Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 210-215).

CHAPITRE XIX

OPPENHEIMER DEMEURE SCEPTIQUE

Le gouverneur Atherton, lorsqu’il se remémore Darrell Standing, ne doit pas précisément se sentir très fier. Je lui ai enseigné la supériorité de l’esprit sur la force brutale, je l’ai humilié par ma force morale, je lui ai montré que celle-ci planait, invulnérable, au-dessus de toutes ses tortures.

Je suis ici, à Folsom, au Quartier des Assassins, et j’attends l’heure où je serai pendu. Lui, le gouverneur Atherton, continue, à San Quentin, à remplir ses fonctions, à régner en roi sur tous les damnés que la prison, où il commande, enferme entre ses murs. Et pourtant, dans le tréfonds de son cœur, il sait fort bien que je lui suis supérieur.

En vain il a tenté de briser mon courage, et je ne doute point qu’il n’eût été très heureux de me voir mourir dans la camisole de force. Comme il me l’avait maintes fois répété, il fallait choisir entre rendre la dynamite ou rendre l’âme.

Le capitaine Jamie était un vétéran de la prison. C’est lui qui avait été, dans les cachots, témoin de plus d’horreurs. Un moment arriva, cependant, où il se sentit fléchir, et ne put maîtriser le trouble que je fis naître en lui et chez ses autres acolytes.

Il fut tellement décontenancé du spectacle que je lui offrais qu’il sortit, vis-à-vis du gouverneur, de sa réserve habituelle et lui déclara qu’en ce qui me concernait, il répudiait toute responsabilité personnelle. Et, de fait, il ne parut plus dans ma cellule.

Ce fut ensuite au tour du gouverneur Atherton d’être ébranlé. Jake Oppenheimer, qui était sans peur et ne mâchait pas ses mots, et qui était sorti indemne de tous les enfers qu’on lui avait fait subir, l’entreprit un jour, à mon sujet.

Morrell me frappa l’histoire.

— Gouverneur, avait dit Oppenheimer à mon bourreau, vous avez les yeux plus grands que le ventre. Si vous réussissez à faire mourir Standing, il faudra nous tuer aussi, Morrell et moi. Sans quoi, n’en doutez point nous vendrons la mèche. Dès que nous serons sortis d’ici, nous crierons votre infamie à toute la prison, et ce sera bien le diable si elle ne transpire pas au dehors. Oui, toute la Californie saura que vous avez outrepassé vos pouvoirs et que vous êtes un assassin. Et il pourra vous en cuire ! Vous avez le choix. Ou laisser Standing en paix, ou nous tuer aussi, Morrell et moi. Nous sommes vos maîtres. Vous, vous êtes un abominable froussard, qui jamais n’oserez nous faire périr tous trois. Votre vocation de boucher est incomplète.

Ce discours valut à Oppenheimer cent heures de camisole. Lorsqu’il fut délacé, il cracha à la face du gouverneur Atherton. Ce qui lui valut derechef cent nouvelles heures. Et lorsque, cette fois, on le délaça, Atherton s’abstint d’être présent. La menace Oppenheimer et ses courageuses paroles avaient porté. Il n’y avait pas à en douter.

Le plus tenace en diabolique cruauté fut le docteur Jackson. J’étais pour lui un sujet rare et il était curieux de savoir combien de temps je pourrais résister.

— Il peut tenir vingt jours encore, avant la dernière cabriole, déclara-t-il au gouverneur, en ma présence, d’un air suffisant.

Je lui coupai la parole.

— Vous faites erreur, lui dis-je. Je suis capable de tenir non pas vingt, mais quarante jours. Quarante jours… Peuh ! Mettez cent jours.

En me ressouvenant de la patience dont mon courage avait fait preuve jadis, lorsque j’attendis, quarante ans durant, l’heure où je pourrais saisir Chong-Mong-ju à la gorge, j’ajoutai :

— Vous ignorez, chiens de prisons, ce qu’est un homme. Regardez-moi, vous en verrez un ! Vous n’êtes, en face de moi, que des avortons débiles. Je suis votre maître à tous. Vous ne réussissez pas à tirer de moi une seule plainte. Et cela vous étonne, car, si vous étiez à ma place, vous gueuleriez à la centième partie de mes souffrances.

Je continuai ainsi à les injurier copieusement. Je les appelai fils de crapauds, marmitons de l’Enfer, monstres de scélératesse. Je leur répétai, à satiété, que j’étais au-dessus d’eux, à mille pieds au-dessus d’eux. Ils étaient, eux, des esclaves, mes esclaves. Moi, j’étais un homme libre. Ma chair seule était ficelée dans ce cachot. Tandis que cette pauvre chair gisait inerte sur le sol, et ne souffrait même pas, mon esprit s’envolait à travers le temps et l’espace. Le monde m’appartenait.

Ils se retirèrent sans trouver rien à me répondre. Ils n’étaient plus là que je les injuriais encore.

