Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 225-245).

CHAPITRE XXI

SUR LE VOLCAN JUIF DE JÉRUSALEM

Les gens qui étaient présents pouvaient bien, en effet, me regarder. Ils étaient de petite race, tous ces Juifs, petits d’os et de muscles, et n’avaient jamais vu d’hommes blonds, comme j’étais.

Tout le long des ruelles étroites, ils s’écartaient sur mon passage, puis s’arrêtaient, les yeux écarquillés, en fixant cet être fauve, venu du Nord et de Dieu sait où.

Presque tous les soldats dont disposait Pilate étaient des Auxiliaires. Il n’y avait qu’une poignée de Romains, à pied, qui gardaient le palais du Proconsul, et vingt Cavaliers, dont j’étais le capitaine. Les Auxiliaires n’étaient point de mauvais soldats, mais il pouvait ne pas être sûr de se fier entièrement à eux. D’une façon générale, je trouvai qu’eux et les Romains étaient des guerriers plus réguliers que nous autres, hommes du Nord, qui étions braves quand le cœur nous en disait, mais dont la bravoure tombait aussi facilement, au gré de notre caprice.

Il y avait une femme de la Cour d’Hérode qui était liée d’amitié avec l’épouse de Pilate. Je la vis chez celui-ci, le soir même de mon arrivée. Nous l’appellerons Miriam, car c’est sous ce nom que je l’ai aimée. Elle possédait ce charme particulier, spécial à chaque femme, qui est autre que la beauté, et que l’on ne peut décrire. Elle me plaisait, avant toute chose, et je devenais ainsi le collaborateur de son charme. Dès que je l’aperçus, tout mon être s’élança vers elle, les bras grands ouverts.

Il y avait en elle quelque chose de sublime. Je n’exagère pas, et c’est avec intention que j’emploie ce mot. Son corps superbe dépassait en taille, de beaucoup, la moyenne de la femme juive. Tout, en elle, était aristocratique, la caste à laquelle elle appartenait, aussi bien que ses gestes et son maintien. Son beau visage ovale était fortement ambré, son opulente chevelure était noire, avec des reflets bleus, et ses deux yeux étaient semblables à deux puits sombres. Il était impossible de trouver dans la création un homme blond et une femme brune, aussi marqués de types que nous l’étions l’un et l’autre. Et, dans sa poitrine, palpitait un cœur passionné.

Dès le premier abord, nous vibrâmes à l’unisson. Il n’y eut pas en nous de lutte intérieure, ni d’hésitation ou d’attente. Elle sut aussitôt que j’étais à elle, comme je connus qu’elle était à moi.

Je m’avançai vers elle. Miriam se redressa à demi, sur le divan où elle était étendue, comme si un aimant l’avait attirée vers moi. Nos yeux se croisèrent, prunelles bleues dans prunelles noires, et ne se quittèrent plus, jusqu’au moment où l’épouse de Pilate, une femme sèche, raide et fanée, nous sépara, d’un rire nerveux.

Tandis que je m’inclinais, avec respect, devant l’illustre compagnie, je crus voir Pilate lancer à l’adresse de Miriam un coup d’œil entendu, qui semblait dire :

— N’est-il pas tel que je vous l’ai promis ?

Car je connaissais Pilate d’assez longue date, et nous avions conversé ensemble, bien avant qu’il fût envoyé en Judée, sur le volcan juif de Jérusalem.

La conversation se prolongea entre nous, en présence des deux femmes, fort avant dans la nuit. Pilate m’entretint de la situation politique du pays. Il paraissait inquiet, et désireux d’avoir un confident de ses soucis, de demander même un conseil. Pilate était le type même du Romain, inébranlable et calme, capable de maintenir, d’une main de fer, l’autorité de Rome. Mais, lorsqu’on le poussait à bout, son calme coutumier faisait rapidement place à la colère.

Or, il était visible, cette nuit-là, qu’il était fortement préoccupé. L’attitude des Juifs lui donnait sur les nerfs. Ces gens étaient spasmodiques et éruptifs au dernier point. Et très subtils, en outre. Les Romains traitaient les choses carrément, en allant droit au but. Les Juifs, au contraire, pliaient l’échine et, s’ils attaquaient, c’était par derrière, en marchant de biais pour s’approcher. D’où l’irritation, contre eux, de Pilate.

Sans cesse ils intriguaient pour diminuer son autorité et, par suite, celle de Rome, et n’avaient qu’un but, lui faire jouer, à propos de leurs dissensions religieuses, un rôle de dupe.

Rome, je ne l’ignorais pas, ne se mêlait point des querelles religieuses des peuples conquis par elle. Mais les Juifs par mille voies tortueuses, parvenaient à donner un tour politique à des événements complètement étrangers à la politique.

Pilate s’échauffa peu à peu, en exposant la situation présente, les soulèvements perpétuels et les émeutes fanatiques, qui se produisaient à l’instigation de diverses sectes judaïques.

