, et il me crache au visage, mais il lâche l’enfant et se contente d’entraîner la dame. Désespérée, celle-ci pousse des cris lamentables ; tout en suivant le remonteur qui l’emmène de force, elle se retourne de notre côté, tend les bras vers moi et vers sa petite fille… Je vois, je sens qu’elle est comme déchirée en deux, partagée entre son amant et son baby… Et à ce moment même, je vois soudain accourir de la ville le barine chez qui je sers, il a en main un pistolet, et à chaque instant fait feu de son arme.

— Arrête-les, Ivan, arrête-les !… me crie-t-il.

« Bah ! pensai-je, tu crois que je vais les arrêter pour te faire plaisir ? Qu’ils s’aiment ! »

Et je m’empressai de rejoindre le couple.

— Tenez ! Foin de ce diable ! dis-je aux deux amants en leur remettant la petite fille. ― Mais maintenant prenez-moi avec vous, sinon, il me livrera à la justice, attendu que je suis en possession d’un faux passeport.

— Nous partirons tous ensemble, cher Ivan, me répondit la dame, — et tu vivras avec nous.

Nous détalâmes donc avec la fillette, laissant à mon barine comme fiche de consolation les assignats, la chèvre et mon passeport.

Je fis route jusqu’à Penza avec mes nouveaux maîtres. Pendant que le tarantas roulait, assis sur le siège du cocher, je ne cessais de me dire : « Ai-je bien fait de battre cet officier ? Il a reçu le commandement d’un escadron ; à la guerre il défend la patrie avec son sabre ; son grade peut-être ne permet pas à l’empereur lui-même de le tutoyer, et moi, imbécile, je l’ai traité d’une façon si outrageante ! »

Puis, quand je m’étais longuement répété cela, mes pensées prenaient un autre cours et je me demandais quelle situation serait maintenant la mienne….

Nous arrivâmes à Penza au moment de la foire. Le uhlan me dit :

— Écoute, Ivan, tu sais, je pense, que je ne puis pas te garder près de moi.

— Pourquoi donc ? interrogeai-je.

— Parce que je suis au service et que tu n’as pas de passeport.

— Si, j’en avais un, seulement il était faux, répondis-je.

— Eh bien ! tu vois, reprit-il, — d’ailleurs, tu ne l’as même plus à présent. Tiens, voici deux cents roubles pour tes frais de voyage, va où tu veux et que Dieu t’assiste !

J’avoue que je n’avais pas la moindre envie de quitter ces gens-là pour aller ailleurs, car je m’étais attaché à la petite fille ; mais force me fut de m’incliner devant la volonté de l’officier.

— Eh bien ! adieu, fis-je, — je vous remercie humblement de votre générosité. Seulement voilà, il y a encore une chose…

— Quoi ? interrompit-il.

— Il y a que vous avez des torts à me reprocher : je me suis battu avec vous et je vous ai dit des grossièretés. Il se mit à rire.

— Laisse donc, qu’est-ce que cela fait ? Tu es un brave moujik. Que Dieu te pardonne !

— Non, répliquai-je, — vous aurez beau dire, je ne l’entends pas ainsi, car cela ne peut rester sur ma conscience : vous êtes un défenseur de la patrie, et peut-être que l’empereur lui-même vous a dit « vous ».

— C’est la vérité, dit-il, — quand nous recevons notre grade, on écrit dans notre brevet : « Nous vous estimons et nous ordonnons qu’on vous respecte. »

— Eh bien ! permettez, je ne puis pas supporter cela plus longtemps…

— Mais à présent qu’est-ce que tu y feras ? Ce sont là des regrets inutiles, car tu ne peux pas retirer la raclée que tu m’as flanquée.

— Quant à la retirer, non, c’est impossible, mais du moins, pour le soulagement de ma conscience, veuillez me donner à votre tour autant de soufflets qu’il vous plaira, repris-je et je gonflai devant lui mes deux joues.

