Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 81-86).

CHAPITRE VIII

LA DYNAMITE OU LA MORT

Me voilà donc, dans ma cellule numéro 1, en butte à une recrudescence de menaces de la part du gouverneur Atherton et du capitaine Jamie.

— Voyons, Standing, me déclara le gouverneur, il faut en finir une bonne fois, avec cette dynamite, ou je te ferai périr dans la camisole ! D’autres, plus intelligents que toi, m’ont avoué ce qu’on leur demandait, avant qu’il ne fût trop tard pour eux. C’est un choix à faire. La dynamite ou sauter le pas !

— Alors, répondis-je, je sauterai le pas, puisque je ne sais rien de la dynamite.

Le gouverneur mit sur-le-champ ses menaces à exécution. La toile fut étendue par terre.

— Couche-toi, Standing ! ordonna-t-il.

J’obéis, car j’avais appris que c’était folie de résister à trois ou quatre colosses réunis. Je fus étroitement lacé et on me donna cent heures à faire. Toutes les vingt-quatre heures, on me permettait de boire un verre d’eau. Pour la nourriture, je n’en éprouvais nulle envie, et d’ailleurs on ne m’en offrit pas. Vers le terme de la centième heure, le médecin de la prison, le docteur Jackson, examina, à plusieurs reprises, ma condition physique. Mais j’avais trop pris déjà l’accoutumance de la camisole, pour qu’une simple séance, durât-elle cent heures, pût attaquer gravement ma constitution. Sans parler des subterfuges musculaires que j’avais découverts et qui me permettaient de carotter un peu d’espace, tandis qu’on me laçait.

Je me relevai, affaibli. Sans doute me prit-on encore un peu de vie. Mais je sortis de cette épreuve harassé et rompu, rien de plus.

Après un jour et une nuit qui me furent accordés pour récupérer mes forces, je fus gratifié d’une seconde séance, celle-là de cent cinquante heures. Il en résulta chez moi un engourdissement physique général et, pour mon cerveau, un abrutissement inconscient. Je réussis ainsi à voler au temps de longues heures de sommeil.

Puis le gouverneur Atherton essaya de diverses variantes. On me donna, à intervalles irréguliers, de la camisole et de la récupération de forces. Je ne savais jamais quand je devais entrer ou ne pas entrer en camisole. Tantôt j’avais dix heures de repos et j’en faisais vingt dans ma toile ; tantôt on ne me laissait que quatre heures pour respirer. En pleine nuit, alors que je m’y attendais le moins, ma porte s’ouvrait violemment et l’équipe de relève me laçait. Ou bien encore, pendant trois jours et trois nuits consécutives, huit heures de camisole alternaient régulièrement avec huit heures de récupération. Et, juste au moment où je commençais à m’habituer à ce rythme de mon supplice, on le modifiait soudain et on m’infligeait, d’un seul tenant, deux jours et deux nuits de camisole.

Toujours, durant ce temps, revenait l’éternel leit-motiv :

— Où est la dynamite ?

Et toujours, ne sachant à quel Saint se vouer, le gouverneur Atherton passait, de l’excès de sa colère, à des supplications presque. Toujours il faisait miroiter à mes yeux mille avantages, si je me décidais à parler.

Le docteur Jackson, maigre et sec comme un coup de trique, et qui n’avait de la médecine qu’une légère teinture, se montrait sceptique sur les résultats, du traitement expérimenté avec moi. Il persistait à affirmer que la camisole, si souvent qu’on en usât, ne parviendrait pas à me tuer. Plus il affirmait cette opinion, plus le gouverneur Atherton se piquait au jeu et continuait.

— Les types de ce calibre, déclarait-il, sont des durs à cuire, c’est entendu. Mais je serai plus tenace encore. Tu m’entends bien, Standing, ce que tu as encaissé jusqu’ici n’est qu’un jeu d’enfant auprès de ce qui t’attend ! Tu ferais mieux de t’épargner ce qui te pend au nez. Tu sais que je suis homme de parole. Je t’ai dit déjà : « La dynamite ou la mort ! » Rien n’est changé. Fais ton choix.

