Le Voyageur enchanté/Chapitre 20

Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 332-353).


XX


Notre voyageur ayant abordé au port final de sa vie, — au monastère, auquel, dans sa conviction profonde, il était prédestiné depuis sa naissance, on devait supposer que là, du moins, il avait trouvé la fin de ses tribulations. Pourtant, il n’en était rien, comme nous l’apprit la suite de son récit. L’un de nous se rappela avoir entendu dire que les moines ont toujours beaucoup à souffrir du diable, et il questionna à ce sujet Ivan Sévérianovitch :

— Dites-moi, je vous prie, le diable ne vous a-t-il pas tenté au monastère ? On prétend que, sans cesse, il tente les moines.

De dessous ses sourcils Ivan Sévérianitch laissa tomber un regard tranquille sur celui qui l’interrogeait, et répondit :

— Comment donc ne m’aurait-il pas tenté ? Naturellement, s’il n’a pas même épargné l’apôtre saint Paul, et si ce dernier écrit dans une épître que « l’ange de Satan lui a été donné dans sa chair », pouvais-je, moi, homme pécheur et faible, échapper à ses persécutions ?

— Qu’est-ce que vous avez donc eu à souffrir de sa part ?

— Bien des choses.

— De quelle espèce ?

— Toutes sortes de vilenies ; dans le principe, avant que j’eusse triomphé de lui, j’ai même connu des séductions.

— Et vous avez triomphé de lui, du diable lui-même ?

— Sans doute ; n’est-ce pas pour cela qu’on va au couvent ? Du reste, pour dire la vérité, je n’en serais pas venu à bout tout seul, mais je fus aidé par les conseils d’un vieux religieux fort avancé dans les voies de la perfection ; c’était un homme d’expérience et il savait profiter de toute tentation. Je lui avouai que j’avais toujours sous les yeux la vision très nette de Grouchka, qu’il me semblait la retrouver dans l’air que je respirais, et il me répondit aussitôt :

— Il est dit dans l’apôtre saint Jacques : « Résistez au diable et il fuira loin de vous » ; tu n’as donc qu’à lui résister.

Puis il m’indiqua comment je devais m’y prendre.

— Si, dit-il, — tu sens ton cœur s’amollir, si le souvenir de cette femme se présente à ton esprit, songe que c’est un assaut qui t’est livré par l’ange de Satan et prépare-toi aussitôt à remporter sur lui la victoire. Avant toute autre chose, commence par te mettre à genoux. Les genoux sont le premier instrument de l’homme ; dès qu’on s’est agenouillé, l’âme prend immédiatement son essor vers le ciel. Ensuite, multiplie les prosternations, frappe-toi le front contre la terre autant de fois que tu le pourras, jusqu’à épuisement de forces, et mortifie-toi par le jeûne. Quand le diable te verra résolu à la lutte, il ne pourra pas y tenir et se sauvera au plus vite, car, lorsqu’il rencontre un homme ainsi disposé, il craint de lui fournir l’occasion d’une victoire qui le rapprochera encore plus du Christ et il se dit : « Laissons-le, il vaut mieux ne pas le tenter, peut-être qu’ainsi il s’oubliera plus vite. »

J’ai suivi ces conseils et, en effet, tout cela s’est passé.

— Vous vous êtes longtemps martyrisé de la sorte, avant que l’ange de Satan battît en retraite ?

— Oui, c’est toujours aux austérités seules que je recourais pour combattre l’esprit malin, attendu qu’il ne craint rien d’autre : au commencement, je faisais jusqu’à mille prosternations, je restais des quatre jours consécutifs sans prendre aucune nourriture, sans boire un verre d’eau ; mais ensuite il a compris qu’il n’était pas de force à lutter contre moi, et il a perdu courage : dès qu’il me voyait jeter par la fenêtre le petit pot contenant ma nourriture et saisir mon chapelet pour compter les prosternations, il devinait que je ne plaisantais pas, que je m’apprêtais à remporter sur lui une nouvelle victoire, et il prenait la fuite. Il a une peur terrible de procurer à l’homme la joie d’un triomphe.

— Soit, mettons… C’est vrai : vous l’avez vaincu, mais tout de même cela vous a coûté cher ?

— Bah ! Les mortifications que je m’imposais faisaient souffrir mon ennemi, mais moi je n’en éprouvais aucune gêne.