— Mais pourquoi donc ? dit le uhlan, — pourquoi te frapperais-je ?

— Parce que ma conscience le réclame, parce que je ne veux pas avoir insulté impunément un officier de mon empereur.

De nouveau il se mit à rire, de nouveau je me plantai devant lui en gonflant mes joues le plus possible.

— Pourquoi grimaces-tu ainsi ? me demanda-t-il.

— Je fais, répondis-je, — ce que les règlements militaires ordonnent au soldat qui s’apprête à recevoir une punition : veuillez me frapper sur les deux joues.

Ayant achevé ces paroles, je commençai à gonfler mon visage, mais, au lieu de me souffleter, le uhlan s’élança vers moi par un brusque mouvement et m’embrassa.

— Assez, pour l’amour du Christ, assez, Ivan, dit-il ; — à Dieu ne plaise que je lève jamais la main sur toi, seulement dépêche-toi de t’en aller, tant que Machenka et sa fille ne sont pas ici, autrement il y aura à ton départ une scène de larmes.

— Ah ! c’est une autre affaire ; pourquoi leur causerais-je du chagrin ?

Et, quelque pénible que cela me fût, je dus me résigner à partir au plus vite, sans prendre congé ni de la jeune dame ni de sa fille.

« Où irai-je maintenant ? me dis-je, une fois sorti de la maison. Voilà déjà longtemps que je me suis sauvé de chez mes maîtres, et je n’ai encore fait long feu nulle part… J’en ai assez : je vais me déclarer à la police. » Cependant une réflexion m’arrêta : en ce moment j’avais de l’argent, et les policiers me prendraient jusqu’au dernier grosch. « Il y aura toujours une partie de mes fonds qui ne tombera pas entre leurs mains, décidai-je ; je vais d’abord me régaler de thé et de craquelins dans un traktir ». Je me rendis donc sur le champ de foire et j’entrai dans un établissement où je demandai du thé avec des craquelins. Je prolongeai la séance autant que je pus ; quand enfin je vis qu’il était impossible de rester plus longtemps, j’allai faire un tour au dehors. Je passai la Soura et, dans la steppe située au delà de cette rivière, j’aperçus des troupeaux de chevaux et des tentes tatares. Celles-ci étaient toutes pareilles les unes aux autres ; une seule se distinguait par le bariolage de ses couleurs ; autour d’elle divers messieurs examinaient des chevaux de selle. Militaires, civils, propriétaires, tous ceux qui étaient venus à la foire, fumaient leur pipe debout, et au milieu d’eux, sur un tapis de feutre de diverses couleurs, était gravement assis un Tatare, mince et long comme un échalas, qui portait une robe de chambre bigarrée et avait sur la tête un bonnet doré. Avisant dans la foule un homme qui, au traktir, avait pris du thé à côté de moi, je liai conversation avec lui.

— Quel est donc, lui demandai-je, — ce Tatare si important qui seul reste assis quand tous les autres se tiennent debout ?

— Est-il possible que tu ne le connaisses pas ? me répondit-il ; — c’est le khan Djangar.

— Et qu’est-ce encore que le khan Djangar ?

— Le khan Djangar est le premier éleveur de la steppe ; ses troupeaux de chevaux paissent dans toute l’étendue des Rîn Peski, depuis le Volga jusqu’à l’Oural, et lui-même, ce khan Djangar, n’est ni plus ni moins que le tsar de ces contrées.

— Est-ce que cette steppe ne nous appartient pas ?

— Si, cette steppe nous appartient, seulement il nous est impossible de l’occuper, car il n’y a là, jusqu’à la mer Caspienne, que des marais salants ou de l’herbe, et un employé n’y trouverait rien à prendre. Voilà pourquoi le khan Djangar y règne ; il a, dit-on, dans les Rîn Peski ses scheiks, ses scheiks-zadis, ses malozadis, ses mamas, ses derviches et ses uhlans sur qui il exerce un souverain empire et qui lui obéissent comme des esclaves.

