Le Verre (Désaugiers)


LE VERRE


Air : La bonne chose que le vin ! ou air du vaudeville du Fandango


Quand je vois des gens ici-bas
Sécher de chagrin ou d’envie,
Ces malheureux, dis-je tout bas,
N’ont donc jamais bu de leur vie !

On ne m’entendra pas crier
Peine, famine, ni misère,
Tant que j’aurai de quoi payer
Le vin que peut tenir mon verre.

Riche sans posséder un sou,
Rien n’excite ma jalousie ;
Je ris des mines du Pérou,
Je ris des trésors de l’Asie ;
Car sans sortir de mon taudis,
Grâce au seul Dieu que je révère,
Je vois et topaze et rubis
Abonder au fond de mon verre.

Tout nous atteste que le vin
De tous les maux est le remède,
Et les dieux n’ont pas fait en vain
Un échanson de Ganymède.
Je gage même que ces coups
Que l’homme attribue au tonnerre,
Sont moins l’effet de leur courroux
Que du choc bruyant de leur verre.

Chaque jour l’humide fléau
Des cieux ne rompt-il pas les digues ?
Si les immortels aimaient l’eau,
Ils n’en seraient pas si prodigues.
Et quand nous voyons par torrent
La pluie inonder notre terre,
C’est qu’ils rejettent en jurant
L’eau que l’on verse dans leur verre.

Le bon vin rend l’homme meilleur,
Car du monarque assis à table

Vit-on jamais le bras vengeur
Signer la perte d’un coupable ?
De son cœur le courroux banal
N’obscurcit plus son front sévère :
Armé du sceptre, il l’eût puni ;
Il lui pardonne, armé du verre.

Je ne sais par quel vertigo
Ou quelle suffisance extrême,
Narcisse, en se mirant dans l’eau,
Devint amoureux de lui-même.
Moi, fort souvent je suis atteint
De cette risible chimère,
Mais c’est lorsque je vois mon teint
Pourpré par le reflet du verre.

Dieu du vin, Dieu de l’univers,
Toi qui me fis à ton image,
Reçois ce tribut, de mes vers ;
Et, pour couronner ton ouvrage,
Fais, jusqu’à mes instants derniers,
Que dans ma soif je persévère,
Et qu’à ma mort mes héritiers
Ne trouvent plus rien dans mon verre.