Le Voyage du centurion/Préface

L. Conrad (p. 15-41).

PRÉFACE

I


VOICI un très beau livre et qui redoublera, chez tous les lettrés, la douleur que leur a causée, il y a quinze mois, la mort prématurée de son auteur, le lieutenant Ernest Psichari, héroïquement tombé en Belgique, lors de la retraite de Charleroi. Son premier roman, l’Appel des Armes, avait produit, on se rappelle, une sensation très vive. Deux raisons y contribuèrent. Ernest Psichari était le petit-fils d’Ernest Renan, et le contraste de sa pensée avec la pensée de son grand aïeul ne pouvait manquer d’étonner. Mais, surtout, c’était la révélation d’un talent déjà supérieur et d’une nouveauté singulière, où le don d’expression aiguë, l’hallucination continue de l’artiste visionnaire s’associait à une subtilité d’analyse psychologique incomparable. L’Appel des Armes nous racontait la simple histoire d’un officier, Nangès, guérissant un jeune soldat des pires intoxications anarchistes et pacifistes par la seule suggestion de sa personnalité. Peu d’événements, un récit uni, j’allais dire terre à terre, et c’était un portrait dressé en pied, d’un si haut relief que ce Nangès reste, pour moi, à l’heure présente, aussi vivant que si je l’avais connu en chair et en os. Il y avait là, entre autres pages, une conversation entre camarades de garnison sur le métier de soldat, égale par l’accent et supérieure par la portée au morceau justement célèbre de Vigny dans le second chapitre de Servitude et Grandeur qui commence : « L’armée est une nation dans la nation… » Vigny ajoute : « C’est un vice des temps. » Pour Nangès, au contraire, porte-parole avoué du romancier, le plus précieux travail du soldat est de constituer, dans la nation, un type à part. Il représente, et seul, un principe d’obéissance, de sacrifice et de danger, aussi nécessaire à la tonicité générale de la Société que les sécrétions de telle ou telle glande peuvent l’être à l’énergie générale de l’organisme. Le soldat serait alors une de ces espèces sociales que le plus perspicace des observateurs, Balzac, démêlait déjà. « La Société », disait-il dans la préface de la Comédie humaine, « ressemble à la Nature. Elle fait de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie. Les différences entre un soldat, un ouvrier, un oisif, un savant, un commerçant, un homme d’État, un marin, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le cheval… Il a donc existé, il existera toujours des espèces sociales comme il existe des espèces zoologiques… »

Cette étude du caractère propre au soldat faisait le thème de l’Appel des Armes. Elle fait aussi celui de ce récit posthume auquel son auteur avait donné ce titre énigmatique : Le Voyage du Centurion. De ce roman, — car c’en est un, mais d’un type si neuf que l’on hésite à employer ce mot, — l’écrivain a laissé deux versions : l’une, rédigée à la première personne et sous forme autobiographique ; l’autre, — et c’est celle que l’on va lire, — sous forme de récit objectif. Le titre s’éclaire par les deux versets de saint Mathieu mis en épigraphe : « …Et le Centurion répondit : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. Mais dites un mot seulement, et mon fils sera guéri, — car, moi aussi, je suis un homme qui obéit et à qui l’on obéit. Je dis à ce soldat : « Va », et il va. Je dis à cet autre : « Viens », et il vient ; à mon serviteur : « Fais ceci » et il le fait. » Vous êtes averti aussitôt : ce nouvel essai de psychologie militaire est aussi un essai de psychologie religieuse. Le romancier revendique le droit d’associer l’Évangile et l’épée, en vertu d’un texte qui prouve qu’il peut, qu’il doit y avoir une doctrine chrétienne de la guerre. Le Christ qui a dit au riche : « Quittez vos richesses », ne dit pas au Centurion : « Quittez votre service. » En écoutant ces paroles de discipline sans les relever, il les fait siennes. Que dis-je ? Il admire celui qui les prononce. Audiens autem Jesus miratus est… Il ajoute : « Je n’ai jamais trouvé autant de foi dans Israël. » C’est donc le soldat croyant qu’Ernest Psichari va nous peindre. Il ne se propose pas de tracer uniquement un tableau de mœurs, quoique ce tableau s’y troupe et que les traits en soient d’unréalisme qui ne recule pas devant la brutalité. Étant lui-même un professionnel, le romancier aime l’humble détail du service, mais il en aime plus encore le sens spirituel, ou mieux, il ne les sépare pas, et c’est la particularité qu’il faut comprendre pour bien entrer dans l’esprit de ce récit.

