Le Messager canadien (p. 57-72).


Chapitre VI

SI VOUS NE DEVENEZ COMME LES PETITS ENFANTS…


Maurice avait quitté la grande maison jaune des Angers sur le coteau et passait quelques jours chez les Richard.

Maurice ne craignait rien tant que d’être impliqué dans un drame ; il jouait des pieds et des mains pour se dérober aux rôles sérieux. Ce qu’il prisait, c’était d’observer le comportement des êtres hissés sur le plateau dans son petit coin d’univers ; et s’il fallait passer à l’expérimentation, souffler le mot ou donner la chiquenaude qui entraînent l’action, projeter comme un éclairage des rumeurs habilement lancées, Maurice trahissait presque son attitude d’homme superficiel. Ainsi, par de modestes expériences en laboratoire, apprenait-il la vie. Doué pour les études littéraires, il avait déçu ses maîtres. Monsieur l’abbé Génin, un professeur d’humanités qui fustigeait les Romantiques et réservait le meilleur de sa verve pour le panégyrique de Bloy, lui avait dit une fois, en lui remettant un devoir : « Maurice, il faudra un jour que vous dépassiez votre compréhension d’une œuvre littéraire. À vous voir tourner autour de Jéricho, comme les trompettes de Josué, on s’attend à voir crouler les murs, et les murailles vous défient, Maurice, elles vous défient. »

Maurice lisait les livres comme il observait son milieu. La littérature pour Maurice était un guide de régisseur. Il refusait de prendre part, il se garait de la pitié. Le jour qu’il se mêlerait aux hommes tout de bon, rien ne résisterait à sa connaissance du monde. Mais Maurice est l’ami de Jacques ; c’est la province secrète de son royaume, la seule faiblesse que Maurice se permette avec la vie. Les raisons ne lui manquent pas de s’intéresser au dialogue dont il a entendu les premières phrases le soir de la Saint-Jean.

Les deux amis regardent monter la meute pressée des eaux dans la lumière franche du petit matin ; après avoir rebroussé chemin quelque part dans le Golfe, elles reprennent la route bleue des hauts pays, élongent les falaises, filent entre les îles, submergent comme des escadrons les ocres brunes des battures et s’étranglent là-bas entre les rochers de Québec et de Lévis. Les crépitements de la riveuse, aux chantiers de Lauzon, se répercutent par rafales sur les rives, et lorsque cesse la trépidation métallique, le silence relève son visage paisible. Après un moment Jacques perçoit quelques-uns des bruits confus qui lèvent le matin de la campagne affairée et des bourgs de la côte, entre les clôtures sombres comme les cassures d’une pierre. La fraîcheur saline du montant, qui pince les muqueuses et porte le parfum mêlé de la mer et des champs, tire jusqu’au seuil de la conscience une joie éblouie de vivre et de respirer ; ce matin, le pays compose la même harmonie de lumière et de son, mais Jacques écoute en lui, comme des accords dissonants, des rumeurs et des murmures faits d’un passé et d’un présent étrangers l’un à l’autre.

Maurice détaille le paysage : les tours grises des élévateurs à grain, la confusion des gréements et des hangars, le chevauchement des édifices au pied de la citadelle endormie sous la mousse. À Lauzon, près d’une haute cheminée de brique jaune, les mandibules noires du bassin de radoub sont ouvertes, et le pétrolier galeux qui en est sorti attend que l’on complète la peinture de son accastillage. Maurice voit tout, mais Maurice depuis plusieurs instants a perdu la présence de son ami.



C’était le premier vendredi du mois. Jacques s’était agenouillé à la sainte table, près de Monique ; il avait joint les mains sous la nappe, fermé les yeux, et reçu le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tandis que le vieux curé prononçait, de sa voix qui n’a plus d’âge, les paroles de la vie éternelle : « Corpus Domini Nostri Jesu Christi custodiat animam tuam in vitam æternam ». Revenu à son banc, la gêne le figeait en la présence de son Dieu. Qu’est-ce que la foi ? Et qu’est-ce que l’amour ? À ce qu’il voit, il n’aime pas, lui, ou il n’aime plus. Et aussi pourquoi depuis quelques temps, dès le saut du lit et, par intermittences, tout au long du jour, un souvenir insolite lui bat-il les tempes, comme les crépitements de la riveuse sur le fleuve ? Bien sûr qu’il se rappelle la causerie d’un Père Blanc au collège. Le Père, qui portait un fez, allongeait un visage volontaire et raviné, et la voix était chaude sous la barbe noire et drue.