— Lodhrog, me dit-il, qui pourrait affirmer que ces troubles voulus, qui n’ont encore l’apparence que d’une nuée légère dans le ciel bleu, ne grossiront pas un jour en un formidable orage, plein de coups de tonnerre, de clameurs assourdissantes et de cliquetis d’armes ? Rome m’a envoyé ici pour maintenir l’ordre. Et, en dépit de mes efforts, la Judée n’est qu’un nid de guêpes, sans cesse en rumeur. Je préférerais mille fois gouverner des Scythes, ou les lointains et sauvages Bretons, que ces gens énigmatiques, qui sont toujours à se chamailler avec Dieu. À cette heure où je parle, un homme m’inquiète surtout, un pêcheur de poissons qui s’est fait pêcheur d’âmes, et qui va partout, en prêchant et en accomplissant de prétendus miracles. Qui me dit que, demain, il n’entraînera pas tout ce peuple à sa suite, et ne fera pas éclater sur moi le mécontentement et la disgrâce de Rome ?

C’était la première fois où j’entendais parler du nommé Jésus et cette conversation me revint par la suite, quand, effectivement, le petit nuage qui montait au ciel se fut transformé en une tempête déchaînée.

— D’après les rapports qui me sont parvenus à son sujet, poursuivit Pilate, ce Jésus ne s’adonne pas à la politique. Aucun doute sur ce point. Mais je redoute que Caïphe, et Hanan derrière lui, ne transforment cet homme en une épine aiguë, destinée à piquer Rome et à ruiner mon crédit.

— Caïphe, intervins-je, est Grand Prêtre, à ce qu’on m’a dit. Mais qui est ce Hanan ?

— Le vrai Grand Prêtre, répondit Pilate, un rusé renard, dont Caïphe n’est que l’ombre et le porte-parole[1].

Pilate ne croyait ni à Dieu ni à diable, pas davantage à l’immortalité de l’âme, et la mort, pour lui, n’était que ténèbres et éternel sommeil. On conçoit combien toutes ces discussions religieuses, dont il était enveloppé à Jérusalem, devaient l’exaspérer. Au cours d’un voyage que je fis en Idumée, j’eus pour valet une espèce de crétin qui ne put jamais apprendre à seller convenablement un cheval. Il pouvait, par contre, discuter sans perdre haleine, du matin au soir et du soir au matin, sur l’enseignement des rabbins de toute la Judée, et excellait, en matière religieuse, à couper les cheveux en quatre.

Mais revenons à Miriam. Je sus, par la femme de Pilate, qu’elle était de vieille race royale. Sa sœur était la femme d’Hérode-Philippe, Tétrarque de la Batanée, de la Trachonite et de la Gaulonite, et qui était lui-même le frère d’Hérode-Antipas, Tétrarque de Galilée. Tous deux fils d’Hérode le Grand, qui avait fait périr sa femme et trois autres de ses fils, et reconstruit, peu avant sa mort, le Temple de Jérusalem. D’où la popularité dont jouissait son nom chez les Juifs.

Je me rencontrai plusieurs fois avec Miriam, qui ne s’était pas mariée, n’ayant jamais rencontré un mari qui fût digne d’elle. Ce fut sans doute un effet de l’air ambiant que nous respirions. Mais, dès que nous étions ensemble, les questions religieuses arrivaient sur le tapis.

— Alors, me demanda-t-elle un jour, vous vous croyez immortel ?

— Avec une entière certitude, je le crois ! répondis-je.

— Et quelle est votre immortalité ? Contez-moi un peu cela.

Je lui parlai de Niflheim et de Muspell, du géant Imir, qui naquit des flocons de la neige, de la Vache Audhumbla, de Fenrir et de Loki, de Thor et d’Odin, et de notre Walhalla. En m’écoutant, elle frappait des mains et, quand j’eus terminé, elle s’écria, les yeux étincelants :

— Oh ! vous, barbare ! Vous, grand enfant ! Vous, pauvre géant fauve, aux cheveux décolorés par le froid ! Vous, croire mille contes de fées et ne songer qu’à la satisfaction du ventre ! Alors, après votre mort, vous allez au Walhalla ?

— Oui, esprit et corps.

— Et quoi y faire ?

— Manger, boire et se battre !

— C’est tout ?

— Et faire aussi l’amour. Il nous faut des femmes dans le Ciel ! Sinon, à quoi servirait-il ?

Elle rétorqua :

— Je n’aime pas votre Ciel. C’est un endroit grossier, où le tumulte de la vie continue à sévir, ainsi que les frimas et la tempête.

— Et votre Paradis, à vous, demandai-je, quel est-il ?

— C’est un été sans fin, un printemps à la fois et un automne, où les fleurs sont toujours écloses, les plus beaux fruits toujours mûrs.

Je secouai la tête et grommelai :

— Moi non plus, je n’aime pas votre Ciel. C’est un endroit triste et mou, un lieu bon tout au plus pour les faibles et les eunuques, pour les obèses, incapables de se remuer, pour des ombres pleurardes et non pour des hommes.

Ses yeux se passionnaient pour la dispute engagée et pétillaient ardemment. Elle voulut tenter de me convaincre et de me gagner à sa foi :

— Mon Ciel, reprit-elle, est le vrai séjour des Bienheureux !

