Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 188-195).




CHAPITRE XVIII.

des controverses.


Quand on frappait sur le pupitre, espèce de tambour ecclésiastique, avec le poing en place de baguette
Butler, Hudibras.


Pendant ce temps, la cavalerie des insurgés revenait de sa poursuite, fatiguée de ces efforts peu accoutumés, et l’infanterie s’assemblait sur le terrain qu’elle avait conquis, épuisée de faim et de fatigue. Quoi qu’il en soit, leur succès remplissait leurs cœurs de joie, ce semblait même leur tenir lieu de nourriture et de repos. Ce succès était en effet bien plus brillant qu’ils n’auraient osé s’y attendre ; car, sans avoir fait de grandes pertes, ils avaient mis en déroute un régiment d’hommes d’élite, commandé par le premier officier d’Écosse, et l’un de ceux dont le nom avait fait depuis long-temps leur terreur. Ils avaient été d’autant plus surpris de leur victoire que leur soulèvement avait plutôt été produit par le désespoir que par l’espérance. Leur réunion avait été accidentelle, et ils avaient obéi aux commandants les plus distingués pour le zèle et le courage, sans avoir grand égard aux autres qualités. D’après cet état de désorganisation, toute l’armée sembla tout à coup transformée en un conseil général pour aviser à la marche qu’ils adopteraient après leur triomphe ; et il n’y eut pas d’opinion, quelque absurde qu’elle fût, qui ne trouvât quelques partisans et quelques avocats. Les uns proposaient de marcher sur Glasgow, les autres sur Hamilton, les autres vers Londres. D’autres voulaient qu’on envoyât une députation à Londres pour convertir Charles II et lui faire sentir l’erreur de ses voies ; et d’autres, moins charitables, proposaient, ou d’appeler un nouveau successeur à la couronne, ou de déclarer l’Écosse une république libre. Les plus raisonnables et les plus modérés souhaitaient un parlement libre dans la nation, et une assemblée libre de l’Église. Cependant les soldats demandaient à grands cris du pain et des vivres ; et tandis que tous se plaignaient de mourir de fatigue et de faim, aucun ne prenait les mesures nécessaires pour se procurer des provisions. Enfin le camp des ligueurs, au moment même du succès, manquant d’union et d’une bonne organisation, semblait prêt à se dissoudre comme un banc de sable.

Burley, qui revenait de la poursuite, trouva les sectaires dans cet état de désordre. Avec toute la promptitude de l’homme habitué à combattre les difficultés, il proposa de choisir cent individus des moins fatigués pour faire le service ; ajoutant qu’un petit nombre de ceux qui avaient jusque là servi de chefs constitueraient un comité de direction jusqu’à ce qu’on eût nommé régulièrement des officiers ; et que pour couronner la victoire, Gabriel Kettledrummle serait invité à mettre à profit le succès que la Providence leur avait accordé, en faisant à la troupe un discours analogue à la circonstance. Il pensait, non sans raison, attirer par ce moyen l’attention de la masse des insurgés, tandis que lui-même et deux ou trois de leurs chefs tiendraient un conseil de guerre privé, sans être interrompus par des opinions contraires ou par des clameurs absurdes.

Kettledrummie surpassa l’attente de Burley. Il prêcha deux heures sans reprendre haleine ; et certes il fallait la puissance de sa doctrine, appuyée de celle de ses poumons, pour occuper aussi long-temps, dans un moment si critique, l’attention d’un grand nombre d’hommes ; mais il possédait cette espèce d’éloquence familière qui appartenait aux prédicateurs de cette époque, et qui, bien que peu propre à être goûtée par un auditoire qui aurait eu le moindre goût, était comme un pain bien levé pour le palais de ceux à qui elle s’adressait. Il avait pris son texte dans le XLIXe chap. d’Isaïe : « Certainement aussi les captifs des puissants seront délivrés, et ce qui aura été enlevé par le fort sera rendu ; mais je jugerai ceux qui t’ont jugé, et je sauverai tes fils, et je ferai manger leur chair à tes ennemis, et ils seront enivrés de leur sang comme de vin doux ; et toute chair connaîtra que je suis le Seigneur qui te sauve et ton rédempteur, le fort de Jacob. »