Le professeur avait dit : « Pour devoir, vous écrirez à votre ami sur la conférence du Père missionnaire.» Le professeur avait lu en classe la lettre que Jacques avait rédigée pour Maurice, et le gamin n’avait pas aimé ça. Le maître ignorait que le syntaxiste, quelques jours après le passage du missionnaire avait demandé à la table de communion, la grâce d’être appelé, lui aussi, comme le petit Père Blanc. Les anges, ravis de cette générosité enfantine, avaient monté la garde autour de la supplique ; ils en réveillaient aujourd’hui l’écho. Jacques a beau se débattre, comme André dans ses cauchemars, il s’est engagé trop avant. On ne liquide pas comme on veut ses images d’enfance, le jeune homme l’apprend tous les jours ; de ce passé une partie est gravée dans sa chair, et l’autre sur les tables des anges, et Jacques ne peut rien effacer.

Certes il avait renouvelé son offrande, de moins en moins souvent il est vrai, par un instinct de défense. Il était si jeune ! Seulement, si Dieu le voulait, il faudrait peut-être marcher. Et si ce n’était qu’un scrupule ? Les scrupules, chantaient les Pères, sont de petites bêtes que l’on écrase sans merci.

Des condisciples de Belles-Lettres avaient écrit au tableau de la classe : « Retraite de décision du 22 au 27 février. Aux prières : Lemieux, Richer, Larocque, Garneau, Viau et Gamache.» François Lemieux, l’organisateur, avait abordé Jacques ; il avait perdu son bagout. Jacques avait donné toutes les raisons, excepté la vraie. Suivre les exercices de la retraite et demeurer sourd à ce qu’il croyait un appel lui paraissait une lâcheté ; quant à se compromettre définitivement, il ne s’en estimait pas capable.

La présomption est mauvaise conseillère ; une conscience tourmentée l’enseigne à Jacques avec persévérance. Il n’est plus le syntaxiste qui fait de la chasteté une vertu acquise et scellée à jamais. Un jour était venu où le garçon avait entendu en lui un bruit sourd et répété de brisure, comme du côté de Montmorency, dans les carrières, sur le coup de midi. Le passé croulait en des pleurs prolongés sans raison, au retour des vacances, et hantés de peur folle, ou flambait dans la brûlure de la chair et des nerfs. La chose s’était faite en vitesse. Sans préparation, sans autre soutien que la piété par trop ingénue et d’ailleurs entamée de son enfance, sans directeur spirituel, sans confident, Jacques avait feint d’ignorer, puis il avait bien fallu lutter ; il avait succombé. Il se traînaillait au confessionnal et reprenait sa marche à tâtons vouée à la défaite et à l’écœurement.

Quelle puissance le soutenait malgré tout dans cet apprentissage répugnant qui n’en finissait plus et qui souillait son avenir ? Il conservait une horreur presque physique du péché, de tout péché, à telle enseigne que ses camarades respectaient une conscience qu’ils croyaient intacte. Jacques était plus humilié de ce malentendu que de ses rechutes. Il essayait en vain de la prière ; il n’y trouvait plus rien. Et cette sécheresse durait. Pour combien de temps encore ? La présomption, en ces conjonctures, équivalait à de la témérité ; il n’était pas nécessaire de se dédire.