Je ripostai avec énergie :

— Le seul séjour des Bienheureux est le Walhalla ! Car, songez-y bien ! Qui se soucie des fleurs, quand elles fleurissent toujours ? Mais, quand l’hiver de fer a pris fin, quand le soleil chasse au loin les longues nuits, quand les premières fleurs brillent à la surface de la neige fondante, alors, alors seulement, l’âme et nos yeux ne cessent de regarder… Et le feu ! Le feu glorieux et sublime ! Quel peut bien être votre Paradis, où l’on ignore la joie d’un feu qui ronfle sous un toit bien clos, tandis qu’au dehors font rage le vent et la neige ?

Miriam sourit doucement.

— Vous êtes, là-bas, des simples, dit-elle. Vous élevez un toit parmi la neige, vous y allumez un grand feu, et cela suffit pour vous constituer un Ciel.

— Ce feu et ce toit, je ne les ai pas connus toujours, dans ma vie ! Durant trois ans, j’en ai été privé. Je n’ai pas fléchi cependant. À seize ans, mon corps ignorait ce qu’est une étoffe tissée. Je suis né dans la tempête et la bataille, et c’est pourquoi je les aime ! Mon maillot fut une peau de loup. Regardez-moi, et vous saurez quels sont les hommes qui peuplent le Walhalla… Elle me regarda, comme fascinée, et murmura :

— Pauvre géant fauve !

Puis, pensive, elle ajouta :

— Je regrette presque qu’il n’y ait pas d’hommes comme vous dans mon Ciel…

Je me rapprochai plus près d’elle.

— À chacun de nous, lui dis-je, est réservé le genre de Ciel qui plaît à son cœur. Celui qui m’attend, au delà du tombeau, est un beau pays ! Je n’affirme pas, pourtant, que je ne quitterai jamais les Salles de Festin de notre Walhalla, pour venir faire une incursion dans votre Paradis de soleil et de fleurs, pour vous y ravir et vous emporter avec moi ! Ainsi fut faite captive ma mère…

Il y eut alors, entre nous, un silence. Je la regardai. Elle me regarda. Et, devant les miens, ses yeux ne se baissèrent point. Mon sang, par Odin ! coulait dans mes veines, comme une lave ardente.

Je ne sais trop ce qui serait advenu de nous si Pilate n’eût fait, à ce moment, son entrée et n’eût interrompu l’entretien.

— Vous l’entendez, Miriam, railla-t-il. C’est un vrai rabbin, un rabbin de Teutoberg ! Voici, à Jérusalem, un nouveau prédicant et une nouvelle doctrine qui nous sont arrivés. Plus encore que par le passé, il y aura ici des discussions théologiques, des émeutes et des prophètes, portés en triomphe ou lapidés ! Que les Dieux nous sauvent de tous ces exaltés ! Jérusalem est une maison de fous. Lodbrog je n’eusse jamais cru cela de vous. Dire que vous voilà maintenant comme les autres, vous emballant et déclamant sur nos fins dernières, pareil à ces énergumènes qui nous arrivent, chaque jour, du Désert. Vivons notre vie, Lodbrog ! Et une seule à la fois. Cela nous épargnera bien des soucis superflus.

La femme de Pilate était moins sceptique. Elle s’enthousiasmait pour ces discussions, extasiée, et ses mains étroitement croisées. C’était, comme je l’ai dit, une femme maigriote, qui semblait minée par la fièvre. Sa peau était tendue sur ses muscles, et si transparente qu’à travers sa main interposée on pouvait voir la lumière. Ce n’était point, au fond, une méchante créature. Mais elle était étonnamment nerveuse, avait des visions, croyait entendre des voix, et avait foi dans les signes et dans les présages.

Les missions dont, au nom de Tibère, l’Empereur de Rome, me chargeait Pilate, m’éloignaient à tout moment, et plus que je l’aurais souhaité, de Jérusalem et de Miriam. J’allais en Idumée et jusqu’en Syrie, et toujours, sur ma route, je rencontrais des Juifs s’intéressant à Dieu avec une égale fureur. C’était bien la particularité spéciale de toute leur race. Au lieu d’abandonner aux prêtres, comme ailleurs, les discussions théologiques, chaque Juif se faisait prêtre et, dès qu’il pouvait trouver un auditeur (ce qui n’était point difficile), se mettait à prêcher. Ils abandonnaient, à tout moment, leurs occupations pour s’en aller errer à travers le pays, comme des mendiants sur une route, et discuter et se quereller avec les rabbins et les talmudistes, dans les synagogues et sous les porches des temples.

Ce fut en Galilée, province peu fréquentée, que je croisai la piste de l’homme qu’on appelait Jésus. C’était, semblait-il, un ancien charpentier, qui s’était fait ensuite pêcheur, et que ses compagnons de pêche, abandonnant leurs filets, avaient finalement suivi dans sa vie errante.

D’aucuns le considéraient comme un authentique prophète. Mais, pour la majorité des gens, il passait pour fou. Mon crétin de valet, qui se targuait de connaître comme pas un le Talmud, ricana quand passa Jésus, le traitant de Roi des Mendiants, parce que, m’expliqua-t-il, selon la doctrine que prêchait le Galiléen, le Ciel était réservé aux seuls pauvres, tandis que les riches et les puissants brûleraient éternellement dans un lac de feu.