Le discours qu’il prononça sur ce sujet était divisé en quinze parties, dont chacune contenait sept points d’application, deux de consolation, deux de terreur, deux déclarant les causes d’apostasie et de courroux, et le dernier annonçant la délivrance promise et attendue. Il appliqua la première partie de son texte à sa propre délivrance et à celle de ses compagnons, et saisit cette occasion pour faire l’éloge du jeune Milnwood, qu’il proclama le champion du Covenant, destiné à de hauts faits. Il appliqua la seconde partie aux punitions prêtes à tomber sur le gouvernement persécuteur. Parfois il était familier et déclamateur, parfois bruyant et énergique. Quelques parties de son discours auraient pu s’appeler sublimes, et d’autres étaient au-dessous du burlesque. Parfois il revendiquait avec beaucoup de force le droit qu’avait chaque homme libre d’adorer Dieu selon sa conscience ; et bientôt il rejetait les péchés et la misère du peuple sur l’affreuse négligence de ses chefs, qui non seulement avaient manqué d’établir le presbytérianisme comme religion dominante, mais avaient toléré des sectaires de diverses sortes, papistes, prélatistes, érastiens, qui prenaient le nom de presbytériens, indépendants, sociniens et quakers. Kettledrummie proposait de les expulser du royaume par un acte de réforme, et de rétablir par là dans toute son intégrité la beauté du sanctuaire. Ensuite il parla avec force de la doctrine de la défense armée, de la résistance envers Charles II, faisant observer qu’au lieu d’être le père nourricier de l’Église, ce monarque n’avait été le père nourricier que de ses propres bâtards. Il s’étendit beaucoup sur la vie et les mœurs de ce prince ami des plaisirs, dont la conduite, il faut l’avouer, offrait peu de points qui ne fussent exposés aux attaques grossières d’un orateur si peu courtisan, qui le qualifiait de tous les noms exécrés, tels que Jéroboam, Amri, Achab, Psallum, Feka, et autres mauvais rois cités dans les Chroniques ; il conclut par une énergique application de l’Écriture : « L’enfer existe depuis long-temps ; oui, c’est pour le roi qu’on le prépare : il est grand et profond ; le bûcher est composé de feu et de beaucoup de bois : le souffle du Seigneur, comme mi torrent de soufre, l’embrase. »

Kettledrummle n’eut pas plus tôt fini son sermon, et quitté le gros rocher qui lui servait de chaire, que le poste fut occupé par un pasteur d’un extérieur tout différent. Le révérend Gabriel était avancé en âge, passablement corpulent ; il avait la voix forte, un visage carré, et des traits stupides et inanimés, dans lesquels la matière semblait dominer sur l’esprit un peu plus qu’il ne convenait à un organe de la Divinité. Le jeune homme qui lui succéda se nommait Ephraïm Macbriar, il avait tout au plus vingt ans ; néanmoins son visage amaigri indiquait déjà qu’une constitution naturellement chétive était encore épuisée par les veilles, les jeûnes, les rigueurs de l’emprisonnement, et les fatigues qui accompagnent une vie errante. Quoique fort jeune, il avait été emprisonné deux fois pendant quelques mois, et avait enduré bien des mauvais traitements, ce qui lui donnait beaucoup d’influence sur ; les sectaires. Il jeta ses yeux éteints sur la multitude et sur le champ de bataille, et un éclair de triomphe brilla dans ce regard ; ses traits pâles, mais frappants, se couvrirent d’une rougeur passagère indiquant sa joie. Il joignit les mains, leva son visage vers le ciel, et parut absorbé dans une prière mentale d’actions de grâces avant de s’adresser au peuple. Quand il commença son discours, sa voix faible et cassée semblait d’abord ne pouvoir rendre ses idées ; mais le profond silence de l’assemblée, l’empressement avec lequel l’oreille recueillait chaque mot, ainsi que les Israélites affamés recueillaient la manne, produisirent de l’effet sur le prédicateur lui-même : ses paroles devinrent plus distinctes, son accent plus pénétré, plus énergique ; il semblait que le zèle religieux triomphât de la faiblesse et des infirmités du corps. Son, éloquence naturelle n’était pas tout à fait dépourvue de l’âpreté de sa secte ; mais, grâce à l’influence de son bon goût naturel, il était exempt des erreurs les plus grossières et les plus ridicules de ses contemporains ; et le langage des Écritures, qui dans leur bouche était quelquefois défiguré par de fausses applications, donnait à l’exhortation de Macbriar une teinte riche et solennelle, semblable à celle que produisent les rayons du soleil sur la fenêtre gothique d’une ancienne cathédrale, lorsqu’il traverse les vitraux ornés de l’histoire des saints et des martyrs.

