Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 31-38).

CHAPITRE III

L’INTERROGATOIRE


Je reprends le fil des événements.

Toute la journée, je demeurai dans mon cachot, à me creuser le cerveau, pour découvrir le motif de ce nouveau et inexplicable châtiment. La seule conclusion à laquelle j’arrivai fut qu’un mouchard quelconque, afin de se ménager la faveur d’un gardien, m’avait dénoncé pour une faute imaginaire contre les règlements.

Durant ce temps, le capitaine Jamie se martelait la tête, en préparant, pour la nuit suivante, les mesures destinées à réprimer la révolte dont Winwood devait donner le signal.

Pas un gardien ne se coucha, ni ne dormit, cette nuit-là. Les équipes de jour furent debout, comme celles de nuit, et, quand approchèrent deux heures, tous s’embusquèrent, prêts à bondir, à proximité des cellules occupées par les quarante conjurés.

Les choses se passèrent dans l’ordre prévu. À l’heure convenue, Winwood, muni d’un passe-partout, ouvrit les cellules, appela leurs hôtes les uns après les autres, et, ceux-ci rampèrent dehors. Ils se réunirent au point donné du corridor, et les gardiens, à l’affût, leur mirent rapidement la main dessus.

L’échafaudage de perfidies et de mensonges combiné par Winwood eut ainsi son complet aboutissement. Vainement, les quarante incorrigibles protestèrent-ils que le poète-faussaire avait tout combiné, tout conduit. Le Conseil des Directeurs de la prison ne douta point qu’ils mentissent pour s’excuser. Il en fut de même du Bureau des Grâces et, avant que trois mois fussent achevés, ce chenapan de Cecil Winwood était gracié et mis en liberté.

Les prisons d’État sont une rude école d’entraînement à la philosophie. Quiconque y a tant soit peu séjourné ne peut faire autrement que de voir s’envoler ses plus généreuses illusions, se dissiper en fumée ses plus belles chimères morales. La vérité, nous enseigne-t-on dans les écoles, finit toujours par triompher, le crime par être percé à jour.

La preuve du contraire la voici : le capitaine du quartier, le gouverneur Atherton, le Conseil des Directeurs de la prison, en ce moment même où j’écris, continuent à donner dans le panneau qui leur a été tendu par un fourbe, un dégénéré, qui s’en alla ensuite, libre comme l’air, tandis que ses quarante victimes, et moi-même, la plus innocente de toutes, ont payé pour lui ! C’est révoltant.

J’ai dit que j’avais été, le premier, remis au cachot. Il était nuit noire, et je dormais, quand j’entendis la porte extérieure du corridor grincer sur ses gonds. Je m’éveillai.

— Quelque pauvre diable, pensai-je d’abord, que l’on amène…

Et, tout de suite après, j’entendis un grand vacarme de piétinements, de coups donnés et retentissants, de cris de douleur, d’ignobles jurons, et le bruit sourd de corps que l’on traîne sur le sol. Car aucune opération ne s’effectuait dans la prison, sans coups et mauvais traitements.

Les unes après les autres, les portes qui s’alignent sur le corridor s’ouvrirent en claquant, et dans les cachots les corps étaient précipités ou traînés. Sans cesse, de nouvelles escouades de gardiens arrivaient, avec d’autres hommes, qu’ils continuaient à frapper, et d’autres portes s’ouvraient devant les formes sanglantes qu’on y poussait.

Plus je me remémore ces faits, et plus j’estime qu’un être humain doit être doué d’une force d’âme sans égale, d’une philosophie à toute épreuve, pour survivre, sans en devenir fou, à la brutalité de pareils spectacles, qui vous côtoient sans répit, à l’iniquité de semblables procédés, dont on est soi-même et sans trêve la victime.

Je suis cet être humain. J’ai survécu sans fléchir et c’est pourquoi, ne pouvant se débarrasser de moi d’autre manière, mes bourreaux ont décidé de mettre en jeu la grande mécanique officielle, la corde passée autour du cou et qui, par le poids de mon propre corps, me coupera la respiration et la vie.

Oh ! je connais sur le bout du doigt les théories des experts, sur la pendaison légale. Par l’effet automatique de la chute du corps dans la trappe qui s’ouvre sous lui, le cou du patient se brise instantanément et sans souffrance. Mais, comme dit Shakespeare des voyageurs dans l’au-delà, les suppliciés ne reviennent jamais sur cette terre pour raconter leurs impressions et témoigner du contraire. Ceux qui, comme moi, ont vécu dans les prisons, connaissent en revanche bien des cas où le cou des pendus n’est pas rompu, où leurs cris d’agonie sont étouffés dans ce trou sombre où bascule la trappe.