Déjà, dans l’Appel des Armes, il était parlé de la « Mystique » du métier militaire. Cette expression n’est pas spéciale à Psichari. Dans les derniers travaux qu’il a donnés aux Cahiers de la Quinzaine, Péguy l’employait sans cesse, et c’est à Péguy qu’est dédié l’Appel des Armes. Cette formule décèle un état mental qui semble avoir été celui de toute une élite de la jeunesse française avant 1914 et la terrible guerre. L’épreuve actuelle ne peut que l’avoir accentué. La Mystique ? — Je cherche le mot dans le dictionnaire et je trouve cette définition : « qui a un sens caché, relatif aux mystères de la foi ». Suit un exemple tiré d’une lettre de Pascal à Mlle de Roannez : « Il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique. » Quand Péguy reproche aux adeptes de tel ou tel parti de manquer à la Mystique de leur doctrine, quand Psichari fait dire à Nangès que l’Armée a sa morale à elle et sa Mystique, ils entendent bien affirmer que notre activité, pour être complète, doit avoir un sens caché et impliquer une foi. Dans toute action humaine, ils discernent deux éléments : une application positive extérieure à l’homme et une signification secrète qui lui est intérieure. Le soldat fait la guerre. C’est l’application extérieure. Il développe en lui secrètement, il porte à leur maximum de tension certaines vertus. Il nourrit, il enrichit son âme à travers son métier. C’est le travail intérieur. La vie de l’âme devient alors la raison profonde et dernière de l’effort, même le plus technique. L’acte de foi est là, dans cette affirmation que le monde spirituel, non seulement est une réalité, mais qu’il est la réalité par excellence. En dehors de lui, l’énergie la mieux adaptée de l’homme le plus intelligent ne diffère pas du labeur de l’araignée tendant sa toile. George Eliot parle dans Silas Marner d’un moment où son héros, le tisserand de Raveloe, ayant perdu toute croyance, mais infatigable à sa besogne, commence à mener une existence d’insecte, — insect-like life. Cette mécanisation de l’être, un Péguy, un Psichari la reconnaissent aussi bien dans la curiosité du savant, dans les calculs du politicien, dans le libertinage du voluptueux, que dans l’esclavage du bureaucrate ou du tâcheron. C’est contre elle qu’ils font appel aux puissances du psychisme supérieur les plus hautes tout ensemble et les plus profondes de notre personne. Ouvrez le Voyage du Centurion, et, dès la première page, observez sous quel jour le romancier vous présente son personnage, Maxence, officier de tirailleurs, en train de conduire en Mauritanie une colonne de méharistes : « …Son père, — le colonel lettré, voltairien et pis, traducteur d’Horace, excellent et honnête vieillard, homme en fin de belles façons, — s’était trompé. Maxence avait une âme. Il était né pour croire, et pour aimer, et pour espérer. Il avait une âme, faite à l’image de Dieu, capable de discerner le vrai du faux, le bien du mal… Pourtant, cet homme droit suivait une route oblique, une route ambiguë, et rien ne l’en avertissait, si ce n’est ce battement précipité du cœur, cette inquiétude… » Vous posez le livre, et, si vous êtes de ceux qui ont eu leurs vingt ans il y a trente ans, vous vous rappelez comment pensait et sentait votre génération. Elle oscillait entre l’intellectualisme à outrance et l’arrivisme. On était scientiste et moniste, donc nihiliste, ou bien brutalement ambitieux d’après Rastignac et Julien Sorel. Quel chemin parcouru en un quart de siècle, et de quels retours la pensée d’une race demeure capable ! Comme ces reprises de sève déconcertent les inductions les mieux appuyées, les prophéties les plus justifiées ! Soyons très prudents à ranger parmi les puissances du passé les idées et les émotions dont nos pères ont vécu. Leur vertu est-elle épuisée ? Nous ne le saurons jamais.