— Et à présent vous vous êtes complètement débarrassé de lui ?

— Complètement.

— Il a tout à fait cessé de vous apparaître ?

— Il ne se présente plus jamais sous la forme séductrice d’une femme, et, si parfois il se montre encore dans quelque coin de ma cellule, c’est sous l’aspect le plus pitoyable : il piaule, il gémit comme un petit cochon de lait. Maintenant je ne tourmente même plus le vaurien, je me contente de faire un signe de croix et une prosternation : il n’en faut pas plus pour le réduire au silence.

— Allons, c’est bien heureux que vous soyez quitte de tout cela.

— Oui, j’ai triomphé du grand tentateur, mais, je vous l’avouerai, — quoique ce soit contre la règle, — j’ai eu plus d’ennuis encore avec les petits diables.

— Est-ce qu’ils se sont aussi acharnés après vous ?

— Comment donc ! C’est possible que, hiérarchiquement, ils occupent la dernière place, mais ils n’en sont pas moins insupportables pour cela…

— Qu’est-ce qu’ils vous font donc ?

— Voyez-vous, ce sont des gamins ; leur nombre est très grand en enfer et, comme ils ne trouvent pas là une besogne suffisante, ils se font envoyer sur la terre où ils s’exercent au métier de brouillons et commettent toutes sortes de polissonneries. Plus un homme veut remplir sérieusement les devoirs de son état, plus ils lui suscitent de contrariétés.

— Comment peuvent-ils faire pour cela ?

— Par exemple, ils placent sournoisement quelque chose à côté de vous. Vous ne l’avez pas remarqué, vous culbutez ou cassez cet objet, et par là vous mettez quelqu’un en colère. C’est un bonheur pour eux, ils sont enchantés, ils battent des mains et courent dire à leur patron : « Nous avons causé du désordre, donne-nous un petit grosch, nous l’avons bien gagné. » Voilà le but de leurs efforts… Des enfants, quoi !

— Dans votre vie, en particulier, quel trouble ont-ils réussi à apporter ?

— Je vais vous citer un cas. Il arriva qu’un Juif se pendit dans un bois voisin de notre couvent. Tous les novices se mirent à dire que c’était Judas, et que la nuit il errait en soupirant dans le monastère ; le fait était attesté par de nombreux témoins. Moi, cela ne me faisait ni chaud ni froid, car je me disais : « Ce n’est qu’un Juif de moins et il en reste encore bien assez chez nous. » Mais une nuit, comme j’étais couché à l’écurie, j’entends tout à coup un bruit de pas ; quelqu’un s’approche de la porte, passe sa trogne par-dessus la solive transversale et soupire. Je murmure une prière, mais je n’en suis pas plus avancé : le visiteur reste toujours là. Je fais le signe de la croix : il ne bouge pas et continue à soupirer. « Eh bien ! lui dis-je, qu’est-ce que tu me veux ? Il ne m’est pas permis de prier pour toi, attendu que tu es Juif, et, quand même tu ne le serais pas, je ne puis prier pour les suicidés. Laisse-moi donc, va-t’en dans le bois ou dans le désert. » Je prononçai ensuite la formule des exorcismes, il s’en alla et je me rendormis. Mais, la nuit suivante, le drôle reparaît, toujours soupirant… il m’empêche de dormir et s’obstine à rester là. C’était à perdre patience ! « Coquin, pensai-je, il n’y a donc pas assez de place pour toi dans le bois ou sur le parvis de l’église, que tu reviens encore te fourrer ici dans mon écurie ? Allons, décidément, il faut que je trouve un bon moyen de me débarrasser de toi ! » Le lendemain, je pris un morceau de charbon, je traçai une grande croix sur la porte et, quand arriva la nuit, je me couchai tranquillement, persuadé que désormais il ne reviendrait plus. Mais à peine commençais-je à m’assoupir qu’il se montra de nouveau, poussant ses éternels soupirs. « Le scélérat ! fis-je mentalement ; il est impossible de se défaire de lui ! » Pendant toute la nuit, il m’effraya ainsi par sa présence. Au lever du jour, dès que j’entendis la cloche sonner matines, je sautai à bas de mon lit et m’élançai hors de l’écurie. Je voulais aller me plaindre au prieur, mais, en chemin, je rencontrai le sonneur, le frère Diomède, qui me dit :

— Pourquoi as-tu une mine si effarée ?