Pendant que mon interlocuteur me donnait ces renseignements, un Tatare amena devant le khan une petite cavale blanche et se mit à faire certaines simagrées. Le khan se leva, prit un fouet à long manche et, se plaçant en face de la jument, lui allongea un coup de fouet sur le front. Mais debout, quel aspect il vous avait, le brigand ! On aurait dit une statue, tant il était majestueux ; l’œil ne pouvait se détacher de sa personne. En même temps il était facile de voir que le cheval n’avait pas de secret pour lui. Habitué depuis l’enfance à observer ces choses-là, je remarquai aussi que la jument elle-même se sentait en présence d’un connaisseur ; son attitude semblait dire : « Regarde-moi bien, vois comme je suis belle ! » L’imposant Tatare l’examina longuement, mais non à la manière de nos officiers qui, en pareil cas, ne cessent de tourner autour de l’animal : tant que dura son inspection, le khan ne quitta pas sa place ; tout à coup il lâcha son fouet et, en signe d’admiration, se baisa silencieusement les doigts ; puis il se rassit sur son tapis de feutre. La cavale, restée jusqu’alors immobile, commença aussitôt à agiter les oreilles et à folâtrer.

Les messieurs qui se trouvaient là se disputent alors à coups de billets de banque la possession de cette jument : celui-ci en offre cent roubles, celui-là cent cinquante, tous enchérissent à l’envi les uns sur les autres. C’était vraiment une superbe bête : pas grande, de la taille d’un cheval arabe, mais bien proportionnée, une petite tête, un œil plein comme une pomme, des oreilles droites, des flancs sonores, un dos comme une flèche, des jambes légères, faites au tour et d’une agilité sans égale. En ma qualité d’amateur, j’étais fasciné par une telle beauté, au point de ne pouvoir en détacher mes regards. Voyant que tout le monde est toqué de cette cavale et que les messieurs en offrent de grosses sommes, le khan fait signe à un sale petit Tatare ; celui-ci s’élance sur le dos de la jument blanche ; il s’y installe, vous savez, à sa façon, à la tatare, et elle s’envole avec la rapidité d’un oiseau, comme s’il lui était soudain poussé des ailes. À peine s’est-il penché sur son garrot et l’a-t-il excitée de la voix, qu’elle disparaît dans un tourbillon de poussière. « Ah ! serpent ! dis-je à part moi ; ah ! outarde de la steppe ! Où a pu naître un aspic comme toi ? » Et je sens mon âme entraînée vers elle par une véritable passion. Le Tatare la ramène, elle souffle à la fois par les deux naseaux et c’est fini, il n’y a plus en elle trace de fatigue, la voilà fraîche comme si elle n’avait pas fourni cette course. « Ah ! ma chère ! Ah ! ma chère ! » disais-je in petto. Je crois que si le khan m’avait demandé pour ce cheval non pas seulement mon âme, mais mon père et ma mère, je les aurais donnés sans hésitation ; mais comment penser à devenir possesseur d’une pareille bête quand les barines et les remonteurs en avaient déjà offert inutilement Dieu sait quelles sommes ? Tout à coup, d’au delà de la Soura nous voyons accourir à bride abattue un cavalier monté sur un cheval moreau, il tient à la main un large chapeau qu’il ne cesse d’agiter. Arrivé à l’endroit où a lieu la vente, il saute à terre, laisse là sa monture et s’approche vivement de la jument blanche.

— Elle est à moi, dit-il.

— Comment donc ? répond le khan ; — les messieurs en offrent cinq cents roubles.

Le cavalier était un Tatare d’une taille gigantesque, avec un ventre énorme et une trogne toute pelée que trouaient deux petits yeux semblables à d’étroites lézardes.

— Je donne cent roubles de plus que tous les autres ! clame-t-il aussitôt.