Il peignit sous les couleurs les plus touchantes la désolation de l’Église pendant la dernière période de son affliction. Il la compara à Agar veillant sur les jours chancelants de son fils dans le désert aride ; à Juda sous son palmier, déplorant la dévastation de son temple ; à Rachel pleurant ses enfants et refusant d’être consolée. Mais il s’éleva presque au sublime lorsqu’il s’adressa aux hommes encore couverts du sang versé dans le combat. Il les engagea à se rappeler les grandes choses que Dieu avait faites pour eux, et à persévérer dans la carrière que leur victoire avait ouverte.

« Vos vêtements sont teints, mais non du jus du pressoir ; vos épées sont couvertes de sang, s’écria-t-il, mais non du sang des boucs et des agneaux ; la terre que vous foulez est engraissée par le sang, mais ce n’est pas celui des taureaux, car le Seigneur a fait un sacrifice dans Bozrah et un grand carnage dans la terre d’Idumée. Ceux-ci n’étaient pas les premiers-nés du troupeau, le petit bétail des holocaustes, dont les corps restent comme du fumier sur le champ du laboureur ; ce n’est pas l’odeur de la myrrhe, de l’encens ou des herbes suaves qui frappe votre odorat ; mais ces troncs sanglants sont les cadavres de ceux qui tenaient en main l’arc et la lance, qui étaient cruels, et ne voulaient montrer aucune miséricorde ; dont la voix s’agitait comme le bruit de la mer ; qui montaient sur des chevaux, tous équipés comme pour la bataille. Ce sont les cadavres des puissants hommes de guerre qui marchèrent contre Jacob au jour de sa délivrance, et cette fumée est celle des feux dévorants qui les ont consumés. Et ces collines sauvages qui nous entourent ne sont pas un sanctuaire revêtu de cèdre et d’argent, ni vous des prêtres officiant à l’autel, tenant en main l’encensoir et les torches : mais vous tenez l’épée, l’arc, et tous les instruments de la mort. Et cependant, je vous le dis, l’ancien temple, même dans toute sa première gloire, n’a pas vu de sacrifice plus agréable que celui que vous avez offert en ce jour, livrant pour être immolés le tyran et l’oppresseur. Les rochers vous ont servi d’autel, et la voûte du ciel de sanctuaire, et vos épées ont été les instruments du sacrifice. Ne laissez donc pas la charrue dans le sillon ; ne vous détournez pas du sentier dans lequel vous êtes entrés comme les hommes illustres d’autrefois, que Dieu suscita pour la gloire de son nom et la délivrance de son peuple affligé. Ne faites pas halte dans la course où vous êtes engagés, de peur que la fin ne soit pire que le commencement. Placez donc un étendard sur le terrain, sonnez la trompette sur les montagnes ; ne permettez pas au berger de rester auprès de sa bergerie, ou au semeur d’être oisif dans le champ de labour ; mais redoublez de veilles, nommez-vous des chefs, de milliers, de centaines, de cinquantaines et de dizaines ; appelez l’infanterie comme le tourbillon des vents, et faites venir la cavalerie comme le bruit des grandes eaux ; car les passages des destructeurs sont fermés, leurs verges sont consumées, et le visage de leurs hommes de bataille s’est détourné pour fuir. Le ciel a été avec vous, et a brisé l’arc du fort : que le cœur de chaque homme soit donc comme le cœur du vaillant Machabée, que la main de chaque homme soit comme la main du fort Samson ; l’épée de chaque homme comme l’épée de Gédéon, qui ne se détournait pas du carnage ; car la bannière de la réforme s’est déployée sur ces montagnes dans toute sa beauté primitive, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle.

