Le Traité des Corps flottants d’Archimède/Introduction

Traduction par Adrien Legrand.
Gauthier-Villars et fils (p. 5-10).



INTRODUCTION.


Le Traité des Corps flottants n’est pas inédit. Il a même été déjà traduit une fois en français[1], par Peyrard (dans son Archimède complet, Paris, in-4o, 1807). Mais on ne savait pas, jusqu’à ces dernières années, d’où provenait le texte des traductions latines ou française, s’il était bien celui du géomètre grec, et par quelles voies il avait été transmis de l’antiquité aux modernes qui en ont tant profité.

Ces questions d’origine ont été récemment débrouillées[2]. De là l’occasion et l’intérêt de la présente publication.

On sait maintenant qu’en 1269 de notre ère un traducteur qui avait sous les yeux, en grec, tous les traités d’Archimède connus, en rédigea en latin une traduction complète, d’ailleurs littérale et fidèle jusqu’à la servilité. Après quoi, par je ne sais quelle mauvaise fortune, le plus précieux peut-être de ces Ouvrages, celui qui nous occupe, disparut tout à fait dans les siècles d’indifférence scientifique qui suivirent. Il ne sera sans doute plus retrouvé maintenant.

Mais la traduction de 1269 restait, conservée dans les bibliothèques de prélats ou de grands seigneurs, communiquée, quand tel était leur bon plaisir, à des savants, aux précepteurs de leurs enfants.

Lors du grand mouvement de renaissance scientifique en Italie, au xvie siècle, les deux savants Gauricus et Tartaglia qui, entre autres monuments de l’antiquité, voulurent connaître Archimède, le lurent dans cette traduction. C’est elle-même, à peine modifiée, qu’ils livrèrent partiellement à l’impression en 1503 et 1543.

Pour ce qui est des Corps flottants, Tartaglia n’osa point convenir devant le public, pour le bien duquel il tirait de la nuit cet opuscule de si haute portée, qu’il n’en connaissait point l’original grec. Sans s’expliquer autrement sur l’authenticité de l’œuvre ou sur le mode de transmission qui l’avait fait parvenir entre ses mains, il la donna telle qu’il la trouvait… et fit bien. La forme énigmatique, incorrecte, sous laquelle il la présentait était en somme suffisante pour en faire deviner la valeur à des esprits pénétrants. Les conséquences qu’en ont su tirer Galilée, Stevin, Pascal, l’ont bien fait voir.

D’ailleurs un professeur soigneux et bon écrivain, Commandin de Bologne, sans disposer de ressources nouvelles, avait donné[3] de ce même latin de 1269 une transcription ou une rédaction claire et correcte, mais sans s’interdire de remplacer par des développements personnels les lacunes ou les parties de raisonnement trop obscures. Avec quelque tact et quelque finesse qu’il ait rempli sa tâche, il lui arrive parfois de mener le lecteur où l’aurait conduit le texte même d’Archimède, mais par des chemins qui passent à côté.

Jusqu’en 1890, il a bien fallu faire fond, pour connaître dans sa forme première le fameux théorème d’Hydrostatique, sur les publications précieuses en leur temps, mais si peu méthodiques de Tartaglia et de Commandin. Peyrard les combinait de son mieux pour en donner une traduction. Charles Thurot, mon regretté maître, signalait leurs incertitudes de détail, sans les discuter à fond, dans ses remarquables Études sur le Principe d’Archimède (Paris, 1869). En 1881, M. Heiberg de Copenhague, l’exact et savant éditeur d’Archimède, arrivé à cet endroit difficile de sa publication[4], s’appuyait principalement sur Tartaglia, tout en le nuançant à doses discrètes de Commandin. Bref, on allait forcément à tâtons.

Une découverte fortuite faite en décembre 1881 par M. V. Rose de Berlin à la Bibliothèque du Vatican a jeté la lumière sur ces obscures questions d’authenticité.