Piqués d’émulation, les messieurs couvrent cette mise et le khan Djangar fait claquer ses lèvres ; sur ces entrefaites arrive un second cavalier tatare monté sur un cheval alezan à crinière blanche. Le nouveau venu est un homme maigre, jaune, n’ayant que les os et la peau, mais son insolence dépasse encore celle de l’autre. Il met pied à terre et va se planter comme un clou devant la jument blanche en disant :

— Je couvre toutes les enchères : je veux que cette jument soit à moi !

Je demande à mon voisin pourquoi les choses ont pris cette tournure ?

— Parce que telle est la manière d’agir du khan Djangar, me répond-il. — Ce n’est pas la première fois, c’est presque à chaque foire qu’il en use de la sorte : il commence par vendre tous les chevaux ordinaires qu’il a amenés ici ; puis, le dernier jour, il tire, le diable sait d’où, comme d’une boîte à surprises, une ou deux bêtes qui font tourner la tête aux connaisseurs ; lui, le rusé Tatare, cela l’amuse, sans compter l’argent qu’il empoche. Comme on lui connaît cette habitude, on attend le dernier cheval qu’il tient en réserve. Cette fois-ci, les choses se sont encore passées de la même façon : tout le monde pensait que le khan partirait aujourd’hui et, en effet, il partira ce soir ; mais maintenant tu vois quelle jument il a présentée…

— Le fait est, dis-je, — que c’est un cheval admirable !

— Admirable, en vérité ! Il l’a, dit-on, conduite à la foire au milieu d’un troupeau de chevaux où elle était si bien cachée qu’on ne pouvait pas la voir ; personne ne la connaissait à l’exception des Tatares qui viennent d’arriver et à eux il disait que sa jument n’était pas à vendre, qu’elle était promise ; la nuit, il la séparait des autres et la confiait à la garde d’un palefrenier spécial, et tout d’un coup voilà qu’il l’exhibe à présent et la met en vente. Tu verras, il va s’en passer de drôles à l’occasion de cette jument et le chien la vendra un fameux prix ; veux-tu parier que je te dis à qui elle sera adjugée ?

— Pourquoi parierions-nous à ce propos ?

— Parce que tout à l’heure cela va chauffer ; à coup sûr, tous les messieurs s’effaceront et le cheval restera à l’un de ces deux Asiatiques.

— Bah ! fis-je, — ils sont donc bien riches ?

— Oui, et ce sont des amateurs passionnés ; ils possèdent de grands troupeaux de chevaux et, quand un beau cheval est à vendre, ils se le disputent mordicus. Tout le monde les connaît : le ventru qui a le visage tout pelé s’appelle Bakchéï Otoutcheff, et le maigre qui ressemble à un squelette ambulant, c’est Tchepkoun Emgourtchéeff, — tous deux sont des amateurs forcenés, regarde le divertissement qu’ils vont nous donner.

Je ne répondis pas et prêtai mon attention à la scène que j’avais sous les yeux. Les messieurs qui tout à l’heure « poussaient » la jument avaient renoncé à l’acquérir et s’étaient réduits au rôle de simples spectateurs ; les deux Tatares se repoussaient l’un l’autre et à chaque instant frappaient dans la main du khan Djangar ; tremblant de tout leur corps, ils se cramponnaient à l’animal, objet de leur convoitise ; tour à tour chacun d’eux élevait la voix.

— En sus de l’argent, je donne encore pour elle cinq têtes (c’est-à-dire cinq chevaux), crie l’un.

— J’en donne dix ! réplique aussitôt l’autre.

— Je donne quinze têtes ! reprend Bakchéï Otoutcheff.

— Et moi, vingt ! riposte Tchepkoun Emgourtchéeff.

— Vingt-cinq !

— Trente !