« Heureux aujourd’hui celui qui troquera sa maison pour un casque, et qui vendra son vêtement pour une épée, et qui unira son sort à celui des enfants du Covenant jusqu’à l’accomplissement de la promesse ! et malheur, malheur à celui qui, par intérêt charnel et par amour de lui-même, s’abstiendra du grand œuvre ! car la malédiction sera sur lui, oui la malédiction amère de Méroz, parce qu’il ne vint pas à l’aide du Seigneur contre les puissants. Levez-vous donc, et agissez. Le sang des martyrs coule sur les échafauds et crie vengeance ; les os des saints qui blanchissent sur les chemins veulent être vengés ; les gémissements des innocents captifs dans les îles désertes de la mer et dans les cachots des hauts palais du tyran demandent leur délivrance ; les prières des chrétiens persécutés, qui cherchent un abri dans les cavernes et dans les déserts contre l’épée des persécuteurs, succombant à la faim, mourant de froid, manquant de feu, de nourriture, d’abri et de vêtements, parce qu’ils servent Dieu plutôt que les hommes ; ces prières sont avec vous ; elles plaident, elles veillent, elles frappent, elles assiègent les portes du ciel en votre faveur. Le ciel lui-même combattra pour vous, comme les astres combattirent contre Sisara. Ainsi donc, que quiconque désire obtenir une renommée immortelle dans ce monde et un bonheur éternel dans l’autre, s’enrôle au service de Dieu, reçoive les arrhes de la main de son serviteur… c’est-à-dire une bénédiction sur lui, sur sa maison et sur ses enfants jusqu’à la neuvième génération, même la bénédiction de la promesse aux siècles des siècles ! Amen. »

L’éloquence du prédicateur fut applaudie par un murmure d’approbation qui se fit entendre parmi la multitude armée, à la fin d’une exhortation si bien appropriée à ce qu’ils avaient fait et à ce qu’il leur restait à faire. Les blessés oubliaient leurs douleurs, les affamés ne songeaient plus à leurs fatigues et à leurs privations, en écoutant la doctrine qui les élevait au-dessus des besoins et des calamités du monde, et qui identifiait leur cause avec celle de Dieu. Un grand nombre se pressaient autour du prédicateur tandis qu’il descendait du tertre sur lequel il était monté, et le serraient de leurs mains encore humides de sang. Ils s’engagèrent par serment à remplir la tâche de vrais soldats du ciel. Épuisé par son propre enthousiasme et par la ferveur qu’il avait déployée dans son discours, le prédicateur ne put répondre que par des accents entrecoupés « Dieu vous bénisse, mes frères !… C’est sa cause… Tenez-vous fermes et agissez en hommes… Le pis qui puisse nous advenir est d’arriver au ciel par un chemin court et sanglant. »

Balfour et les autres chefs n’avaient pas perdu le temps qu’on avait passé dans ces exercices spirituels. On avait allumé des feux de sûreté, posté des sentinelles, et pris des arrangements pour rafraîchir l’armée avec des provisions qu’on avait ramassées à la hâte dans les fermes et les villages les plus voisins. Ayant ainsi pourvu aux besoins les plus pressants, les pensées se tournèrent vers l’avenir. Les chefs avaient envoyé des partis pour répandre la nouvelle de leur victoire, et pour obtenir de bonne grâce ou de force ce dont ils pouvaient avoir besoin. En cela ils avaient réussi au-delà de leurs espérances, ayant saisi dans un village un petit magasin de provisions, de fourrage et de munitions qu’on avait préparé pour l’armée royale. Ce succès non seulement eut son utilité pour le moment, mais leur donna de telles espérances pour l’avenir, que tous ceux dont le zèle avait commencé à se refroidir, résolurent unanimement de rester sous les armes, et d’abandonner leur cause au sort de la guerre.

Quoi qu’on pense de l’extravagance et de l’absurde bigoterie de leurs dogmes, on ne peut refuser des éloges au courage dévoué de quelques centaines de paysans, qui, sans chefs, sans argent, sans magasins, sans plan arrêté, et presque sans armes, conduits seulement par leur zèle excessif, et par la haine de l’oppression, se hasardèrent à faire une guerre ouverte à un gouvernement établi, soutenu par une armée régulière et par toute la force de trois royaumes.