Jacques a retrouvé Louise. Accéder au plaisir de la rencontrer, de la voir passer sur la route, d’entendre parler d’elle, c’est d’abord un accès de sentimentalité, une expérience d’adolescent maladroit, une imprudence peut-être… Il dit « peut-être » car la passion suit sans doute des voies différentes. Seulement, la lutte contre la chair en deviendrait-elle plus facile ? Cela fait bien des questions à la fois et à un moment où la vie se complique. Il a de quoi se rassurer. N’est-il pas meilleur depuis qu’il a retrouvé Louise ? Les autres jeunes filles le troublent parfois d’un trouble qu’il n’aime pas, Louise jamais. Auprès d’elle il ne pense pas à ces bassesses ; il ouvre ce chapitre récent de sa vie comme les souvenirs de leur première communion. C’est peut-être trop beau pour durer. Louise ressemble à Monique ; c’est cela, rapprocher Louise de Monique, comme une protection.

Le banc craque près de Jacques et Monique glisse à voix basse : « Viens-tu ? » Jacques et Maurice conduisent à la Saulaie Estelle montée avec eux à l’église ; Louise ne se montre toujours pas.

Louise, elle n’était pas belle pourtant. En quoi consistait le charme qui émanait d’elle, on ne pouvait le dire, si discrète la joie que sa vue procurait. Louise n’était qu’une jeune fille, presque une femme déjà. Ses cheveux bruns séparés au milieu du front recouvraient les oreilles de boucles folles et se ramassaient sur la nuque en un rouleau serré d’où s’échappaient toujours quelques mèches. Le visage encadré par cette chevelure capricieuse, que dorait le jeu du soleil et du vent, était d’une coupe ferme et pure ; des sourcils prolongés finement jusqu’aux tempes, des yeux légèrement bridés et qui corrigeaient par leur sérieux ce que le reste de la physionomie conservait de mutin. Maurice répétait : « Elle est née au pays du Soleil levant. » Un équilibre des dons féminins que Maurice ne cessait de vanter, le bon sens que Louise tenait de son milieu et de son naturel sans renoncer pour autant à se dépasser (Jacques en était sûr maintenant), avaient étayé la première impression du jeune homme, et donné au sentiment qui l’avait d’abord porté vers Louise une espérance de durée.

Mais cette pensée impatiente Jacques. Depuis quand un garçon de son âge cherche-t-il un fondement à l’espérance ? C’est que Maurice marche à ses côtés et ne pardonnera pas un faux pas. Il y a aussi les maîtres de Jacques qui lui ont appris à paver la vie avec des concepts bien taillés. Un joli visage ne révèle pas que l’on ait affaire à une bachelière prétentieuse, à une grande jeune fille victime de son système nerveux, de la mode et du snobisme, ou à Louise. Tout est à peser. Le besoin de raison et les petites griffes de la défiance, même l’amitié, lui rendront toujours la vie malaisée. Contrairement à Noël Angers, il n’accepte pas les coups de foudre comme des inspirations, et il veut savoir où il donne de la tête.

Il en avait parlé à Maurice avec circonspection. Les deux amis avaient tourné autour de l’objet quelques instants, comme des gens qui cherchent quelque chose dans la pénombre. Alors Maurice avait dit : « Te rappelles-tu le paysan français à moustache que nous avons vu au cinéma et qui dégustait les vins d’une foire ? Il procédait avec un brin de solennité et se tenait sur la défensive dans l’attente d’une révélation ; puis il s’essuyait la bouche et indiquait, au jugé, le cru et l’année. Il faut prendre la vie comme lui. Pas comme Noël qui s’enivre ; il ne convient pas, pour le gros plaisir de s’enivrer, de profaner des vins de ce bouquet. N’ai-je pas raison ?

— Où veux-tu en venir ?

— Il ne faut pas non plus buvoter comme toi. Le dégustateur, lui, est seul avec son verre de vin ; il ne cherche pas à savoir si le vignoble est en bon état, si le propriétaire est heureux ou malheureux, et encore moins si tous les hommes doivent cultiver la vigne pour trouver le bonheur. Cette géographie humaine ne le concerne pas. Disons, si tu veux, qu’il étudiera la géographie quand ses concitoyens l’éliront député. Nous ne sommes après tout que des collégiens. La vie nous instruira au fur et à mesure de nos besoins, tu verras. »

Maurice ne manque pas d’esprit. Maurice, malgré qu’il en ait, n’est pas si éloigné des vices qu’il reproche à ses amis. On ne résout pas la vie avec des apologues, et Jacques pour le moment se sent capable d’autre chose.