Dans un manuscrit contenant différents autres ouvrages de Science, M. Rose a retrouvé le texte même de la vieille traduction de 1269, perdue dans les archives papales depuis trois siècles. Volontairement, sans doute, les premiers éditeurs de notre Traité avaient rendu à l’oubli ce précieux document. Ils auront craint de nuire à la réputation de l’œuvre qu’ils mettaient en lumière, s’ils avouaient n’en avoir pas traduit ni même vu l’original. À cette époque, où le progrès des esprits et l’enthousiasme pour l’antiquité portaient, comme à leur envers, le mépris profond du moyen âge, quel crédit se fût attaché à la simple publication d’une copie archimédéenne en latin vieux de trois cents ans ?

Tel qu’il est, ce latin du moyen âge est jusqu’à nouvel ordre l’intermédiaire unique et direct entre Archimède et nous[5]. Il n’est point d’autre base sur laquelle doive être établie une traduction du Traité des corps flottants. Tartaglia ou Commandin ne doivent plus être consultés qu’à titre de renseignements. C’est ainsi que j’ai procédé pour le présent travail. — Pourtant, je me suis aussi servi, pour contrôler l’état du texte, d’une source tout à fait indépendante de celle-là : les énoncés (sans démonstration) des propositions du premier Livre, traduits directement sur un manuscrit grec par le mathématicien arabe Amed-ben-Mohammed-ben-Abd-Adjalil-Alsidjzî[6] en 969 de notre ère. M. Houdas, professeur d’arabe à l’École des langues orientales a bien voulu les mettre en français pour moi, et c’est un grand service qu’il m’a rendu.

Revenons à la vieille traduction latine. On croit en connaître l’auteur. Ce serait ce Guillaume de Moerbek dont on s’étonne de trouver le nom batave en Italie et en Grèce, d’ailleurs bien connu des érudits, grand voyageur, grand travailleur aussi, qui, au temps de l’éphémère empire latin de Constantinople, vers 1250, fut desservant d’une église à Thèbes, puis archevêque de Corinthe. Naturellement il apprit là le grec, et, revenu en Italie, à Viterbe, il se servit de ses connaissances acquises pour traduire les moins connus des monuments antiques.

Il semble que ce n’ait pas été un mathématicien, et que, se désintéressant pour lui-même du sens, il ait voulu donner à ceux qui chercheraient non la facilité de la lecture mais l’exactitude du fond, les mêmes mots que dans le texte, en même nombre tout au moins, avec les mêmes tournures. De là la physionomie bizarre, au premier coup d’œil, de son travail, moins traduit que calqué sur le grec. Les alliances de mots, les constructions ignorées du latin y sont reproduites avec une véritable candeur. Un seul exemple fera sentir l’exagération de ce système. L’article n’existant pas en latin, Guillaume a détourné de son usage propre le genre de mots qui y ressemble le plus, le pronom relatif, et, sans crainte d’écrire des phrases qu’un Romain n’eût pas entendues, a mis presque autant de relatifs latins qu’il rencontrait d’articles grecs.

Les défauts apparents de ce document en font, pour nous, le prix. Guillaume, qui appliqua le même système de traduction brutale à plusieurs Ouvrages d’Aristote, fit bien de violer plutôt le génie de la langue latine que de s’exposer à altérer le sens et la suite des idées archimédéennes. Cette conscience ou cette absence de scrupules nous a valu un latin incorrect mais transparent, sous lequel, d’ordinaire, nous apercevons aisément les vraies expressions grecques.

Aussi n’ai-je point, comme mes prédécesseurs, tâché d’amender le manuscrit latin, quand il était fautif. J’ai cherché plutôt de quelle ressemblance exagérée avec le grec la faute peut provenir.

M. Heiberg avait fait mieux : il a remis en grec ce latin déjà tout hellénique. Il fallait, pour cela, la profonde connaissance de la langue archimédéenne qu’il a acquise, en éditant avec tant de soin les autres traités qui nous sont parvenus en grec. Les curieux liront sa restitution dans les Mélanges publiés à Paris, en 1883, en l’honneur de Charles Graux. À défaut de ce plaisir de haut goût, il m’a semblé que quiconque s’intéresse à l’histoire de la Science ou à l’antiquité grecque aimerait à lire une traduction précise et serrée des Corps flottants, en sachant sur quelles bases le traducteur aurait travaillé[7].