Je lui racontai l’apparition qui m’avait inquiété tout le long de la nuit et au sujet de laquelle je me rendais chez le prieur.

— N’y va pas, me conseilla-t-il, — hier le prieur s’est fait poser une sangsue sur le nez et il est aujourd’hui d’une humeur massacrante ; il ne te sera d’aucun secours dans cette affaire. Mais, si tu veux, je puis te prêter une assistance beaucoup plus efficace que ne le serait la sienne.

— Ah ! je t’en prie, rends-moi ce service, répondis-je. — En retour, je te donnerai une vieille paire de mitaines chaudes, tu te trouveras bien de les avoir pour sonner la cloche en hiver.

— C’est entendu, fit-il.

Je lui donnai les mitaines en question et il alla me chercher au clocher une ancienne porte de l’église sur laquelle était représenté l’apôtre saint Pierre tenant dans ses mains les clés du royaume céleste.

— Voilà, me dit le frère Diomède, — le plus important ici, ce sont les clés : tu n’as qu’à te barricader avec cette porte et personne ne la franchira.

Peu s’en fallut que, dans ma joie, je ne me prosternasse à ses pieds. « Mais, pensai-je, au lieu de me faire de cette porte un rempart momentané, il vaut mieux que je l’adapte solidement à l’entrée de l’écurie ; comme cela, elle sera toujours une défense pour moi. » Je passe toute la journée à accomplir ce travail que j’exécute le mieux possible. La nuit venue, je me couche et je m’endors. Eh bien ! figurez-vous que je suis encore réveillé par des soupirs ! J’en crois à peine mes oreilles, je me demande si la chose est possible. Pour tant, il n’y a pas à dire, le visiteur nocturne est là, il soupire, je l’entends ; il soupire et même il ne se contente pas de soupirer, il heurte à la porte… L’ancienne se fermait intérieurement, mais celle-ci, comme elle m’inspirait surtout confiance par son caractère religieux, je n’y avais pas mis de serrure ; d’ailleurs, je n’en avais pas eu le temps. Il la pousse avec une audace croissante et, à la fin, je vois son museau passer par l’entrebâillure ; seulement alors la porte revient sur elle-même et le repousse avec force ; il fait un saut en arrière et, sans doute, se frotte la tête ; puis le museau reparaît, toujours plus audacieux ; il est vrai qu’il reçoit alors une nouvelle chiquenaude, mieux appliquée encore que la première….. « Allons, me dis-je, il a eu mal, ce sera une leçon pour lui ; à l’avenir il me laissera tranquille. » Là-dessus je me rendors, mais au bout de peu d’instants le drôle revient à la charge, et cette fois il emploie un nouveau truc. Au lieu de foncer carrément sur la porte, il l’écarte tout doucement avec ses cornes ; j’avais un bonnet de fourrure sur la tête, il se permet de me décoiffer et s’approche de mon oreille… C’était plus d’insolence que je n’en pouvais souffrir : je saisis une hache qui se trouvait sous mon lit et à peine en ai-je frappé l’intrus qu’un mugissement se fait entendre, puis je perçois le bruit d’une lourde chute. « Allons, pensai-je, tu as ton compte ! » Mais quelle surprise pour moi quand, au lever du jour, je ne vis personne dans l’écurie, pas de Juif ! C’était un tour de ces coquins de petits diables : ils avaient mis à sa place la vache du monastère.

— Et vous l’aviez blessée ?

— C’est-à-dire que je lui avais fendu la tête ! De là un émoi terrible dans le monastère.

— Sans doute cela vous a attiré des désagréments ?