Depuis le feu de la Saint-Jean, depuis qu’il entend la musique, il marche de découverte en découverte. Il ne fera pas d’esclandre, c’est entendu, mais il a l’impression d’échapper à sa présence. Ces allégements subits croient éviter les regards en s’exposant à l’action. Jacques dérobait la bicyclette d’André, dans la resserre, et pédalait d’une traite jusqu’au fin fond de la grève du nord ; la bicyclette chantait sur la rocaille, des ronciers éraflaient le visage de Jacques, ses avant-bras, et lui arrachaient des cris de joie. Les jaseurs étonnés de cette intrusion coupaient court au murmure de leur causerie sur les sorbiers, hérissaient la huppe, et fuyaient leur gentilhommière dans leur redingote brune que le soleil lustrait. Pas plus tard qu’hier, Jacques, de connivence avec le petit, a machiné et joué à Guy et à Paule, avec un raffinement diabolique, des tours qui ont ahuri le Verger. Et parfois, dans un moment de gratuité, ou parce qu’il ne peut confier son secret à personne, il éprouve des envies folles de pleurer, comme l’autan qui fouaille les persiennes à gros paquets de pluie. Maurice sourit ; Jacques n’y peut rien. Son cœur, comme le réveille-matin détraqué de l’oncle Paul, sonne à tout propos, hors de propos et sur tous les tons ; et il faut souvent lui mettre les deux mains dessus pour l’empêcher de tout rompre et d’ameuter les aîtres du Verger. Jacques qui pratique son île depuis longtemps s’aperçoit que son expérience est à refaire, à compléter du moins ; le moindre caillou porte des résonances multiples, innombrables. Et la cigale, qui vrille la chaleur et l’ennui des longues matinées sous les pins, trouve la fissure secrète de cette âme qui met chaque jour moins de soin à se défendre. Jacques souffre d’une complicité qui devance et déjoue l’attention. Les âmes sont-elles toutes aussi maladroites et aussi lentes à se révéler ?

De ces dernières aventures en pleine vie, Jacques se tait. C’est fortuit et fugace comme un rêve que l’on voudrait poursuivre dans un sommeil translucide ; l’éveil désengourdit les membres et on lui oppose une résistance que l’on sait inutile.

Pour s’abstenir du rêve, de ce qui embaume, de ce qui bouge, croît, chante ou brille par l’étendue de la terre et des cieux, il faut une vocation expresse. Que fait de la gloire de Dieu le stoïque qui, entendant la création soulever ses rideaux ou frapper à sa porte, ne lève pas même le nez de ses bouquins au dos raide ? Tout renoncement serait-il négation ? Il ne faut rien outrer, car Jacques écoute avec le chant hardi de l’alouette matineuse le Cantique du soleil que le professeur leur a lu en guise de souhait, quelques heures avant le départ, dans la classe en désordre.



Un matin, Jacques conduisit son père à l’étude du notaire Beauchesne, rue Saint-Pierre. Jacques passa une heure avec lui-même, devant la Banque Provinciale, à muser et à se remémorer sa conversation avec l’oncle Paul. Aucun de ses pressentiments n’avait fui ; on ne dormait plus le sommeil d’autrefois au Verger.

Monsieur Beauchesne reconduisit son client jusqu’à la portière de l’automobile :

— J’ai commencé à rédiger l’acte. Je vous l’enverrai ces jours-ci, Monsieur Richard. Monsieur Voilard m’a suggéré une ou deux corrections depuis notre dernière entrevue, sans importance ; il ne perd pas une maille. Au revoir, Monsieur Richard, et toi aussi, mon beau jeune homme.

Monsieur Richard tira sa montre :

— File, mon homme. Il faut que je sois à l’île avant onze heures.

Il chaussa ses lunettes à monture d’acier et sortit son agenda ; son crayon tremblait au gré de la réflexion puis traçait des signes. Jacques admirait la lucidité de cet homme d’affaires à l’œil émerillonné sous les sourcils grisonnants. Son père ne pouvait être la dupe de Lucien Voilard ; c’est lui, Jacques, qui perdait la tête.

