LE


VIEUX ROB.





I


S’il est vrai que les morts, la nuit, quittent leur bière
Pour se désaltérer au bénitier de pierre,
Au vase de granit sur leur tertre placé,
Robin, ne restez pas dans votre lit glacé :
Il est, chez les vivans, une ame qui vous aime ;
Bien souvent un lait pur, un lait avec sa crème
Dans votre bénitier est versé jusqu’aux bords,
Car cette ame chrétienne est fidèle à ses morts ;
Et tant que sous le ciel vivra cette bonne ame,
Vous aurez ici-bas tout ce qu’un mort réclame
Dans votre bénitier des offrandes de lait,
Et les fervens soupirs tombant du chapelet.

II


Dans une lande immense, au seuil de sa chaumière
Bâtie en terre jaune et couverte en bruyère,
Mona disait un soir : « Hélas ! ma pauvre enfant,
« Est-ce vous là, malade, et sur l’herbe étouffant ?
« C’en est-il fait de vous, ma fille, ô mon amie,
« Qui, la nuit, près de moi reposiez endormie ?
« En tournant mes fuseaux, je vous gardais le jour,
« Pour vous sauver des loups ; et vous, avec amour,
« Léchiez mes vieilles mains, oui, ces mains maternelles
« Qui d’un lait trop pesant soulageaient vos mamelles.

« J’étais heureuse alors, mais que faire sans vous ?
« Oh ! la Mort aujourd’hui veut frapper deux grands coups.
« Voyez ce flanc gonflé : quel bruit ! quelle secousse !
« Et sa langue qui pend ! O ma blanche ! ô ma rousse !
« C’en est-il fait de vous ? Cher soutien de mes jours,
« Le ciel n’enverra-t-il personne à mon secours ? »

Le vieux Robin parut. Un bâton de voyage
L’aidait à soutenir son corps ployé par l’âge ;
Tremblant, il reprenait haleine à chaque pas,
Et, la tête penchée, il se parlait tout bas.
Pour sa grande science et sa grande fortune
Il fut, et bien long-temps, cité dans la commune ;
Mais ses biens partagés entre de mauvais fils,
Par eux il fut chassé, l’homme aux cheveux blanchis
Seul, au bord de l’Izol, à cette heure il habite
Une loge en genêt par lui-même construite ;
Heureux encor pourtant : là, plutôt qu’un docteur,
Chacun vient visiter l’habile rebouteur.

« C’est Dieu, cria Mona, c’est Dieu qui vous envoie !
(Et la vachère avait un front brillant de joie.)
Pitié, Robin, pitié pour ce cher animal !
« Vous savez comment vient, comment s’en va le mal.
« — Hum ! reprit le vieillard en secouant la tête,
« Elle doit grandement pâtir, la pauvre bête !
« Vite, chauffez de l’eau. J’ai là certaine fleur,
« Des herbes… Sans mentir, j’empêche un grand malheur. »
Le foyer allumé, les plantes salutaires,
Dans le chaudron bénit avec de grands mystères,
Bouillirent, et la vache à l’immense fanon
Dut boire la liqueur merveilleuse et sans nom.

Or, voyant respirer sa vache plus à l’aise,
Mona, qui par degrés elle-même s’apaise,
Disait (et ses yeux gris, son visage ridé,
Son sein d’où chaque mot s’échappait saccadé,
En elle tout riait) : « Regardez-moi, bonhomme !
« Je me sens rajeunir. Oui-dà, me voici comme
« Au jour où je dansais avec vous au Pardon,
« D’un rosaire de buis quand vous me faisiez don,
« Lorsque vous me nommiez la fille sans pareille,
« Toute mince de taille et de couleur vermeille ;
 

« Et moi, tout en roulant les grains du chapelet,
« A vous voir si galant, et vert, et grandelet,
« (Faut-il, ô mon vieux Rob, qu’enfin je vous le dise ?)
« Je vous aurais suivi de grand cœur à l’église. »

III


O premières amours, fleurs de notre printemps,
Ils ne vieillissent pas ceux qui vous sont constans !
À quinze ans, je cueillis une fraîche églantine,
Et ma main l’enferma sous la page latine ;
Plus tard, refeuilletant mes livres d’écolier,
Blonds amis que jamais on ne peut oublier,
J’y trouvai l’églantine, et fleur et poésie
Ravivèrent mon cœur à leur double ambroisie.
Fleurs de notre printemps, ô premières amours,
Jusqu’au bord du tombeau vous embaumez nos jours !