— Oui ; le père igoumène dit que toutes ces visions m’apparaissaient, parce que je n’allais pas assez souvent à l’église ; en conséquence il me retira mes fonctions de cocher et décida que désormais je resterais en permanence près de la grille pour allumer les bougies. Mais, dans mon nouvel emploi, je fus tracassé plus que jamais par ces vilains petits diables, et finalement je leur dus de sérieux ennuis. Le jour du Sauveur mouillé[1], aux premières vêpres, pendant la bénédiction des pains, le père igoumène et les moines prêtres se tenaient au milieu du temple, comme l’exigeait la cérémonie ; une vieille dévote venue en pèlerinage me donna une petite bougie en me priant de l’allumer à l’occasion de la fête. Je m’approchai du lutrin et, au moment où je voulais poser cette bougie devant l’image du « Sauveur sur les Eaux », j’en fis tomber une autre. Comme je me mettais en devoir de réparer ma maladresse, voilà que je fais choir encore deux bougies. Je les ramasse et, tandis que je suis en train de les replacer, il en tombe quatre. « Allons, pensé-je en hochant la tête, ce sont encore assurément les petits coquins qui me jouent ce tour-là !… » Je me baisse pour ramasser au plus vite les bougies tombées, mais en me redressant je heurte avec ma nuque le candélabre et de nouvelles bougies roulent sur le sol. Cette fois, je me fâche : « Eh bien ! fais-je à part moi, s’ils poussent l’effronterie jusque-là, j’aime mieux tout culbuter moi-même ; » et d’un mouvement brusque je jette par terre toutes les bougies restées en place.

— Quelles furent pour vous les suites de cet incident ?

— On voulut à ce propos me mettre en jugement, mais l’ascète Sisoï prit ma défense. C’est un vieux religieux presque aveugle qui habite chez nous dans une hutte de terre. « Pourquoi, dit-il, le jugeriez-vous puisque ce sont les serviteurs de Satan qui l’ont troublé ? » Le père igoumène se rendit à son avis, et, sans me faire passer en jugement, ordonna de m’enfermer dans une cave vide.

— Vous êtes resté là longtemps ?

— Le père igoumène n’avait pas fixé la durée de ma réclusion, il avait seulement dit de m’ « enfermer ». Je restai là tout l’été, jusqu’aux premières gelées de l’automne.

— Vous avez dû bien vous ennuyer dans cette cave ? Sans doute vous étiez là aussi malheureux, si pas plus, que dans la steppe ?

— Oh ! non, ce n’était pas à comparer ! Là, j’entendais la cloche de l’église, je recevais la visite de mes confrères : ils s’approchaient du soupirail et nous causions. De plus, je moulais du sel pour la cuisine : sur l’ordre du père économe, on m’avait fait passer une meule au bout d’une corde. Non, il n’y avait pas de comparaison avec la steppe ou un autre endroit.

— C’est assurément à cause du froid qu’on vous fit sortir de là quand il commença à geler ?

— Non, ce n’est pas à cause du froid, mais pour une autre raison, parce que je m’étais mis à prophétiser.

— À prophétiser ?

— Oui. Dans la cave, le découragement finit par s’emparer de moi ; je songeais avec douleur que mon esprit était très faible, que j’avais déjà eu beaucoup à souffrir par suite de cela, et que je ne faisais aucun progrès dans la perfection. Je m’adressai donc par l’entremise d’un novice à l’un de nos moines les plus éclairés ; je lui fis demander si je pouvais prier Dieu pour qu’il m’envoyât un autre esprit plus approprié à mon état. Voici quelle fut sa réponse : « Qu’il prie comme on doit le faire, et alors qu’il attende ce qu’on ne peut attendre. » Je me conformai à cette instruction : pendant trois nuits je restai à genoux dans ma cave, et j’élevai ma prière vers le ciel ; ensuite j’en attendis l’effet dans mon âme. Mais notre monastère possédait un autre religieux nommé Gérontii, homme fort érudit qui avait toutes sortes de livres et de journaux. Il me prêta un jour la vie de sa sainteté Tikhon de Zadonsk et, chaque fois qu’il venait à passer près de ma cave, il ne manquait jamais de me jeter un journal qu’il tirait de dessous sa robe.

— Lis, me disait-il, — et vois ce qu’il y a d’intéressant : dans ton trou ce sera une distraction pour toi.