Je remarquai que c’était la coutume du pays de traiter de fou son semblable. À mon avis, fous, ils l’étaient tous. Il y avait une épidémie de prophètes, qui chassaient les démons à l’aide de charmes magiques, guérissaient les maladies par l’imposition des mains, absorbaient impunément des poisons réputés foudroyants, et maniaient sans danger les serpents les plus venimeux. Ils se retiraient au Désert, pour y jeûner, et en revenaient afin de proclamer quelque nouvelle doctrine, pour rassembler la foule autour d’eux et engendrer une secte de plus, qui se divisait bientôt en quatre ou cinq autres sectes divergentes, séparées entre elles par des points de détail dans l’interprétation de cette doctrine.

— Par Odin ! disais-je souvent à Pilate, un peu de nos frimas et de notre neige du Nord ferait merveille pour leur rafraîchir les idées. Le climat dont ils jouissent est exagérément clément. Au lieu d’abattre des arbres, pour s’en construire des toits, et de chasser la viande, ils échafaudent des doctrines ! Si jamais je sors, l’esprit sain, de ce pays de toqués, je fendrai en deux le premier bavard qui viendra m’entretenir encore de ce qui adviendra de moi après ma mort.

Oncques ne vit-on pareils agités. Pour eux, toute chose sous le soleil était pie ou impie. Les Proconsuls et Gouverneurs que leur envoyait Rome étaient sur les dents. Ils voyaient en tout, dans les aigles romaines, dans les statues, et même dans les boucliers votifs suspendus devant la demeure de Pilate, un attentat à leurs croyances.

Le prélèvement du Cens était considéré comme l’abomination de la désolation. Le Cens était cependant la base même de l’impôt romain. Mais les Juifs, qui ne prétendaient rien payer à l’État, déclaraient que le Cens était contraire à la loi divine, à leur Loi. Oh ! cette Loi ! On en jouait sans cesse, on la mettait à toutes les sauces. Il y avait les zélateurs, qui étaient spécialement chargés de la faire respecter. Leurs mains étaient souvent rouges de sang. Mais, si Pilate était intervenu pour les punir, il eût soulevé une émeute, fait jaillir une insurrection.

Tout s’accomplissait au nom de Dieu. Toutes les doctrines se prouvaient par des miracles. C’est à peu près comme si l’on entreprenait de démontrer la justesse de la table de multiplication en changeant en serpent, voire en deux serpents, un bâton.

Lorsque je revins à Jérusalem, cette agitation était à son comble. Elle croissait sans cesse. La foule courait de droite et de gauche, en jasant, pérorant et déclamant. Les uns annonçaient que la fin du monde était proche. D’autres déclaraient imminente la ruine seule du Temple. De fieffés révolutionnaires proclamaient le terme de la loi romaine et l’avènement prochain d’un nouveau Royaume des Juifs.

Pilate, par ricochet, ne me semblait pas moins inquiet et, énervé.

— Si Rome, me disait-il, m’envoyait seulement une demi-légion, de bons légionnaires romains, je prendrais, Jérusalem à la gorge et je la forcerais bien à se taire !

Je fus logé dans son Palais même et, à ma vive satisfaction, j’y retrouvai Miriam. Mais la situation politique était trop tendue, trop de graves soucis troublaient l’heure présente pour que nous eussions beaucoup le loisir de deviser d’amour.

Toute la ville bourdonnait, comme un nid de guêpes irritées. La grande fête appelée la Pâque (encore une affaire religieuse !) était proche et des milliers de gens affluaient des campagnes pour venir, selon la tradition, la célébrer à Jérusalem.

Ces pèlerins n’étaient pas moins loquaces et bruyants que les habitants coutumiers de la ville. Et celle-ci en regorgeait à ce point que beaucoup d’entre eux étaient contraints de camper en dehors des murs.

Je demandai à Pilate si cette effervescence était due aux enseignements du pêcheur errant, ou à la haine des Juifs contre Rome.

Il me répondit :

— Un dixième, pas plus, de toute cette rumeur est due à ce Jésus. Caïphe et Hanan en sont la cause principale. Ce sont eux qui agitent tout le peuple. Dans quel but ? Je l’ignore encore.

Ici Miriam intervint :

— Il est certain, dit-elle, que dans cette effervescence Caïphe et Hanan ont leur part, leur grosse part de responsabilité. Mais vous, Ponce Pilate, vous n’êtes qu’un Romain et vous ne voyez pas la situation sous son véritable jour. Si Vous étiez Juif, vous comprendriez qu’il ne s’agit pas seulement ici de disputes de thaumaturges et de sectaires, ni de vous causer, à vous et à Rome, des embarras volontaires. Le Grand Prêtre, les Pharisiens, tous les Juifs intelligents, Hérode-Antipas, Hérode-Philippe, et moi-même, nous luttons tous pour notre existence. Ce pêcheur peut être un fou. Mais sa folie n’est pas dénuée d’artifices. Il prêche la doctrine du pauvre. Il menace notre Loi. Et notre Loi, c’est notre vie même, vous ne l’ignorez pas. De notre Loi nous sommes jaloux, comme de l’air que nous respirons. Prétendre nous la supprimer, c’est comme si l’on vous supprimait, en vous étranglant, l’air nécessaire à vos poumons. La lutte est engagée entre Caïphe et Hanan, et tout ce qu’ils représentent, et le pêcheur. Ils le détruiront ou il les détruira.