Tandis que Face-de-Tourte, le pied dans mon dos, serrait dur et que, de mon côté, je gonflais mes muscles pour tricher sur l’espace respirable, je tentai de balbutier :

— Je vous répète que ce n’est pas pour mon plaisir que je m’obstine à me taire. Il n’y a rien à avouer. Je couperais moi-même, en cet instant, ma main droite, pour avoir la satisfaction de vous conduire auprès de n’importe quelle dynamite.

Atherton ricana :

— C’est bon, c’est bon… J’en ai déjà vu des comme toi, qui ont des crampons dans la tête, pour raccrocher envers et contre tous à leur marotte. Tu es comme les chevaux rétifs. Plus on tape dessus, plus ils se rebiffent. Allons, Jones, serre encore un peu, je t’en prie ! Un cran de plus !… Standing, si tu n’avoues pas, tu y laisseras ta peau. C’est mon dernier mot.

À ce régime, je connus que sa rigueur même avait sa compensation. Plus l’homme s’affaiblit, moins il est susceptible de sentir la souffrance. La douleur s’émousse dans un corps débile. Les hommes les plus forts sont ceux aussi sur qui les maladies sont les plus violentes, on sait cela. Et, à mesure que l’énergie vitale se consume, les réactions sont moins aiguës. C’est ce qui se passa en moi. Je devins, peu à peu, une sorte de loque filamenteuse et inerte, qui s’obstinait à vivre.

Morrel et Oppenheimer, qui savaient quel traitement je subissais, en étaient navrés pour moi. Ils m’envoyaient, par d’incessants tapotements, leurs conseils et leurs marques de sympathie. Oppenheimer me disait qu’il avait connu pire encore, et que pourtant il n’en était point mort.

— Ne leur permets pas de te dominer, Standing ! épelait-il des doigts. Tiens-leur tête et ne te laisse pas mourir. Ils en seraient bien trop ravis. Et surtout ne vends pas la mèche ! Moins que jamais !

Couché sur le dos, dans ma camisole, je ne pouvais répondre qu’avec le pied. Du bord de ma semelle, je tapotais en réponse :

— Il n’y a pas, je te l’ai déjà dit, de mèche à vendre. Je ne sais rien, rien, rien.

— Entendu et compris ! approuva Oppenheimer.

Et il continua, à l’adresse d’Ed. Morrel :

— Standing est épatant !

Comment voulez-vous que je pusse arriver à convaincre le gouverneur Atherton, puisque Oppenheimer lui-même ne savait qu’admirer ma force d’âme à garder mon secret ?

Lorsque je dormais, je me mettais aussitôt à rêver. Ces rêves avaient entre eux une remarquable cohésion. Échafaudés sur une base réelle, ils se rapportaient toujours à mon ancien métier d’agronome.

Souvent, il me semblait que je parlais devant une réunion de savants, assemblés pour m’écouter. Je leur lisais les documents mis en ordre par moi et qui avaient trait, soit à mes propres recherches, soit à celles d’autres confrères. Et, quand je me réveillais, si précis avait été mon rêve qu’il me semblait que ma voix sonnait encore à mes oreilles. Il me paraissait voir encore devant mes yeux les dactylographes tapant, sur du papier blanc, phrases et paragraphes de leur compte rendu.

Plus souvent, je voyais s’étendre devant mes regards, sur des centaines de milles vers le nord et vers le sud, d’immenses terres arables, sous un climat tempéré, assez semblable à celui de la Californie. La flore et la faune étaient également celles de ce pays. Et, dans tous mes rêves, remarquez-le bien, c’était toujours ce même décor au milieu duquel je me retrouvais.

