Le Vin des chiffonniers (Jean Raisin)

Jean Raisinannée 1, numéro 3 (p. 4).

LE VIN DES CHIFFONNIERS

 
Souvent à la clarté sombre des réverbères,
Que le vent de la nuit tourmente dans leurs verres,
Au fond de ces quartiers mornes et tortueux
Où grouillent par milliers les ménages frileux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Buttant [sic] et se cognant aux murs comme un poète,
Et, sans prendre souci des mouchards ténébreux,
Épanchant tout son cœur dans l’air silencieux.

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,
Le dos bas et meurtri sous le poids des débris
Et des fumiers infects que rejette Paris,

Reviennent parfumés d’une odeur de futailles,
Commandant une armée et gagnant des batailles.
Ils jurent qu’ils rendront toujours leur peuple heureux,
Et suivent à cheval leur [sic] destins glorieux.

C’est ainsi qu’à travers l’humanité frivole,
Le vin roule de l’or comme un nouveau Pactole.
Par le gosier de l’homme il chante ses exploits,
Et par ses bienfaits règne ainsi que les vrais rois.

Pour apaiser le cœur et calmer la souffrance
De tous les innocents qui meurent en silence,
Dieu leur avait déjà donné le doux sommeil :
Il ajouta le vin, fils sacré du soleil.