Évidemment ils n’ont plus rien à donner ni l’un ni l’autre. Après avoir entendu Tchepkoun crier : « Trente ! » Bakchéï ne met pas de surenchère et se borne à offrir le même chiffre que son concurrent. Mais alors Tchepkoun promet une selle par-dessus le marché ; Bakchéï d’offrir aussitôt une selle et un khalat ; incontinent Tchepkoun se dépouille du sien et derechef les voilà tous deux au bout de leur rouleau. « Écoute-moi, khan Djangar, crie Tchepkoun, je vais chercher ma fille chez moi et je te la donnerai ». Bakchéï promet aussi sa fille et, cette fois encore, il n’y a plus moyen pour eux d’enchérir l’un sur l’autre. Soudain un brouhaha s’élève dans la foule des Tatares qui assistent à la vente, on sépare les concurrents pour les empêcher de se ruiner, on entraîne de force celui-ci d’un côté, celui-là de l’autre, on leur adresse des observations accompagnées de grands coups de poing dans les côtes. Je demande à mon voisin :

— Dis-moi, je te prie, qu’est-ce qu’ils font à présent ?

— Tu le vois bien, me répond-il, — ces princes les ont séparés parce qu’ils ont pitié d’eux, ils ne veulent pas les laisser consommer leur ruine ; en ce moment ils s’efforcent de faire entendre raison à Tchepkoun et à Bakchéï ; ils les invitent à régler leur différend à l’amiable, en se désistant de leurs prétentions réciproques.

— Comment, en se désistant ? Mais est-ce que cela est possible, quand ils ont tous deux si grande envie de la jument ? Il est clair qu’ils ne consentiront jamais à une transaction.

— Pourquoi pas ? Les Asiatiques sont des gens sérieux et positifs ; ceux-ci comprendront que ce serait une folie à eux de sacrifier toute leur fortune pour la plus grande joie du khan Djangar et, après lui avoir offert le prix voulu, ils en découdront d’un commun accord pour décider à qui le cheval appartiendra.

« Ils en découdront… » Que signifiaient ces mots ? Je le demandai à mon interlocuteur, mais il me répondit :

— Je n’ai pas besoin de te donner des explications, tu n’as qu’à regarder, cela va commencer tout de suite.

Le fait est que la médiation des chefs tatares paraissait avoir réussi, car Bakchéï Otoutcheff et Tchepkoun Emgourtchéeff étaient devenus beaucoup plus calmes. Je les vis fendre la foule qui les séparait, s’avancer d’un pas rapide l’un vers l’autre et se frapper dans la main.

— C’est convenu ! déclare le premier.

— C’est convenu ! répète le second.

Ils se dépouillent en un clin d’œil de tous leurs vêtements et ne gardent sur le corps que leur large haut-de-chausses rayé ; ensuite ils s’asseyent à terre vis-à-vis l’un de l’autre, pareils à deux tringas des steppes.

C’était la première fois que j’avais l’occasion d’assister à une telle scène, aussi m’intriguait-elle au plus haut point.

Cependant les deux Tatares s’empoignent réciproquement la main gauche, écartent les jambes et se placent pieds contre pieds ; après quoi ils crient :

— Donne !

Que veulent-ils se faire « donner » ? je ne le devine pas, mais dans le groupe formé par leurs compatriotes on répond :

— Tout de suite, batchka, tout de suite.

Et du milieu de cette foule sort un vieux Tatare à la physionomie grave qui tient dans ses mains deux fouets de dimension respectable ; il les montre au public ainsi qu’à Tchepkoun et à Bakchéï.

— Regardez, dit-il, — ils sont exactement pareils.

— En effet, crient les Tatares, — nous voyons tous qu’il n’y a aucune différence entre ces deux fouets. Les choses ont été faites consciencieusement. Qu’ils se mettent en place et commencent !

Bakchéï et Tchepkoun saisissent avec empressement les nagaïkas, sans attendre que le vieillard les leur donne.

— Un instant ! fait celui-ci.