II

C’est un de ces retours inattendus que raconte le Voyage du Centurion, le bouillonnement, à nouveau, dans une intelligence et une sensibilité, d’une source qui paraissait tarie. L’Appel des Armes nous avait dit la vocation militaire et dans quel moule psychologique prend son relief, si l’on peut s’exprimer ainsi, ce type humain d’une frappe très spéciale qu’est le soldat. Le Voyage du Centurion nous dit l’éveil du croyant dans ce soldat, et comment la religion de la consigne mène ce fervent de la discipline à toutes les disciplines. Mais d’abord, pourquoi le Centurion ? Par rappel de l’épisode de l’Évangile que j’ai déjà cité. Pourquoi le Voyage ? Parce que ce livre est réellement le récit d’un voyage, le journal, étapes par étapes, d’une expédition en Mauritanie. Le lieutenant Maxence se met en marche pour le désert avec une troupe dont l’évocation fait les premières lignes du livre : « …Il dépassa successivement l’arrière-garde qui était un petit groupe compact de méharistes noirs, puis la cohue des domestiques, cuisiniers et marmitons, puis les mitrailleuses oscillant sur l’arête aiguë des dos de mulets, puis le lourd convoi des chameaux porteurs de caisses, puis les cavaliers, de grands nègres écrasant les petits chevaux du fleuve, les méharistes maures drapés dans de larges gandourahs, puis, enfin, l’avant-garde, au milieu de laquelle Maxence distingua son interprète, un Toucouleur admirablement vêtu de soies brodées. Et devant, il y avait la terre, la terre scintillante, givrée de soleil, la terre sans grâce et sans honneur où errent, sous des tentes en poils de chameau, les plus misérables des hommes… » J’ai tenu à citer ce quadro comme un échantillon de la manière de l’écrivain, de son coloris si pittoresque et si vrai. On comprendra tout de suite l’originalité singulière du roman, si j’ajoute que ce Voyage est aussi le pèlerinage d’une pensée, la randonnée à travers ses propres idées d’un esprit à la recherche d’une certitude, d’une conscience en quête d’une règle surnaturelle, d’un cœur en tourment de Dieu et de l’Église. Vous tournez quelques pages, et vous rencontrez, écrites de cette même plume de soldat impressionniste, des phrases comme celles-ci : « Pourquoi donc, si Maxence est un soldat de fidélité, pourquoi tant d’abandons qu’il a consentis ? Tant de reniements dont il est coupable ? Pourquoi, s’il déteste le progrès, rejette-t-il Rome, qui est la pierre de toute fidélité ? Et s’il regarde l’épée immuable avec amour, pourquoi donc détourne-t-il ses yeux de l’immuable croix ?… »