La femme de Pilate écoutait avidement.

— Il est étrange, en vérité, dit-elle, qu’un simple pêcheur ait une telle puissance. D’où tient-il son pouvoir ? Je serais curieuse de connaître cet homme, de le voir de mes yeux.

Le front de Pilate se plissa davantage encore et Miriam s’exclama, avec un rire méprisant :

— Si vous tenez tant à le voir, allez le chercher dans les bouges de la ville. Vous le trouverez à buvotter du vin, en compagnie de prostituées. Jamais on n’a vu à Jérusalem un aussi étrange prophète !

Je protestai :

— Boire dans les bouges un peu de vin n’est pas un grand crime. Moi-même j’en ai, maintes fois, fait autant dans mon existence passée ! Ce n’est pas là un cas pendable…

— C’est un fou dangereux, je le répète ! insista Miriam. C’est un révolutionnaire qui anéantira ce qui reste de l’État juif et renversera le Temple. J’ignore, au surplus, s’il se rend compte exactement de l’œuvre qu’il accomplit et du grain qu’il sème. Mais, conscient ou non, il est un fléau et comme à tout fléau, il convient de lui barrer la route.

Échauffé par cette dispute, je pris le parti de Jésus et déclarai :

— D’après tout ce que j’ai ouï dire de lui, cet homme est un simple, il a le cœur bon et n’a jamais fait le mal.

Et je témoignai de la guérison des dix lépreux, à laquelle j’avais été présent en Samarie, sur la route de Jéricho.

— Vous croyez, alors à ce miracle ? me demanda Pilate, tandis que du dehors arrivaient les clameurs lointaines de la foule, que sans doute refoulaient nos soldats. Vous croyez, Lodbrog, qu’en un instant les plaies corrompues de ces malheureux disparurent ?

— Je les ai vus guéris, répondis-je… Je m’en suis assuré de mes propres yeux.

— Mais les aviez-vous vus malades ?

— Non. Mais chacun, autour de moi, me l’a certifié, et eux les premiers. Ils étaient extasiés. L’un d’eux, assis au soleil n’arrêtait pas d’examiner chaque parcelle de son corps. Il fixait, et fixait encore sa chair lisse, et n’en pouvait croire ses regards. Il restait là, assis au soleil, les yeux rivés sur sa peau, indifférent à toute autre chose.

Pilate eut un sourire de dédain, et je vis que le même scepticisme était empreint sur celui de Miriam. La femme de Pilate, au contraire, se suggestionnait de plus en plus. Elle respirait à peine, les prunelles dilatées.

— Prenez garde, Pilate ! conclut Miriam. Il sapera votre autorité comme celle de Caïphe et d’Hanan, comme il sapera la Loi. Vous avez, au nom de Tibère et de Rome, une tâche à accomplir et vous ne pourrez vous y soustraire.

— Et quelle est cette tâche ? interrogea Pilate.

— Faire exécuter ce pêcheur.

Pilate hausse les épaules et la conversation prit fin. Miriam et la femme de Pilate regagnèrent leurs appartements. Moi, j’allai me coucher et je m’assoupis au murmure bourdonnant de la ville des fous.

Dès le lendemain, se précipitaient les événements.

Au cours de la nuit, les esprits, déjà chauffés à blanc, se surchauffèrent encore. Lorsqu’à midi je sortis à cheval, avec une demi-douzaine de mes hommes, les rues de la ville étaient à ce point grouillantes que j’avais peine à m’y frayer un chemin. Plus encore que de coutume, les gens renâclaient à me laisser place et, si les regards avaient pu tuer, j’eusse été bientôt mort. On ne se gênait point pour cracher devant moi, en guise d’insulte, et de toutes les bouches s’élevaient des grognements et des huées. Je portais, pour eux, le harnais de la haine de Rome. Et je n’osais point, de peur d’aggraver encore la situation, ordonner à mes hommes de faire taire tous ces coquins, à coups de plat de glaive. Hanan et Caïphe avaient fait de bonne besogne !

Je croisai Miriam, dans la cohue. Elle allait à pied, suivie seulement par une de ses femmes. Ce n’était point l’heure pour elle, en effet, d’afficher son rang, dans une pareille turbulence. Elle portait donc des vêtements fort simples, comme une femme du peuple, et avait le visage couvert. Je la reconnus cependant à la noblesse de son allure, à sa démarche élégante, si différente de celle des autres femmes.

Nous échangeâmes rapidement quelques mots, tandis qu’un remous de la foule la bousculait et nous bousculait tous, moi, mes hommes et nos chevaux.

Miriam s’abrita dans le retrait d’angle d’une maison et je réussis à l’y rejoindre.

— Ont-ils déjà, demandai-je, obtenu la mort du pêcheur ?

— Pas encore, me répondit-elle. Il est actuellement hors des murs de la ville. Il vient d’arriver, monté sur un âne, entouré de ses disciples, et quelques pauvres dupes l’ont salué du nom de Roi des Juifs. C’est un cri séditieux, pour lequel Caïphe et Hanan contraindront Pilate à agir. Si la sentence de cet homme n’est pas encore prononcée, elle est déjà écrite. C’est un homme mort.