Lui-même remet un des fouets à Tchepkoun, l’autre à Bakchéï, puis il frappe à trois reprises dans ses mains… À peine ce signal a-t-il été donné que Bakchéï cingle de toute sa force le dos nu de Tchepkoun, ce dernier riposte de la même façon et le dialogue continue, rapide et animé, entre les deux adversaires. Ils se regardent dans les yeux, les pieds de l’un appuyés contre les pieds de l’autre, et s’étreignent avec force la main gauche tandis que la droite manie le fouet… Oh, quels coups ils s’allongent ! L’un fait de belles marques, mais l’autre en fait de plus belles encore. Leurs yeux deviennent hagards, leurs mains gauches s’engourdissent, mais ni l’un ni l’autre ne s’avoue vaincu.

Je m’adresse à ma nouvelle connaissance :

— Sans doute, lui dis-je, — cette façon de vider un différend est chez eux quelque chose d’analogue à ce qu’est le duel chez nos messieurs ?

— Oui, c’est leur manière de se battre en duel, seulement eux, ce n’est pas pour l’honneur qu’ils se battent, mais pour s’épargner des frais.

— Mais est-ce qu’ils peuvent se fouetter longtemps ainsi ?

— Tant que cela leur plaira et qu’ils en auront la force, m’est-il répondu.

Pendant ce temps, la partie se poursuit entre les deux Tatares et de vives discussions s’engagent à leur sujet dans la foule. « Tchepkoun aura le dessus », disent les uns. « Non, répliquent les autres, l’avantage restera à Bakchéï. » Des paris sont ouverts, ceux-ci tiennent pour Bakchéï, ceux-là pour Tchepkoun. Les connaisseurs observent les yeux, les dents, les dos des adversaires et chacun met son argent sur celui qu’il croit, d’après certains indices, devoir être vainqueur. L’homme avec qui je causais était du nombre de ces spectateurs expérimentés ; d’abord, il avait parié pour Bakchéï, mais ensuite je l’entendis en témoigner ses regrets.

— Ah, zut, j’ai perdu mes deux grivnas : Tchepkoun battra Bakchéï.

— Qu’en sais-tu ? lui dis-je. — On ne peut encore rien affirmer : jusqu’à présent, ils vont bien tous les deux.

— Quant à ça, oui, me répondit-il, — tous les deux vont encore bien, mais il y a plus de méthode chez l’un que chez l’autre.

— À mon avis, repris-je, — c’est encore Bakchéï qui détache les plus beaux coups de fouet.

— Eh bien ! voilà qui est mauvais. Non, mes deux grivnas sont flambées : Tchepkoun le battra.

« Que c’est drôle ! » pensai-je. Cet homme avait une manière de juger qui me déroutait ; pourtant il devait être ferré sur la matière puisqu’il pariait !

Ma curiosité était si vivement excitée que j’insistai pour savoir sur quoi il fondait son pronostic.

— Cher homme, l’interpellai-je de nouveau, — dis-moi pourquoi maintenant tu as peur pour Bakchéï.

— Que tu es bête ! répliqua-t-il, — regarde donc quel dos a Bakchéï.

Je regardai, mais je n’en fus pas plus avancé : c’était un fort beau dos : grand, large, capitonné comme un édredon.

— Et vois-tu comme il tape ? poursuivit mon interlocuteur.

Je remarquai alors que Bakchéï frappait avec rage ; ses yeux sortaient presque de leurs orbites et à chaque coup il faisait jaillir le sang.

— Eh bien ! maintenant, songe à ce qui se passe dans son intérieur.

— Comment, dans son intérieur ? Tout ce que je vois c’est qu’il se tient droit, qu’il ouvre la bouche toute grande et qu’il aspire l’air rapidement.

— Tout cela ne vaut rien, observa mon expérimenté voisin ; — grâce à la largeur de son dos, chaque coup qu’il reçoit l’atteint sur une surface considérable ; il précipite son jeu, il s’essouffle et, comme il ne ménage pas sa respiration, il allume un incendie dans son intérieur.