Il ne m’a pas été donné d’aller lire à la Vaticane le manuscrit de Guillaume de Moerbek, mais M. Heiberg, à qui les lecteurs futurs d’Archimède devront tant, à qui, pour ce travail, je dois moi-même plus que je ne saurais dire, a collationné fort scrupuleusement ce manuscrit avec le texte de son édition. Je me suis servi de cette collation insérée à la suite de sa remarquable étude sur Guillaume de Moerbek, publiée comme il a été dit plus haut[8] à Leipzig en 1890.

Voici donc, à part de légères différences purement verbales, la forme même sous laquelle Archimède a vu et présenté aux quelques savants du iiie siècle avant notre ère sa précieuse découverte. C’est ainsi qu’il a, selon le mot de Pascal parlant de son grand prédécesseur[9] « éclaté aux esprits ! »

La partie la plus intéressante de ce petit Traité, celle au moins qui sollicitait le plus la curiosité, est peut-être l’hypothèse ou postulat initial qui sert ensuite dans presque tous les théorèmes. Toujours est-il que c’est ce qu’il était le moins facile de comprendre et de traduire. J’ai exposé dans les Notes les difficultés que ces quelques lignes soulevaient et qu’il me semble avoir aplanies.

Dès qu’il tient pour accordés le glissement des molécules liquides et la direction de ce mouvement, Archimède explique aisément, sinon avec une absolue rigueur, du moins avec une admirable clarté d’évidence, comment se comportent dans les divers cas possibles, les solides flottants dans un liquide.

Il est vrai que sa théorie semble quelque peu éparse et comme émiettée : il ne la rattache pas tout entière à un principe unique, simple et compréhensif, centre autour duquel le reste ne soit plus qu’un rayonnement de corollaires. Il ne faut pas s’en étonner. C’est là la manière de procéder de l’esprit grec, au moins pour l’exposition de la pensée scientifique. Elle avance pas à pas ; les vérités arrivent une à une, sans que les plus importantes paraissent dominer les autres.

Par exemple, la notion du poids spécifique dont nul avant Archimède[10] n’avait eu la moindre idée, n’est pas énoncée à part et mise au rang qui lui convenait. Elle arrive, presque incidemment, au troisième théorème. Mais elle est formulée en termes explicites et qui ne laissent aucune place à l’hésitation. Et ceci vaut la peine d’être noté. Car, Archimède n’ayant pas créé de mot spécial qui correspondît à cette notion nouvelle, on a paru dire qu’il n’avait pas cherché à en exprimer nettement l’idée. Or il l’a rendue, à défaut d’un mot unique, au moins par une des tournures que lui offrait la langue parlée autour de lui, par une alliance de mots qu’on rencontre quatre fois la même dans le premier Livre du Traité. Je me suis expliqué là-dessus dans les Notes. Un des mérites d’Archimède est d’avoir distingué ce qu’on confondait jusqu’à lui : l’épaisseur ou viscosité des liquides et leur poids relatif à leur volume. Il a introduit dans la science la notion de poids spécifique. Il importe qu’on ne se méprenne pas sur cette preuve de sa grande originalité d’esprit.

Sur la pression que reçoit et transmet le liquide il n’a pas eu des vues aussi précises que sur le poids spécifique. Il n’a pas défini ces pressions ; il n’en a pas donné une théorie. Examinant ce qui se passe en des points différents d’une même couche liquide horizontale (c’est là son procédé constant de recherche), il constate, sans plus, que la pression sera plus grande ici, plus faible là. Il ne l’étudie pas autrement ; pour aucun des divers cas qui se présentent, il ne la mesure. Comme l’a fait remarquer Ch. Thurot (ouvrage cité), il ignore ce que Pascal saura le premier, « qu’un liquide transmet en tous sens la pression exercée en vertu de la pesanteur par ses couches supérieures sur les inférieures ». De là ce défaut de rigueur absolue, sensible en divers points de sa théorie. Il n’a envisagé la pression que comme s’exerçant de façon vague sur les couches liquides, non comme agissant sur un élément de surface, et proportionnellement à la surface. Par suite, il n’a pu établir scientifiquement ce qu’implique son hypothèse première, que tous les points d’une même couche liquide horizontale reçoivent la même pression, et qu’elle est la même en tous sens autour d’un même point.