La voiture laisse la Canardière à gauche et roule vers Montmorency. Des bouffées d’air piquant ronflent contre le radiateur et s’engouffrent par les fenêtres avec un clappement de toile raide ; le vent du plein montant, quand il ne vient pas du sud, traîne dans les aulnaies une aigreur de varech qui évoque la mer. Les bordigues aux queues émincées adhèrent à la glaise comme des têtards pétrifiés et têtus qui cherchent leur pâture dans la vase des étangs ; les eaux glauques du flux les ensevelissent et charrient vers les claies et les suçoirs la tête olive de l’anguille.

— Plus vite, mon homme, disait Monsieur Richard.

Dans les accotements mous, l’automobile dérapait. Paule crissait des dents :

— J’ai peur !

— Ne fais pas ta maîtresse d’école ! grommelait André.

Le tramway de Sainte-Anne sifflait un long sifflement qu’émoussait la frondaison des falaises déchues, et qui se noyait au loin dans l’odeur glaiseuse des battures.

L’auto ralentit et serra le trottoir à main droite. Un ourlet d’écume marquait les progrès de la marée sur la grève, au pied du mur de soutènement. Monsieur Richard retira ses lunettes, passa un mouchoir de soie blanche sur sa moustache roussie, et jeta un coup d’œil sur la haie de nerprun que le jardinier achevait de tailler. La voiture s’arrêta dans l’allée sablée. En se retournant pour fermer la portière, Monsieur Richard vit descendre près de l’anse aux Canots la motocyclette d’un policier.

Quelques jours passèrent.

Les allées et venues de Jacques sur la route de Saint-Laurent étaient désormais du domaine public. La famille réunie pour les repas, Jacques devenait, d’un accord commun mais non avoué, l’objet d’une conversation où les mots les plus candides recélaient des sens nombreux et patiemment affilés. André, vite interrompu par le regard réprobateur de son père, chanteronnait les premières notes d’une romance popularisée par la radio, et où les mots de « ma douce mélancolie » revenaient en rengaine ; et Guy émettait d’un air satisfait une sentence mûrie au plus creux de son mutisme.

Un gentilhomme aux yeux intelligents et malicieux, les cheveux grisonnants et coupés ras sur un front cambré, tenait, comme un capitaine au long cours, le haut bout de la table. C’était le père de Jacques. Ses doigts osseux, aux phalangettes nicotinisées, se joignaient sur le bord de la nappe, tandis que de tout son visage distendu par une journée de labeur sur la grimace des chiffres, il souriait aux bons mots dont il était friand. Il regardait parfois, à l’autre extrémité, Madame Richard occupée simultanément, par un miracle dont elle tenait de sa mère la recette, au service de sa nichée, à la conversation des enfants, aux remarques de son mari, et aux mille problèmes familiaux que de cent manières elle soupçonnait, devinait, grossissait ou créait de toutes pièces. Elle découpait la chair fumante d’une alose ; pour mieux y voir, elle pinçait sur son nez un lorgnon retenu prudemment à l’encolure de sa robe par une chaînette d’argent ; le moindre geste un peu brusque précipitait le pince-nez. L’interruption provoquait aussitôt l’offre bénévole de Monsieur Richard :

— Je pourrais peut-être t’aider ?

Madame Richard n’écoutait même pas. Une seule tentative de dépeçage, un dimanche midi, avait soulevé, dans le grand plat où fumaient les perdrix au chou, une vague de fond, et projeté par-dessus bord les légumes et le gibier.