C’est fort curieux, savez-vous, une pendaison ! Je n’ai jamais, à vrai dire, assisté à aucune. Mais des témoins oculaires, en ont vu une bonne douzaine, m’ont exactement documenté sur ce qui se passera pour moi.

On est debout sur le plancher, jambes et bras liés, le cou dans le nœud coulant, un voile noir sur la figure. Au signal donné, le plancher cède, le corps descend et la corde, dont la longueur a été bien réglée, se tend. Cela fait, les médecins présents viendront autour de moi. Ils se succéderont à tour de rôle, sur un tabouret, qui les hissera à ma hauteur, et, les bras passés autour de mon corps, pour l’empêcher d’osciller comme un pendule, l’oreille collée sur mon thorax, ils compteront les battements de plus en plus faibles de mon cœur. Vingt minutes s’écoulent parfois, après que le plancher a culbuté, avant que le cœur cesse de battre. Ils s’assurent scientifiquement, n’en doutez pas, que l’homme à qui l’on a passé un chanvre autour du cou est bien mort.

Ici, je me permets d’ouvrir une nouvelle parenthèse et de poser à mes concitoyens, au sujet des rites de la pendaison, une double « colle ». C’est bien mon droit, j’imagine, puisque je vais être pendu. Si le fonctionnement, savamment combiné, de la boucle et de la trappe est si parfait, et le résultat immanquable, quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi, pour cette aimable opération, on lie les bras du patient ? Pas un sur dix d’entre vous, tas de crétins, n’est capable de le dire ! Eh bien ! moi, je vais vous renseigner. Peut-être avez-vous eu déjà la distraction de voir lyncher quelqu’un. Vous avez alors constaté que celui, à qui cette malchance advient, n’a qu’une idée, lever les bras en l’air pour desserrer le nœud coulant dont on a orné son cou. Il en serait de même, n’en doutez pas, pour le pendu dans sa prison. Comprenez-vous maintenant ?

Pourquoi, en second lieu, enveloppe-t-on d’un voile noir la tête et la face du candidat à la pendaison ? Réponds-moi, si tu le peux, espèce de fat, élevé dans du coton et dont l’âme ne s’est jamais égarée aux rouges Enfers ? Ce voile noir, penses-y, on va m’en coiffer d’ici peu et, sur ce point encore, j’ai le droit de réclamer une réponse.

Réfléchis bien, mon cher concitoyen, toi, tout bouffi d’orgueil de n’être point dans mon cas, que je ne te pose point cette question mille ans avant la venue du Christ, ni mille ans après lui, dans les ténèbres du moyen-âge, mais en 1913, où nous sommes. Tu es, je n’en doute point un bon chrétien, et cependant tes chiens pendeurs de bourreaux vont m’emmailloter la tête et la face dans la fatale étoffe… Pourquoi ? Oui, pourquoi ?

— Parce qu’il faut ménager leur sensibilité, à ces chiens. Parce qu’il ne faut point, qu’ils voient, en opérant par ton ordre, ma figure se crisper en un rictus horrible. Car alors, une autre fois, peut-être n’oseraient-ils plus. Voilà !

Je reviens à ce qui se passa dans les cachots, quand les quarante prétendus conspirateurs furent venus m’y rejoindre et que la porte extérieure du corridor se fut refermée, en claquant.

Les quarante battus, fort désappointés de leur évasion manquée, se ruèrent aux grilles des guichets et, d’un cachot à l’autre, commencèrent à se parler et à se poser entre eux des tas de questions. C’était, dans la sonorité du corridor, un brouhaha indescriptible.

Mais bientôt un rugissement de taureau retentit. C’était, dominant le tumulte, la voix de l’ancien matelot, Skysail Jack, une espèce de géant. Il commanda le silence, tandis qu’il allait faire l’appel de tous les hommes présents. Et, les uns après les autres, les quarante crièrent, leurs noms. Alors on sut mutuellement qui on était, c’est-à-dire des hommes sûrs, dont pas un n’était capable de se vendre, pour moucharder.

J’étais le seul sur qui planait quelque suspicion. On me fit subir un interrogatoire en règle. J’exposai que le matin même, j’étais sorti de mon cachot et que, sans cause apparente, on m’y avait ramené, peu de temps avant eux. Je ne savais rien d’autre. Ma réputation d’incorrigible au premier chef plaida pour moi, et on me fit confiance. Alors on délibéra.

J’écoutais, derrière mon guichet, et, pour la première fois, j’eus connaissance de la fameuse conspiration. Qui avait vendu la mèche ? On n’en savait rien encore. Toute la nuit, on discuta sur ce point. Cecil Winwood, que l’on eut beau appeler, n’étant point de la tournée, tous les soupçons se réunirent finalement sur lui.