À cet instant, une nouvelle vague humaine déferla sur nous et nous sépara. Elle m’entraîna, moi et mes soldats, écrasant presque nos chevaux, et nous écrasant les jambes sous la pression de leurs flancs. Parfois, quelque fou tombait. Alors je sentais mon cheval, qui le piétinait, ruer et se cabrer à demi. Le Juif jetait les hauts cris, et un tumulte de menaces montait vers moi.

Soudain, un de ces fanatiques saisit d’une main la bride de mon cheval et, de l’autre, agrippant ma jambe, tenta de me désarçonner. De ma large main, j’appliquai à l’homme un soufflet, qui lui couvrit toute la figure et lui, fit lâcher prise. Je ne le revis plus, et le coup avait été si violemment porté que je me demande encore si ma gifle ne l’a pas tué.

Je retrouvai Miriam, le jour suivant, au Palais de Pilate. Elle me parut plongée dans un rêve. À peine leva-t-elle les yeux vers moi. À peine sembla-t-elle me reconnaître. Son regard étrange, comme ébloui et perdu au loin, me rappela celui des lépreux sur la route de Jéricho.

Elle fit un effort pour redevenir maîtresse d’elle-même. Je la saluai. Mais elle continua à ne point me voir et comme elle s’était levée, je vins me mettre devant elle, en lui barrant la route.

Elle s’arrêta et s’aperçut alors de ma présence. Puis elle murmura machinalement quelques paroles, tandis que ses yeux plongeaient en moi. Jamais je n’avais vu, à aucune femme, des yeux semblables. Il y avait en eux un indéchiffrable message.

— Je L’ai vu, Lodbrog, dit-elle enfin, à voix basse. Je L’ai vu.

— Fassent les dieux, répondis-je en manière de plaisanterie, qu’en vous voyant, Lui, il n’ait point senti son cœur s’attendrir plus qu’il ne convient.

Elle ne prêta point attention à mes paroles. Ses yeux demeurèrent chargés de la vision qui était en eux et elle voulut continuer son chemin. Une seconde fois, je la retins.

— Est-ce lui, demandai-je, qui a mis dans vos yeux cette lueur singulière ?

— Oui, c’est Lui, me répondit-elle. Lui qui a ressuscité les morts. Il est vraiment le Prince de Lumière et le Fils de Dieu. Je L’ai vu et n’en doute plus maintenant. Le Fils de Dieu… vous m’entendez bien, Lodbrog, le Fils de Dieu !

Une colère monta en moi et je m’écriai :

— Alors, il vous a ensorcelée !

Des larmes contenues humectèrent ses yeux, qui en parurent plus profonds encore.

— Oh ! Lodbrog, Lodbrog, la fascination qui est en Lui dépasse toute pensée, toute description. Je L’ai vu. Je L’ai entendu. Vous m’en voyez toute transfigurée. Je distribuerai aux pauvres tous mes biens, et je le suivrai.

Je ripostai, en ricanant :

— Suivez-le donc, ce prophète ambulant ! Et sans doute, quand il sera Roi, vous fera-t-il partager sa couronne.

Elle fit un signe de tête affirmatif et c’est à grand’peine que je pus m’empêcher de la frapper en plein visage, pour la châtier de sa folie.

Un je ne sais quoi fit cependant que je m’écartai, afin de la laisser passer, et elle s’éloigna, en murmurant :

— Son Royaume n’est pas de ce monde…

Ce qui s’ensuivit est connu de tous. Après que Jésus, arrêté par ordre de Caïphe, eût été condamné à mort par le Sanhédrin, ou Tribunal des Prêtres, il fut, entouré d’une populace hurlante, envoyé à Pilate pour l’exécution de la sentence.

Or Pilate ne se souciait nullement de faire périr Jésus, qu’il continuait à considérer comme un simple visionnaire, et non comme un séditieux. La vie d’un homme, en elle-même, lui importait peu et il en eût fait périr cent, s’il avait estimé que leur mort importait à sa propre sécurité et à l’intérêt de Rome. Mais il n’aimait point qu’on prétendît lui forcer la main.

Il sortit donc de chez lui, la mine renfrognée, pour aller au-devant du prisonnier qu’on lui amenait. Et le charme, aussitôt, s’empara de lui. Je le sais. J’étais là.

C’était la première fois qu’il voyait Jésus, et il fut subjugué. Une vermine bruyante emplissait la cour du palais, maintenue à grand’peine par les soldats, et hurlant : « Crucifiez-le ! » Pilate, fixant son regard sur le pêcheur, désavoua tout haut la juridiction des prêtres et l’emmena avec lui, dans le prétoire. Que se passa-t-il entre eux deux ? Je l’ignore. Quand il revint, il était fermement décidé à sauver le condamné.

Mais vainement il tenta de détourner l’orage, en présentant Jésus comme un fou inoffensif, puis en offrant de le relâcher en l’honneur de la Pâque. Les chuchotements rapides des prêtres, qui étaient mêlés à la foule, décidèrent celle-ci à réclamer, au lieu de la libération de Jésus, celle de Barabbas.