En attendant que ma prière fût exaucée, ce dont je n’avais pas l’espoir, je m’adonnai à la lecture ; quand j’avais moulu tout le sel que je devais moudre, je me mettais à lire. Je commençai par la biographie de sa sainteté Tikhon. Il y est dit que le bienheureux reçut un jour dans sa cellule la visite de la très sainte mère de Dieu accompagnée des apôtres Pierre et Paul. Il pria la Vierge de prolonger la paix sur la terre, et l’apôtre Paul lui apprit alors quel signe précéderait la fin de la paix. « Quand, dit-il, tous les hommes parleront de la paix et en affirmeront le maintien, c’est alors qu’arrivera soudain la destruction universelle. » Je méditai profondément sur ces paroles de l’apôtre. Je fus d’abord longtemps sans comprendre le sens de la révélation faite par saint Paul au bienheureux. À la fin, je lus dans les journaux que partout, à l’étranger comme chez nous, la paix universelle était dans toutes les bouches. Alors, ma prière fut exaucée et je compris tout à coup que nous approchions du moment prédit : « Quand on parlera de la paix, arrivera soudain la destruction universelle. » Effrayé pour les Russes, mes compatriotes, je me mis à prier et, les larmes aux yeux, j’exhortai à la prière tous ceux qui venaient causer avec moi par le soupirail de la cave. « Priez, leur disais-je, pour que notre tsar soumette tous ses ennemis et adversaires, car la destruction universelle est proche. » Le don des larmes m’avait été accordé et avec une abondance extraordinaire !… je pleurais toujours sur la patrie. On rapporta cela au père igoumène. « Notre Izmaïl, lui dit-on, ne fait que pleurer dans la cave et prédire la guerre. » À cette nouvelle, le père igoumène ordonna de me transférer dans une izba du potager et déplacer près de moi l’image du Bon silence qui représente le Sauveur, non dans l’appareil du Dieu des armées, mais sous la forme d’un ange doux et tranquille, les ailes repliées, les bras croisés sur la poitrine. On m’enjoignit de faire chaque jour des prosternations devant cette image jusqu’à ce que l’esprit qui parlait en moi cessât de prophétiser ; puis on m’enferma avec l’icône dans l’izba, et j’y restai cloîtré jusqu’au printemps. Pendant toute la durée de ma réclusion, je ne cessai de prier le Bon silence, mais dès que j’apercevais quelqu’un, l’esprit se réveillait en moi et je parlais. En fin de compte, l’igoumène chargea un médecin d’examiner mon état mental.

Le docteur me fit une longue visite au cours de laquelle je lui racontai toute mon histoire comme vous venez de l’entendre. Lorsque j’eus terminé mon récit, il lança un jet de salive.

— Quel tambour tu es, mon ami ! observa-t-il ; — on t’a battu, battu sans pouvoir venir à bout de toi.

— Que faire ? répondis-je ; — sans doute il faut qu’il en soit ainsi.

Après s’être longuement entretenu avec moi, il dit à l’igoumène :

— Je ne saurais me prononcer sur son cas. Est-ce un niais, un fou ou un véritable prophète ? Vous êtes plus compétent que moi pour décider la question, mais voici mon avis : faites-le voyager, il a peut-être mené une existence trop sédentaire.

On eut égard à l’avis du docteur et maintenant je vais en pèlerinage à Solovetsk. Moi qui ai été partout, je n’ai pas encore vu les tombeaux de Savvatii et de Zosime, et je tiens à les visiter avant de mourir.

— Pourquoi dites-vous : « avant de mourir » ? Est-ce que vous êtes malade ?

— Non, je ne suis pas malade, mais je me place toujours dans l’hypothèse d’une guerre prochaine.

— Permettez : ainsi, vous parlez encore de la guerre ?

— Oui.

— Alors le Bon silence ne vous a pas servi à grand’chose ?

— Je ne puis pas savoir : je me contiens autant que possible, je tâche de me taire, mais l’esprit est plus fort que moi.

— Qu’est-ce qu’il vous dit donc ?

— Il répète toujours la même exhortation : « Arme-toi ! »

— Est-ce que vous vous disposez à aller vous-même faire la guerre ?

— Mais comment donc ? Certainement ! J’ai le plus grand désir de mourir pour le peuple.

— Bah ! Vous irez combattre en froc et en soutane ?

— Non, je quitterai alors l’habit monastique et je revêtirai l’uniforme.

Ayant ainsi parlé, le voyageur enchanté, comme s’il se trouvait encore sous l’influence de l’esprit prophétique, s’absorba dans une méditation silencieuse, qu’aucun de nous ne se permit d’interrompre par une nouvelle question. D’ailleurs, qu’aurions-nous pu encore lui demander ? Son passé, il venait de nous le raconter avec toute la sincérité de son âme ingénue. Quant à ses prédictions, elles restent pour le moment dans la main de Celui qui cache ses décrets aux sages et qui parfois seulement les découvre aux enfants.



  1. Fête qui se célèbre à l’ouverture du carême de l’Assomption.