— Ainsi, demandai-je, — il y a plus de chances en faveur de Tchepkoun ?

— Certainement : vois-tu, il est tout sec, il n’a que les os et la peau, sur un petit dos anguleux comme le sien le fouet n’a guère de prise. D’autre part, au lieu de faire pleuvoir les coups avec la précipitation irréfléchie de Bakchéï, il frappe avec méthode ; son fouet s’abat posément et ne quitte la peau qu’après y avoir déterminé une enflure. C’est pourquoi le dos de Bakchéï est tout gonflé et noir comme un chaudron, mais il ne saigne pas, toute la douleur reste dans le corps ; la peau de Tchepkoun, au contraire, ressemble à celle d’un cochon de lait rôti, mais chez lui le mal s’en va avec le sang qu’il perd, et il sera vainqueur de Bakchéï. Comprends-tu cela maintenant ?

— Oui, à présent je comprends, répondis-je.

En effet, je commençais à saisir cette escrime asiatique, et c’était pour moi une question très intéressante que celle des meilleurs procédés à employer dans un cas semblable.

— Voici qui est encore très important, continua mon obligeant voisin : — remarque comme le jeu de la physionomie est bien réglé chez ce maudit Tchepkoun : suivant qu’il donne ou reçoit un coup de fouet, il cligne plus ou moins les yeux, — cela vaut mieux que de les écarquiller comme fait Bakchéï. En outre, Tchepkoun serre les dents et se mord les lèvres, en quoi il a encore raison, car en fermant la bouche, on prévient la combustion à l’intérieur.

Je ne laissais rien perdre de ces curieuses observations ; ayant moi-même examiné attentivement les deux adversaires, je compris à mon tour que Bakchéï était voué à une défaite inévitable : ses yeux devenaient de plus en plus hagards et ses lèvres contractées découvraient toute sa mâchoire… Il allongea encore à Tchepkoun une vingtaine de coups de fouet, mais d’instant en instant son bras faiblissait davantage. Soudain il lâcha la main gauche de Tchepkoun et tomba à la renverse ; sa main droite se souleva encore comme pour frapper, mais déjà il avait perdu connaissance, il était complètement évanoui.

— Allons, c’est fini, j’en suis de mes deux grivnas, dit l’homme qui avait assisté à côté de moi à cette lutte.

Tous les Tatares s’empressèrent de féliciter le vainqueur.

— Bravo, bachka Tchepkoun Emgourtchéeff ! s’écrièrent-ils d’une commune voix. — Bravo, bachka ! Tu as battu Bakchéï à plates coutures ! Monte la jument, elle est maintenant à toi.

Le khan Djangar lui-même s’était levé de son tapis et se promenait en faisant claquer ses lèvres.

— Tchepkoun, dit-il, — la jument t’appartient : monte-la, cela te reposera.

Tchepkoun se leva : son dos ruisselait de sang, mais rien en lui ne trahissait la souffrance ; il s’élança sur le dos de la jument après y avoir d’abord placé son khalat et son vêtement de dessous, puis il se vautra contre le cheval et dans cette position se mit à le faire trotter.

L’ennui me ressaisit. Maintenant que le spectacle avait pris fin, je repensais à ma situation et j’aurais voulu à tout prix pouvoir écarter cette idée.

Heureusement mon voisin m’arracha à mes pénibles préoccupations.

— Attends, fit-il, — ne t’en va pas ; pour sûr il se passera encore quelque chose ici.

— Qu’est-ce qui peut encore se passer ? répliquai-je ; — tout est fini.

— Non, ce n’est pas fini ; tiens, regarde comme le khan Djangar brûle sa pipe : c’est signe qu’il médite encore quelque chose à part lui, une idée tout à fait asiatique.

« Ah, pensai-je, s’il arrive encore une chose du même genre, Dieu veuille que quelqu’un me confie ses intérêts, je serai bon là !