D’ordinaire, je m’acheminais de longues heures, dans une voiture attelée de chevaux de montagne, parmi des prairies d’alfa, où paissaient des vaches de Jersey. J’arrivais ainsi à quelque village, perdu près d’un torrent desséché, et j’y quittais ma voiture pour prendre un petit chemin de fer à voie étroite, à l’aide duquel je continuais ma promenade. Et, chaque fois que je m’endormais, revenaient dans mes rêves la même voiture, le même petit chemin de fer, le même paysage, les mêmes arbres, les mêmes montagnes, le même village, les mêmes gués et les mêmes ponts.

Parmi cette région de cultures rationnelles, j’aménageais une ferme modèle, où j’installais une colonie de chèvres d’Angora. Puis, à chaque rêve nouveau, je suivais les progrès de mon exploitation, selon le temps écoulé et la saison.

Oh ! ces pentes montagneuses, couvertes de broussailles ! Comme elles se transformaient peu à peu ! À mesure que mes chèvres broutaient les halliers épais, le sol commençait à se dégager et des sentiers à s’y tracer. Seuls subsistaient les buissons trop hauts, où mes chèvres, en se dressant sur leurs pattes de derrière, ne pouvaient atteindre. Alors, un jour, des hommes arrivaient, pour continuer le défrichement. Ils abattaient à coups de hache les grands taillis, et les chèvres continuaient plus outre leur ouvrage.

Lorsque venait l’hiver, tous ces fagots secs, tous ces squelettes décharnés de l’ancienne végétation étaient mis en tas et brûlés. Et, au printemps, lorsqu’une herbe épaisse et verte avait poussé sur le sol renouvelé, j’arrivais avec mes troupeaux de bestiaux. Après leur passage, la terre était labourée, pour produire, l’année suivante, de riches moissons. De colline en colline, de pente en pente, de versant en versant, se poursuivait, toujours plus loin, l’œuvre de colonisation.

Oh ! ces rêves de la camisole, où sans cesse je retrouvais mes belles récoltes alternées, de froment, d’orge ou de trèfle, mûres pour la moisson, tandis que mes chèvres allaient toujours, en broutant, vers l’horizon !

Lorsque je ne dormais point, je m’efforçais, comme me l’avait conseillé jadis Philadelphie Red, d’accrocher mon idée à un homme et à une pensée.

C’était immanquablement vers Cecil Winwood que convergeaient mes idées. Vers le faussaire-poète qui, de gaieté de cœur, avait fait tomber sur moi toute cette calamité et qui, tandis que j’agonisais là, se promenait librement au soleil. Et mon cerveau, dès lors, ne le lâchait plus.

Je ne puis pas dire que je le haïssais. Non. Le mot serait trop faible. Il n’existe pas, dans la langue anglaise, d’expression capable de traduire ce que j’éprouvais pour lui. Ce que je puis dire seulement, c’est qu’un désir fou de vengeance me hantait sans trêve, et me rongeait le cœur d’une extraordinaire souffrance.

Durant des heures, j’échafaudais, à son intention, des plans et des variétés nouvelles de tortures. Celle qui me plaisait davantage était cette vieille farce qui consiste à lier au corps d’un homme, bien appliquée contre lui, une gamelle de fer dans laquelle on a préalablement mis un rat. Le rat n’a d’autre ressource que de se trouer lentement une issue à travers le corps de l’homme.

Vive Dieu ! comme je me délectais de cette pensée ! J’en étais devenu incroyablement amoureux. Jusqu’au jour où je réfléchis que ce supplice était trop aimable et trop rapide. Après de longues réflexions, je jugeai préférable de pratiquer sur Cecil Winwood une autre bonne farce, bien supérieure, et que les Maures ont, parait-il, inventée…

Mais en voilà assez sur ce chapitre, et je me suis promis de n’en pas dire davantage sur les vengeances que je mijotais envers le gredin, dans l’affolement de mes souffrances.