IV


À quelque temps de là, des bruits dans la peuplade,
Des bruits tristes couraient « Le vieux Rob est malade !
« — Je saurai le guérir, dit la bonne Mona,
« Et lui rendre le bien qu’un soir il me donna. »
Le lendemain, à peine au ciel paraissait l’aube,
Mona partit. La vache, avec sa blanche robe,
Devant elle marchait, secouant son jabot,
Et marquant sur la terre humide son sabot ;
Quelquefois s’arrêtait pour brouter un peu d’herbe,
Puis s’en allait encor grasse, lente et superbe ;
Sur son front étoilé des cornes en croissant
S’arrondissaient, sa queue et son poil frémissant
Autour d’elle chassaient les bourdons et les mouches,
Et ses grands yeux roulaient défians et farouches.
Mais sa bonne maîtresse, une gaule à la main,
Tâchait de la hâter dans l’agreste chemin,
Et, tout en souriant à l’horizon qui brille,
Doucement répétait : « Allons, allons, ma fille !

Mona trouva gisant, sous son toit de genêt,
L’ami de soixante ans que la fièvre minait.

« C’est vous, murmura-t-il, ô chère et digne femme !
« J’aurai donc là quelqu’un pour recevoir mon ame !

« Tous ils m’ont délaissé, ces fils ingrats ; mais vous,
« Cœur plein de souvenir, vous les remplacez tous.
« Merci ! » Puis, des soupirs, des tremblemens, des plaintes.
« Ami, je viens chez vous comme chez moi vous vîntes.
« O merveilleux savoir ! charmes secrets et forts !
« Mais je veux, à mon tour, ranimer votre corps.
« Saine et sauve, ma fille est là devant la porte
« Buvez de ce lait doux et fumant qu’elle apporte,
« C’est un baume !… À présent, tâchez de sommeiller. »
Il dormit. Au réveil, cherchant à l’égayer :
« Eh bien ! l’avais-je dit ? vos couleurs sont plus belles.
« Vous sentez la vertu des fécondes mamelles.
« Voulez-vous, au soleil, avec moi faire un tour ?
« Çà, riez, mon vieux Rob ! Faut-il aller au bourg ?
« Moi, je reviens toujours à cette rêverie
« Faut-il quérir le prêtre afin qu’il nous marie ?

— Oui, partez pour le bourg et marchez promptement,
« Car je veux recevoir encore un sacrement,
« Le dernier. Chaque instant m’enlève de ma force.
« Mon ame veut enfin briser sa dure écorce.
« Joie et peine aujourd’hui pour moi s’en vont finir.
« On semble cependant à ce monde tenir
« Quand je ne serai plus, Mona, chaque dimanche,
« Sur ma tombe en passant que votre front se penche.
« S’il est permis, mon cœur vers vous s’envolera… »
Puis, le prêtre venu, le vieillard expira.

V


Humble fut le convoi qui suivit votre bière,
O Robin ! mais ceux-là qu’on vit au cimetière
Étaient de vrais amis, et se souvenant tous
De vos bienfaits passés, car ils priaient pour vous.
Sous ses coiffes de deuil et sa cape de femme,
Cher mort, oh ! vous deviez entendre une bonne ame ;
Celle de qui les pleurs coulaient, coulaient à flots,
Et dont rien ne pouvait retenir les sanglots !…
La nuit, quand vous errez vêtu d’un blanc suaire,
Voyez comme est paré votre lit funéraire !
Un tapis de gazon le couvre tout entier,
Et du lait jusqu’aux bords remplit le bénitier.


A. Brizeux.