Je frappais toutes mes aventures rétrospectives à mes deux camarades. Morrel ne doutait pas de la véracité de ce que je lui racontais. Mais, tout en étant captivé par mes récits, Oppenheimer demeura sceptique jusqu’à la fin. Et il se désolait que j’eusse consacré ma vie à l’agronomie, au lieu d’écrire des romans d’imagination.

Je tentai bien de lui expliquer que j’ignorais tout, en tant que Darrel Standing, de la Corée et de ses habitants, de ses mœurs et de la vie que l’on y mène.

— Oh ! en voilà assez ! frappa-t-il, d’un coup sec et impératif… Tais-toi, Morrell, et n’interviens pas entre moi et le professeur… Adam Strang est le produit d’un rêve d’opium. Tu as lu quelque part, Standing, toutes ces histoires. Te souviens-tu, réponds, de toutes tes anciennes lectures ? Non, n’est-ce pas ? Tu es collé…

Vainement je protestai que je n’avais jamais rien lu de la Corée, que quelques correspondances de guerre, lors du conflit russo-japonais.

— C’est bien cela ! triompha Jake Oppenheimer. La Corée ne t’est pas aussi inconnue que tu veux bien le dire. Voilà l’aveu !

Il me fut impossible de convaincre Oppenheimer. Il prétendait que j’inventais mes aventures, au fur et à mesure que je les frappais, et il concluait, en blaguant, dès que je me taisais :

— Merci pour aujourd’hui ! La suite au prochain numéro…

Et, si j’insistais, il répétait, en raillant, que j’avais dû, jadis, m’attarder à San-Francisco, dans les fumeries d’opium du Quartier Chinois, beaucoup plus qu’il ne convenait à un respectable professeur. Quelque chose, depuis, m’en était toujours resté !

Nos discussions, sur ce sujet, étaient interminables et sans cesse renouvelées.

— Dis donc, professeur, me frappa un jour Oppenheimer, tu prétends avoir joué aux échecs avec un lourdaud, qui était frère de l’empereur. Peux-tu me dire si ces échecs étaient semblables à ceux dont on se sert en Amérique, et si les parties différaient des nôtres ?

Je répondis que mes souvenirs étaient, sur ce point, assez vagues et que je ne pouvais rien affirmer. Oppenheimer naturellement, se moqua de moi.

J’ai dit qu’en fait mes vagabondages à travers le temps s’entremêlaient entre eux et que, souvent, les divers personnages que je réincarnais intervertissaient leurs rôles. En sorte que j’étais contraint ensuite de remettre de l’ordre dans toutes ces existences. Perpétuellement il m’arrivait de revenir en arrière et de revivre plusieurs fois les mêmes actes.

C’est ainsi qu’étant, au cours d’un des dédoublements de mon être, redevenu Adam Strang, un mois après la question que m’avait posée Oppenheimer (et je n’avais cessé, tout ce temps, d’être en butte à ses quolibets), j’observai de plus près mes échecs et constatai qu’ils différaient notablement de ceux que nous employons aujourd’hui. Seul, le principe du jeu était le même. Mais, au lieu de nos soixante-quatre carrés de damier, il y en avait quatre-vingts. Tandis que, chez nous, l’un des joueurs dispose de huit pions, l’autre de neuf, les pions étaient, en Corée ancienne, au nombre total de vingt. Si bien que les combinaisons qui en résultaient étaient complètement différentes. En outre, il n’y avait pas de Reine.

Voilà ce que j’eus ensuite le plaisir de taper à Oppenheimer. Je lui enseignai même ce nouveau jeu, quoiqu’il fût beaucoup plus compliqué que le nôtre.

Il nous passionna à ce point qu’il occupa pour nous tout l’hiver suivant. Nous y fûmes tellement absorbés que nous oubliâmes, en ces jours lugubres, le froid qui nous mordait. Car les cachots ne sont pas chauffés. Il serait immoral d’atténuer tant soit peu, pour un condamné, la rigueur naturelle des éléments.

Oppenheimer, pourtant, ne fut pas convaincu que j’eusse tiré ma science des siècles passés. Il prétendit que le jeu, comme mes prétendues aventures, était sorti tout armé de mon cerveau.

— Tu devrais, me tapa-t-il, le faire breveter. Je me souviens avoir connu, au temps où j’étais garçon de courses, un type qui inventa un jeu bête à pleurer, qui s’appelait « les Cochons dans les Trèfles ». Ce jeu stupide eut un succès fou et son inventeur en tira des millions.

Je répliquai que mon brevet viendrait trop tard et que les Asiatiques l’avaient pris avant moi, il y a sans doute des milliers d’années.

La discussion en demeura là. Oppenheimer coucha obstinément sur ses positions. Et moi sur les miennes. Je n’ajouterai qu’un seul mot.

Il y a ici — ou plutôt il y avait ici — à Folsom, un assassin de nationalité japonaise, qui a été exécuté la semaine dernière. J’ai causé avec lui de ce fameux jeu d’échecs, que je pratiquais quand j’étais Adam Strang. Or ce jeu existe bien, et c’est également celui qui se pratique au Japon. Je ne l’ai donc point inventé, comme le prétend Oppenheimer.