Il y a donc dans ce roman, et ce raccourci schématique suffit à le montrer, deux romans parallèles : celui de l’officier en marche sur un sol ennemi, qui scrute l’espace, scrute ses hommes, campe ici, ailleurs se bat, qui veille, interroge, commande, tend sa volonté à l’action, et il y a le roman du négateur qui souffre dans la foi absente comme il souffrirait dans un membre mutilé. Il a quitté la France et Paris pour servir, mais aussi pour échapper à une atmosphère d’anarchie intellectuelle et sentimentale où il étouffait. Il est venu demander à l’Afrique un emploi utile de ses trente ans, mais aussi une réparation, un rétablissement de sa vie intérieure, par le danger, par la solitude, par le contact quotidien avec une nature vierge et des hommes primitifs. Étant soldat, il agit, et quelle action, celle qui implique la responsabilité la plus poignante, puisqu’il représente la Patrie ! Et ce chef d’une patrouille dans le désert réfléchit, de la réflexion la plus individuelle, la plus solitaire, la plus semblable a l’oraison mentale par le reploiement, la retenue et la garde des sens. Les maîtres de la spiritualité reviennent sans cesse sur ce point. Un saint Bonaventure donne à la méditation religieuse pour première loi la rupture avec le monde extérieur : Sensuum revocatio ab exterioribus, et un saint Nil : « Non poteris orare terrenis negotiis et curis implicatus. Tu ne pourras pas prier, embarrassé des affaires et des soucis de la terre. » Il semble donc que le Centurion de ce Voyage doive apparaître comme un paradoxe impossible, comme la fantaisie d’un artiste littéraire hanté par le désir de juxtaposer des contradictoires. Entre parenthèses, ces mosaïques sont quelquefois des chefs-d’œuvre, ainsi les Misérables, de Hugo. On sent tout de même de pareils livres factices par un point. Ici rien d’artificiel. Tout est exact et juste. Vous lisez quelques pages de ce livre, et vous êtes pris aussitôt par cet accent de la réalité sentie qui ne s’imite pas. Nous qui avons connu Ernest Psichari, nous savons que Maxence, c’est lui-même, que cette expédition d’Afrique, il l’a réellement faite, que ces crises d’âme, il les a traversées. Nous ignorerions tout de sa personne que nous dirions encore de ce récit qu’il est vrai. Il emporte avec lui cette crédibilité totale, absolue, qui est la première vertu du roman. Sans elle, les plus beaux miracles de style et de composition sont non advenus. Rappelez-vous Salammbô. Avec elle, toutes les insuffisances de facture sont oubliées. Rappelez-vous les Trois Mousquetaires. C’est écrit à la va-vite, inventé au rebours de l’histoire. Le lecteur ne veut pas ne pas y croire, et à cause de cela, c’est un grand roman, tandis que Salammbô n’est que le plus magnifique exemple de rhétorique de la langue.

À quoi tient-elle, cette crédibilité, qui fait qu’à l’heure présente nous disons couramment : un Don Quichotte, un Robinson et un d’Artagnan, quelque différence qu’il y ait entre le génie d’un Cervantes ou d’un Daniel de Foë et la facilité hâtive de l’improvisateur Dumas ? À la vraisemblance ? Non, puisque les Trois Mousquetaires, précisément, abondent en aventures de cape et d’épée qui touchent au fantastique. À la logique ? Pas davantage. Je citerais telle nouvelle de Mérimée dont la trame est serrée d’une manière merveilleuse ; cette logique même donne la sensation du « simili », du fabriqué. Pour qu’il y ait crédibilité, il faut, semble-t-il, que l’auteur soit par-dessus tout de bonne foi, qu’il croie à l’histoire qu’il raconte, avec une spontanéité, une naïveté complètes. C’était le cas de Dumas pour ses bretteurs, le cas de Balzac pour ses usuriers et ses duchesses, le cas de Walter Scott pour ses Jacobites et ses sorcières. C’est le cas de Psichari pour son Centurion et ses Africains. C’est son cas, en particulier, pour les angoisses et les joies, les remords et les résolutions qu’il lui prête. Il ne se demande pas si vous en douterez. Il ne cherche pas à vous justifier l’anomalie vivante que peut représenter une pareille dualité : des préoccupations d’un service en campagne et des méditations à la Pascal alternant dans une même tête. Il n’a pas à résoudre l’objection. Elle ne surgit pas datant ses yeux. Ce personnage est son double. Pourquoi discuterait-il sa réalité ? Et il ne la discute pas. Il vous la montre et vous la voyez avec lui, comme lui. Elle s’impose comme un fait. Ce serait le comble de l’art si ce n’était la simplicité même de la nature.