— Dans tout ceci, hurla Skysail Jack, une seule chose a de l’importance. Le matin n’est pas loin. On va nous sortir d’ici et nous faire passer quelques mauvais quarts d’heure. Nous avons été pris sur le fait, tout habillés, à deux heures du matin. Il n’y a pas à nier. Aux questions qui nous seront posées, le mieux sera de dire la vérité, toute la vérité. Nous expliquerons que Cecil Winwood avait tout machiné et qu’ensuite il nous a vendus. La suite, à la grâce de Dieu ! C’est compris ?

Et, de cellule à cellule, dans cet antre hideux, leurs bouches collées contre les grilles, les quarante convicts jurèrent solennellement de dire cette vérité.

Ils furent bien avancés !

Sur le coup de neuf heures, les geôliers firent irruption dans les cachots et se jetèrent sur nous.

Non seulement nous n’avions reçu, depuis la veille, aucune nourriture, mais nous n’avions même pas bu une goutte d’eau. Et, roués de coups comme nous l’avions été, nous étions physiquement anéantis par la fièvre. Te rends-tu compte, lecteur ? Peux-tu seulement te rendre compte de l’état lamentable qui était le nôtre ? Battus, fiévreux, à jeun et mourant de soif !

À neuf heures donc, les gardiens arrivèrent. Ils n’étaient pas nombreux. À quoi bon ? Nous ne pouvions offrir aucune résistance sérieuse. Ils n’ouvraient d’ailleurs les cachots que les uns après les autres. Ils étaient armés, en guise de bâtons, de manches de pioches. C’est un excellent outil pour mettre à la raison un homme sans défense.

À chaque cachot qu’ils ouvraient, ils commençaient par taper. Chaque convict eut son compte. Ce fut pareillement bien servi, sans jalousie possible pour personne. Et moi, j’en eus ma part comme les autres. Ce n’était qu’un début, une préparation bien sentie à l’interrogatoire que chaque homme allait avoir à subir de la part de hauts fonctionnaires, engraissés par l’État.

Il y en eut pour plusieurs jours, et l’horreur infernale de ces jours dépassa ce que j’avais encore connu dans la prison.

Long Bill Hodge, le rude et incoercible montagnard, fut le premier interrogé. Il en eut pour deux heures, au bout desquelles on le reconduisit, ou plutôt on le relança sur les dalles de son cachot.

Un assez long temps s’écoula, avant que Long Bill Hodge pût reprendre le dessus et revenir à lui. Quand il eut retrouvé ses idées, il cria, de son guichet :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dynamite ? Qui est au courant de cette affaire ?

Personne, bien entendu, ne savait rien.

Ce fut au tour, ensuite, de Luigi Polazzo, un déclassé de San Francisco, né d’italiens émigrés. Il ricanait au nez de ses questionneurs, se moquait d’eux, et les mettait au défi d’empirer envers lui leurs violences.

Luigi Polazzo reparut un peu moins de deux heures après son départ. Ce n’était plus qu’une chiffe, qui bégayait dans le délire. Il fut incapable, de toute la journée, de répondre aux questions que, de leurs cellules, les hommes lui criaient, avides de connaître, avant d’y passer à leur tour, quel traitement il avait subi, quelles questions lui avaient été posées.

À deux reprises, dans les quarante-huit heures qui suivirent, Luigi fut sorti et interrogé. Après quoi, la raison complètement détraquée, il fut expédié au Quartier des Fous. Sa complexion est solide ; il a de larges épaules, les narines bien ouvertes, la poitrine massive, le sang ardent. Bien longtemps après que je me serai balancé dans le vide et me serai évadé ainsi des bagnes californiens, il continuera à palabrer parmi les mabouls.

Chacun des quarante fut ainsi, successivement, emmené à l’interrogatoire et ramené à l’état d’épave humaine, divaguant, et hurlant dans les ténèbres. Et moi, couché sur le sol, j’entendais ces plaintes, ces grognements, ces caquetages oiseux de cerveaux vidés par la souffrance. Et il me semblait que, quelque part dans le passé nébuleux, j’entendais le chœur de ces mêmes clameurs monter jusqu’à moi, qui n’étais pas alors au nombre des patients, mais le maître orgueilleux et insensible.

Par la suite, j’identifiai, comme vous le verrez, cette remembrance avec le temps où, capitaine sur une galère de la Rome antique, je faisais voile, assis près du gouvernail, sur la poupe élevée, vers Alexandrie et Jérusalem. Le chœur était celui des galériens qui ramaient et geignaient au-dessous de moi, dans les flancs de la galère.

Tout à l’heure, je vous conterai cela, tout au long. Pour le moment…