Le tumulte croissait d’instant en instant et, de la cour, s’étendait maintenant à toute la ville. Lorsque, dans un dernier effort pour sauver le pêcheur, Pilate déclara que Jésus, étant né sujet d’Hérode-Antipas, devait lui être renvoyé, et ne pouvait être jugé ni exécuté à Jérusalem, une clameur furieuse monta de la foule, que mes vingt légionnaires et moi parvenions à peine à contenir. La foule criait que Pilate était un traître, qu’il n’était pas l’ami de Tibère !

Tout près de moi, un fanatique, tout pouilleux, avec une longue barbe et de longs cheveux, n’arrêtait pas de sauter en l’air, en chantant sans trêve :

— Tibère est empereur ! Il n’y a pas de Roi des Juifs ! Tibère seul est empereur !

Irrité, et pensant ainsi le faire taire, je posai sur un de ses pieds, comme par mégarde, ma lourde sandale, qui l’écrasa. Mais le fou ne parut pas y prêter attention, et il continuait à chanter :

— Tibère seul est empereur ! Il n’y a pas de Roi des Juifs !

Je vis Pilate, l’homme de fer, qui hésitait. Ses yeux errèrent sur moi, comme pour me demander conseil. Moi et mes légionnaires, nous étions tellement écœurés du spectacle de lâcheté que nous donnait cette tourbe, que nous n’attendions qu’un signe pour tirer nos glaives et nettoyer le terrain. Jésus me regardait. Il me commandait…

On sait que ce fut la prudence qui, finalement, l’emporta chez Pilate, qu’il se lava les mains de la mort du pêcheur, et que les émeutiers acceptèrent que le sang du crucifié retombât sur leur tête et sur celle de leurs enfants.

Alors, par une dernière dérision à l’adresse de ce peuple vil, Pilate, malgré les protestations des prêtres, fit clouer le lendemain, sur la croix de Jésus, un écriteau où on lisait, en hébreu, en grec et en latin : Le Roi des Juifs.

Pour l’instant, l’orage était apaisé. La cour du palais se vida. La foule et les prêtres étaient satisfaits.

Tandis qu’on emmenait Jésus, une des femmes de Miriam vint me chercher, pour me conduire près d’elle.

Quand elle me vit, elle commanda qu’on nous laissât seuls. Alors elle m’attira vers elle et, se laissant aller dans mes bras :

— Je sais, dit-elle, que Pilate s’est laissé fléchir par les prêtres et par la populace. Il a donné l’ordre qu’on Le crucifie. Mais il est temps encore de Le sauver. Vos hommes, Lodbrog, vous sont dévoués, et ce sont seulement les auxiliaires qui doivent Le conduire à la croix. L’affreux cortège ne doit pas atteindre le Golgotha. Attendez qu’il ait franchi l’enceinte de la ville, puis délivrez le fils de Dieu. Prenez pour Lui un cheval supplémentaire, et emmenez-Le avec vous, en Idumée, en Syrie, n’importe où, pourvu qu’Il soit sauvé !

Elle m’enlaça le cou, de ses beaux bras, leva ses yeux profonds vers les miens et son visage effleura mes joues. Toute la séduction intense qui émanait d’elle semblait dire :

— Fais comme je te demande, et je t’appartiens !

Je demeurai anéanti. Cette femme admirable me promettait son amour… si je trahissais Rome ! Elle était plus femme encore que je ne le croyais.

Je me tus, sans pouvoir rien répondre. Miriam prit mon silence pour un acquiescement. Elle se dégagea lentement de mon étreinte, parut réfléchir longuement, puis ajouta :

— Vous prendrez, Lodbrog, un cheval de plus. Il sera pour moi. Je partirai avec vous… Et je vous suivrai à travers le monde, partout où il vous plaira d’aller…

C’était me faire un présent de roi, un présent en échange duquel on me demandait un acte honteux. Je ne répondais toujours rien. J’étais triste, immensément triste. Non point que j’hésitasse sur mon devoir. Mais je comprenais que j’allais perdre, à tout jamais, celle qui était là, devant moi.

Elle reprit, avec insistance :

— Il n’y a aujourd’hui qu’un homme, à Jérusalem, qui soit capable de Le sauver. Et cet homme, c’est vous, Lodbrog !

Comme je demeurais immobile et silencieux, elle me saisit dans ses mains nerveuses, et me secoua si violemment que mes armes en cliquetèrent.

— Parlez, Lodbrog ! Parlez ! ordonna-t-elle. Vous êtes un homme fort et vaillant ! Vous ne redoutez pas, je le sais, la vermine qui voudrait Le détruire. Dites « oui » et Il est sauvé. Et moi, pour ce que vous aurez fait, je vous aimerai éternellement !

Je répondis, très lentement, car c’était pour moi l’abandon de tout espoir sur cette femme :

— Je suis Romain…

Elle s’emporta :

— Vous êtes un esclave de Tibère, un chien de Rome… Vous n’êtes pas Romain ! Vous êtes un fauve géant du Nord !

Je secouai la tête.