III

Il ne suffit pas, pour qu’un livre soit beau, d’une beauté supérieure, qu’il ait cette force du fait. Il est nécessaire que le fait ait une valeur. Il en a toujours une quand, à travers lui, nous atteignons le fond d’un cœur humain. Jamais je n’ai compris plus clairement qu’en lisant ce Voyage du Centurion le prix de cette franchise courageuse qui vous dit : « Je suis ainsi. » Par une loi qui déconcerte au premier abord, plus nous sommes nous-mêmes avec intensité, plus les autres se retrouvent en nous. La gamme des mentalités n’est, en effet, pas très étendue, et dès que l’on entre dans la psychologie profonde, ce n’est plus la variété que l’on rencontre, c’est l’unité, c’est l’identité. Suivons l’analyste du Voyage dans ce travail de creusement moral auquel il s’abandonne. Il s’est reconnu soldat, et il se reconnait maintenant, dès qu’il se heurte au milieu dans lequel il doit agir, soldat français. Au départ pour le désert il se disait bien : « C’est la France qui m’a donné, à moi, humble lieutenant, cette immense contrée comme un parc où je puisse m’ébattre et bondir, aller et venir, selon mon caprice et comme au hasard de mon bon plaisir. » Et aussitôt il ajoutait : « Mais lui, Maxence, n’avait envers sa patrie aucune reconnaissance… » Cri étrange et qui serait blasphématoire, si, justement, ce Voyage du Centurion n’était pas aussi une découverte de la France. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, Maxence n’a vu, à son entrée dans la vie, qu’un coin très étroit de son pays et que des mœurs très momentanées. Il a pris Paris pour la France, et pas même, mais, dans Paris, quelques coteries où l’apparent raffinement d’esprit dissimule mal l’indigence foncière. Partout il a senti le faux semblant, l’imposture, le vide. Et voici qu’en Mauritanie, au bord de cet empire colonial conquis par ses camarades, l’officier a l’évidence de la valeur de sa race. Il éprouve qu’il fait partie d’un grand peuple. Il éprouve aussi qu’il a devant lui un peuple différent. Différent ? mais par quoi ? Par sa religion. Pour la première fois Maxence se rend compte qu’encore aujourd’hui, la France, en présence de l’Afrique, c’est l’Église en présence de l’Islam, la Croix dressée en face du Croissant. « Qu’importe que Maxence soit triste ou mauvais ? Il est l’envoyé de la puissance occidentale. Rien n’y peut faire, ce sont vingt siècles de chrétienté qui le séparent des Maures. Cette puissance dont il porte le signe, c’est celle qui a repris les sables de l’Islam et c’est celle qui traîne l’immense Croix sur ses épaules. Elle est la puissance de Chrétienté. » Apercevez-vous comme, en poussant à fond l’analyse de son métier de soldat, le songeur découvre en lui le chrétien et aussi par quelle nécessité intime les deux romans, celui de là bataille et celui de la prière, se rejoignent, s’unissent. Souvenez-vous maintenant des récits que nous font ceux qui reviennent, en ce mois de novembre 1915, de la ligne de feu, et de la solennité, du recueillement de ces messes dites dans les tranchées. Le Centurion du Voyage n’a fait que démêler en lui plus tôt le Croisé préfiguré dans tout ceux qui portent l’uniforme de France. Chez les uns, il apparaît conscient comme chez lui. Les autres ignoreront jusqu’à la fin ce caractère mystique de leur propre action. Le Croisé est vivant dans tous. Il explique pourquoi la guerre comprise a l’allemande nous cause une horreur qui nous révolte dans nos fibres les plus secrètes. C’est que nous sommes les soldats de la chrétienté, et que nous avons devant nous les soldats d’Odin.