Madame Richard avait terminé en beauté le dépeçage, et son époux lui tirait un regard d’envie. Elle plongeait un coup d’œil dans l’assiette de chacun pour s’assurer qu’elle n’avait oublié personne. L’instinct de solidarité avait présidé au choix des places. Près de Madame Richard les deux filles, Monique et Paule, avaient depuis toujours fixé leur siège ; les trois garçons occupaient l’autre bout de la table, près du père. De son poste de vigie, rien n’échappait à Monsieur Richard : ni les mains lavées à la hâte, ni les coudes sur la table (il avait une façon à lui de signaler son indignation en tiraillant la nappe sous les coudes du délinquant), ni les cheveux d’André ou de Jacques dressés en crête de coq, ni même, grâce à une intuition dont il se targuait, les chevilles tordues avec désinvolture sur les pieds des chaises. Madame Richard flairait l’intervention de son mari, la prévenait ou tentait de l’atténuer.

Mais sa médiation ne s’exerçait pas souvent, au début des vacances surtout, lorsque les garçons, selon Monsieur Richard, revenaient de la caserne avec des mots et des manières par trop cavalières. D’ailleurs le père de Jacques connaît son métier ; Guy, l’adversaire des paroles inutiles, a rarement entendu son père épiloguer à contre-temps. Et ce n’est là qu’un aspect du génie de Monsieur Richard pour le commandement. Quand un membre de l’équipage s’est distingué, le capitaine trouve des phrases qui n’ont l’air de rien mais qui vous mettent le vent en poupe pour quelques semaines.

Ce soir-là, quand l’oncle Paul eut rangé les dernières arêtes, sur le bord historié de son assiette, il demanda soudain :

— Paule, as-tu remis la lettre à ton père ?

Paule couvait sa mère des yeux.

— Quelle lettre ? demandait Monsieur Richard, imprudent.

— Paule fait sa mijaurée, dit André.

— Une lettre, dit Paule en retenant son souffle, de la Police de la route.

Monsieur Richard se mordit les lèvres. Jacques regarda son père à la dérobée. Monsieur Richard, les mains jointes, levait un index en signe de protestation et son visage refusait à grand-peine de se détendre. Il plissa le front, ouvrit de grands yeux penauds, et incapable de jouer l’innocence, alluma une cigarette en y mettant un temps infini ; il jouait avec son briquet et tortillait sa moustache. Madame Richard, de ses mains, couvrait le bas de sa figure ; son regard timoré voletait de Paule à son mari et ne savait où se poser. L’oncle Paul n’en fait jamais d’autres ; sa déconvenue lui donne l’air piteux d’un gamin qui a cassé un carreau en voulant rendre service. Tout le monde a compris, sauf l’oncle Paul, que Monsieur Richard paiera l’amende à la Police de la route pour avoir fait enfreindre à Jacques les règlements de la circulation entre Québec et Montmorency.

Jacques n’avait jamais été aussi attentif que depuis son retour du collège à recueillir les moindres miettes qui tombaient de la table paternelle ; elles avaient le goût et le poids du passé. Comme le pays de son enfance, les menus incidents autour de cette table représentaient un esprit et une sagesse, et s’articulaient sans effort sur le monologue du maître, quand on signifiait aux cadets de se taire, et sur le dialogue des époux, ce mouvement de navette à dessin mystérieux sous les yeux amusés ou inquiets des enfants. C’est avec ces détails que l’on fait des hommes. La vieille Marie, avec des chiffons de couleur, fabrique des catalogues qui sont l’orgueil du Verger. Tout chacun peut le tourmenter à qui mieux mieux, Jacques n’a pas le cœur à la réplique. Il regarde, par la porte ouverte du solarium, la photo et le sourire ambigus de Lucien Voilard s’estomper dans le cadre chromé.

— Tu as l’air inquiète, maman, disait le père.

— Ce sont les promenades de Jacques vers la Saulaie, je présume.

Guy avait parlé lentement.

— Voulez-vous laisser mon beau Jacques tranquille ! dit Madame Richard en se levant de table.

Elle cherche les yeux de Jacques. Mais le jeune homme n’est plus là ; il a filé par la cuisine.

Jacques se dirigeait vers la centrale téléphonique. Il se colletait avec une humiliation d’enfant. Il fallait fuir, fuir n’importe où ; un chagrin d’enfant ne doit pas tomber aux mains des barbares, pas même du Verger. Jacques acceptait l’invitation de Maurice et se rendrait au lac des Monts.