— Je me suis, répondis-je, donné loyalement. Je porte le harnais et je mange le pain de Rome. Je ne serai pas ingrat. Si je ne suis pas Romain, les Romains sont mes frères… Et puis, à quoi bon tout ce bruit, pour la vie ou la mort d’un homme ? Nous devons tous mourir. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, qu’importe !

Elle était toute tremblante dans mes bras, toute frémissante de passion à le sauver.

— Vous ne comprenez pas, Lodbrog ! cria-t-elle. Celui-ci n’est pas un homme comme les autres. Il est au delà des autres. Il est, parmi les hommes, un Dieu vivant.

Je resserrai étroitement mon étreinte.

— Oubliez-le ! suppliai-je. Vous êtes femme et je suis homme. Vivons notre vie, sans nous occuper du reste ! Laissons l’Au-delà. Laissons les fous suivre leurs rêves. Leurs rêves sont pour eux plus que les viandes et que le vin, plus que les chansons joyeuses et l’enivrement des batailles, plus même que l’amour de la femme. À travers les ténèbres du tombeau, ils suivent leurs rêves jusque dans l’éternité. Laissons-les passer ! Mais nous, demeurons en la mutuelle douceur que nous avons découverte l’un dans l’autre. La nuit de la tombe viendra assez tôt ! Et nous partirons alors chacun de notre côté. Vous, vers votre Paradis de soleil et de fleurs ! Moi, vers la table rugissante du Walhalla !

Elle fit un effort pour se dégager.

— Vous ne comprenez pas ! Vous ne comprenez pas ! dit-elle avec emportement. Vous ne comprenez pas que cet homme est Dieu, et que la mort infamante qui l’attend est celle des esclaves et des voleurs ! Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est immortel ! Il est Dieu !

— Eh bien ! repris-je, s’il est immortel, que lui importe de mourir ? Son immortalité n’en sera pas, dans la mesure du temps, diminuée de l’épaisseur d’un cheveu. Il est Dieu, dites-vous ? D’après tout ce qu’on m’a enseigné, un Dieu ne peut pas mourir.

Elle s’exaltait de plus en plus.

— Oh ! gémit-elle, vous ne voulez pas me comprendre. Vous n’êtes qu’une grande masse de chair.

Je tâchai de lutter encore et, me remémorant les leçons subtiles des Juifs, je demandai :

— Ne m’avez-vous pas dit que cet événement était prédit dans les anciennes prophéties ?

— Oui, oui, dans les prophéties les plus antiques, qui nous annonçaient la venue d’un Messie.

— Laissez donc, m’exclamai-je triomphant, les prophéties s’accomplir ! Qui suis-je, pour oser me mettre en travers d’elles ? Ce qui doit s’accomplir, s’accomplira. Je n’ai pas à contrecarrer la volonté de Dieu.

Elle répéta :

— Vous ne comprenez pas… Vous ne comprenez pas…

Puis elle se rejeta en arrière, en s’échappant de mes bras avides, et nous nous tînmes écartés l’un de l’autre, silencieux, écoutant le tumulte extérieur de la rue et les clameurs forcenées qui accompagnaient Jésus, qu’en ce moment même on entraînait au supplice.

Sa voix se fit caressante, infiniment. Ses yeux plongèrent dans les miens leurs grands puits noirs. Elle s’offrait, en une promesse immense, tellement vaste et profonde que nulle parole ne pourrait la traduire.

— M’aimez-vous ? demanda-t-elle.

— Oui, je vous aime, répondis-je. Je vous aime, au delà même de mon entendement ! Mais Rome est ma mère nourricière. Si je la trahissais, je deviendrais, par cela même, indigne de votre amour.

Dehors, la clameur qui suivait Jésus s’était éloignée. Tout était redevenu muet dans Jérusalem comme dans le palais. Miriam me tourna le dos, sans un mot d’adieu, et se dirigea vers la porte, pour s’en aller.

Une ruée de désirs fous remonta en moi. Je courus après elle et, sur sa chair qui se débattait, mes bras resserrèrent leur étau puissant. Je lui clamai que j’allais la mettre avec moi sur mon cheval, et l’emporter loin de cette ville maudite, de cette ville de folie. Je l’écrasai contre moi.

Elle me frappa au visage. Mais je ne la lâchai point, car ses coups m’étaient doux. Alors, elle cessa de lutter. Elle devint froide et inerte. Et je compris que celle que j’étreignais ne m’aimait plus. Ce n’était plus que son cadavre que j’avais entre les bras.

Lentement, je desserrai mon étreinte. Lentement elle se recula, à pas lents elle s’éloigna et, soulevant les tentures de la porte, disparut.

Tels sont les faits dont moi, Ragnar Lodbrog, j’affirme, avec simplicité et droiture, avoir été témoin. Tels que je les ai racontés, je les rapportai à Sulpicius Quirinus, légat de Rome en Syrie, vers qui je fus ensuite envoyé par Pilate, pour le mettre au courant des événements qui s’étaient déroulés à Jérusalem.


  1. Hanan ou Annas, ancien Grand Prêtre déposé à l’avènement de Tibère, était le beau-père de Caïphat ou Caïphe. Il avait conservé, en réalité toute l’autorité et était demeuré le chef du parti sacerdotal. Caïphe ne prenait aucune décision importante sans consulter le vieux pontife.