Arrivé à ce stade de sa réflexion, l’auteur du Voyage du Centurion aurait pu s’arrêter. Le point de vue national est une variété du pragmatisme. On sait que ce mot, — qui vient du grec πραγματικός relatif aux affaires, aux faits, — sert à désigner aujourd’hui une apologétique uniquement fondée sur l’utilité. Il est certain, en effet, que la vérité n’a pas pour mesure l’utilité ; il n’est pas moins certain que l’utilité reste une présomption de vérité, en sorte que le pragmatisme, erroné en tant que philosophie définitive, est très légitime en tant que méthode et que commencement d’enquête. Il n’est que la mise en œuvre du précepte sur les faux prophètes : « Un arbre mauvais ne peut porter de bons fruits. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » C’est une première étape à laquelle une âme sincèrement religieuse ne peut pas se tenir. L’action ne lui suffit pas. Ou plutôt l’action, pour elle, n’est qu’un symbole d’une réalité spirituelle que cette âme a besoin d’atteindre. Ernest Psichari dit cela nettement. Son Maxence s’affirme bien que « devant l’Arabe, il est un Franc, tenant sa certitude de sa race à tout jamais consacrée… Et que serait sa fierté devant le Maure, sinon une fierté catholique ? » Mais son historien, son frère, ajoute aussitôt : « Il reste au fond de lui un sombre tourment. Que les faibles se nourrissent des plus nobles rêves. Lui, il veut la vérité avec violence. Il est saisi par la noble ivresse de l’intelligence, et cette fièvre de l’esprit le travaille d’aller à la véritable raison, à cette espérance très sereine de la raison bien assise. Il demande d’abord que Jésus-Christ soit vraiment le verbe de Dieu, que l’Église soit, de toute certitude, la gardienne infaillible de la vérité… »

Ici, je ne peux que renvoyer le lecteur au texte lui-même. Les pages où Ernest Psichari raconte le dialogue de son Maxence, de lui-même, avec Dieu dans le désert, rappellent par leur éloquence et leur pathétique le célèbre Mystère de Jésus. Elles sont, à mon jugement, parmi les plus belles dont puisse s’enorgueillir notre littérature mystique. N’y cherchez pas plus de raisonnements abstraits, de dialectique, d’exégèse que dans le quatrième livre de l’Imitation. La vérité que cherche Maxence n’est pas une vérité d’école. Elle ne s’apprend ni dans les bibliothèques ni dans les laboratoires. C’est une vérité vivante, qu’il faut sentir en même temps qu’on la comprend. C’est un rapport de l’Âme et de l’éternelle Pensée, de l’éternel Amour, de l’éternelle Puissance. Je me suis expliqué, en lisant ce magnifique finale, qu’Ernest Psichari m’ait écrit dans une lettre qu’il m’adressait de sa garnison de Cherbourg, dans l’hiver de 1914, et pendant qu’il achevait le Centurion : « C’est un tremblement que d’écrire en présence de la Très Sainte Trinité. » Mot bien étrange d’un jeune romancier à son aîné. Mot révélateur et qui permet de comprendre ce que ce petit-fils de Renan demandait à l’art littéraire : un apostolat de sensibilité sublime, un pain de vie à distribuer aux cœurs, de quoi susciter la vertu du Sacrifice sanglant, à la veille d’une crise qu’il pressentait tragique. Ce livre posthume est comme le testament de cette grande âme. J’aurai, je crois, rendu à son auteur le témoignage qu’il eut le mieux aimé quand j’aurai conclu simplement que le Voyage du Centurion s’accorde à la mort de celui qui l’a écrit. Ce sont deux actes de foi qui se ressemblent, qui s’appelaient l’un l’autre. Le héros chrétien nous eût défendu de le pleurer, « comme ceux qui n’ont pas d’espérance ». Comment lui obéir et ne pas les laisser couler, ces impuissantes larmes devant cette noble promesse brisée ?

PAUL BOURGET.

Novembre 1915.