Le Voyage artistique à Bayreuth / V- Analyse musicale – (6/14) Les Préludes

Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 280-283).


Avant d’entreprendre l’analyse de chaque œuvre prise séparément, je voudrais appeler l’attention du lecteur sur la partie purement symphonique qui constitue les Préludes, auxquels Wagner a attaché un intérêt spécial et de nature psychologique, dont ne se doute même pas, hélas ! le public de l’Opéra ; car s’il s’en doutait, il ne profiterait probablement pas de ce moment pour causer plus bruyamment que jamais, se moucher, fermer les portes avec fracas…, il ferait tout cela avant, comme à Bayreuth.

Jusqu’à Tannhauser inclusivement, Wagner, se conformant à l’usage, a écrit des Ouvertures pour ses opéras.

À partir de Lohengrin, ce sont des Préludes, et chaque acte a le sien[1].

Dans les Préludes, Wagner philosophe s’adresse directement à l’âme par la musique ; il lui fait subir une sorte de préparation, il la dispose à son gré, et cela sans jamais donner à ces pièces instrumentales une extension excessive.

Le but d’un Prélude, sa raison d’être, est essentiellement de préparer l’esprit du spectateur, de le placer dans l’état d’âme que l’auteur juge le plus convenable pour qu’il subisse dans sa plénitude l’impression des faits qui vont faire l’objet de l’acte suivant. Ce but peut être poursuivi au moins de quatre façons différentes :

1° Par simple apaisement, c’est-à-dire dégageant seulement l’esprit des préoccupations extérieures, en y amenant un calme complet, afin qu’il devienne malléable et facilement accessible aux moindres émotions ;

2° Par le rappel de faits précédents que le spectateur a pu perdre de vue pendant l’entr’acte, et dont le souvenir lui est nécessaire pour la parfaite intelligence de ce qui va suivre ;

3° Inversement, par des emprunts faits à l’avance à l’acte suivant, pour préparer l’auditeur aux événements qui vont se dérouler ; en ce cas, l’action commence en quelque sorte pendant le prélude ;

4° En plongeant l’esprit dans le vague, en excitant là curiosité et en captivant l’attention par des harmonies indécises, des sonorités étranges, des modulations imprévues, incohérentes même, ne laissant rien pressentir de ce qui va se passer ; c’est la forme la plus troublante, celle qui prépare le mieux aux émotions poignantes.

Selon les circonstances, Wagner emploie toutes ces formes ; ne pouvant multiplier les exemples, j’en donnerai un seulement de chacune, laissant au lecteur le soin de compléter.

1re forme : apaisement : l’Or du Rhin.
2e forme : rappel de motifs : 3e acte de Siegfried.
3e forme : annonce de motifs : 2e acte de Lohengrin.
4e forme : vague : 3e acte de Parsifal.

Toutefois, la troisième forme, et ensuite la deuxième, sont de beaucoup les plus fréquentes.

Une chose très intéressante c’est l’insistance extraordinaire avec laquelle Wagner, au début de beaucoup de ses Préludes, établit la tonalité ; on chercherait vainement des exemples analogues chez tout autre compositeur ; c’est surtout dans la Tétralogie, où toutes les proportions sont gigantesques, que ce système s’affirme d’une façon saisissante.

Dans l’Or du Rhin, les 136 premières mesures reposent sur un seul et unique accord parfait en mi ♭ majeur ; le Prélude de la 2e scène ne contient, pendant 15 mesures, que des accords parfaits à l’état fondamental, appartenant au ton de bémol ou aux tonalités voisines, et venant aboutir dans le ton de la dominante ; l’enchaînement de la 2e scène à la 3e se fait au moyen d’une pédale de dominante, sur fa, d’abord inférieure, puis supérieure, qui se prolonge pendant 55 mesures.

Dans la Walkyrie, au 1er acte, la tonalité est établie au moyen d’une pédale supérieure de tonique qui dure 64 mesures, après lesquelles on reste encore longtemps sans s’éloigner du ton de . Au 3e acte, la prédominance du ton de si mineur, accusée par la dominante fa #, s’accentue et se maintient pendant 34 mesures, jusqu’au lever du rideau.

Dans Siegfried, au 1er acte, une longue pédale inférieure de dominante sur la note fa pendant 50 mesures, laquelle devient pédale supérieure pendant 33 autres mesures, et à laquelle succède une pédale de tonique de 12 mesures sur si ♭, voilà de quoi bien affirmer une tonalité.

Dans le Crépuscule des dieux, au 3e acte, c’est encore plus marqué, car le ton de fa n’est pas quitté pendant 149 mesures embrassant non seulement le Prélude, mais encore le Trio des Ondines qui le suit.

Citerai-je encore le premier Prélude de Parsifal, qui, sauf pendant quelques mesures, ne quitte pour ainsi dire pas le ton de la ♭ ?

En dehors des Préludes, les longues et imposantes tenues sont assez fréquentes ; le thème de l’Arc-en-ciel, presque à la fin de l’Or du Rhin, donne lieu à un accord parfait sur sol ♭, qui se prolonge pendant 20 mesures dans un mouvement lent ; dans Lohengrin, les longues fanfares qui saluent le lever du soteil, au 2e acte, scène III, ne contiennent pas moins de 58 mesures, augmentées encore par des points d’orgue, sur le seul accord parfait majeur de , auxquelles succèdent immédiatement (avec un seul accord transitoire) 15 mesures sur l’accord parfait d’ut majeur. On pourrait multiplier ces exemples intéressants, qui démontrent que c’est surtout au début des actes ou des scènes que Wagner aimait à solidement asseoir la tonalité, contrairement à Beethoven, qui insistait plus volontiers pour la rétablir fermement lors de la péroraison finale.

  1. Une seule exception, l’Ouverture des Maîtres Chanteurs ; mais les Maîtres Chanteurs eux-mêmes sont une exception dans l’œuvre de Wagner.