Après tout, ce qui importait, c’était de mesurer la poussée de bas en haut que subit tout solide qui plonge dans un liquide. Archimède en formule la mesure, et cette formule, il l’appuie sur un raisonnement vraiment démonstratif (la sixième proposition). Quant au point d’application de cette poussée (le centre de gravité du liquide déplacé), il l’indique nettement, mais sous la forme d’un postulatum, où il demande qu’on lui accorde aussi la direction verticale de cette même force ; c’est là sa seconde hypothèse. — Somme toute, ce qu’il était malaisé de voir est vu, et le principal est dit.

Nous ne pousserons pas plus loin cet examen où notre compétence de simple grammairien est trop limitée aux connaissances que nous venons d’acquérir pour les besoins de la cause. Aussi bien n’avons-nous donné entier et avec des commentaires que le premier Livre, le seul qui soit d’un intérêt général. Le second établit les conditions d’équilibre des segments de conoïde. C’est, au jugement de Lagrange, « un des plus beaux monuments du génie d’Archimède ; il renferme une théorie de la stabilité des corps flottants à laquelle les modernes ont peu ajouté. » J’en ai traduit tous les énoncés.

Au lieu de comparer les propositions d’Archimède avec les mêmes théories traitées par les méthodes ingénieusement exactes d’aujourd’hui, si on réfléchit qu’elles ont surgi du milieu d’une ignorance profonde sur tous ces sujets ou d’une confusion pire que l’ignorance même, on sera saisi d’admiration. Nous avons dit que la rigueur des explications n’était pas toujours satisfaisante. Mais le peu d’avancement, l’inexistence même des théories connexes à celles-ci, gênaient le génie d’Archimède au point que sa précision ne pouvait égaler sa pénétration. Celle-ci est prodigieuse. C’est en plein inconnu qu’elle faisait sa première démarche. Ainsi dénuée de toute aide, elle ne pouvait rapporter à leur véritable cause physique les conditions d’équilibre de tout corps flottant ; elle les a du moins formulées avec une remarquable justesse.

Je ne puis terminer sans remercier vivement mon ami M. Marcel Brillouin qui m’a donné l’idée de ces recherches historiques, en s’adressant à moi pour quelques éclaircissements sur les sources du texte traduit par Peyrard. Il m’a d’abord rendu service en me questionnant sur Archimède, et, au cours de mon travail, il m’a appris infiniment plus de choses qu’il n’a jamais pu m’en demander.A. L.

Note de Wikisource : Adrien Legrand considérait, en 1891, que le texte original de ce traité était irrémédiablement perdu. Or, en 1906, a été découvert, dans un recueil palimpseste de prières orthodoxes, le texte grec de plusieurs traités d’Archimède, dont le traité Des corps flottants, copié au ixe siècle. La présente traduction ne reflète donc pas le texte actuellement reçu du Traité des corps flottants, qui se fonde sur le texte du palimpseste, complété lorsque nécessaire par la traduction latine de Guillaume de Moerbeke.
  1. Mais traduit du latin, non du grec.
  2. Voir Deutsche Litteraturzeitung, 1844, p. 211, Berlin ; et Zeitschrift für Mathematik und Physik, Supplément, 1890, p. 1-84 ; Leipzig.
  3. En 1565.
  4. Archimedis opera, latine vertit J.-L. Heiberg. Leipzig. Collection Teubner, 3 in-12 ; 1881.
  5. Divers indices irrécusables montrent que le traducteur de 1269 avait bien sous les yeux (point capital pour nous) un exemplaire grec d’Archimède. Il le mentionne ; il s’y réfère ; et, — ce qui porte à croire que nous tenons le brouillon même de son travail —, dans le cas, assez fréquent encore, où une lacune interrompt son latin, il note alors en marge des mots, qu’il laisse en grec, parcelles de phrase dont la lecture lui paraissait douteuse, ou le sens par trop obscur. Ainsi, dans la Proposition VI.
  6. Voir Mémoires présentés à l’Académie des Sciences, t. XIV, p. 664.
  7. N’étant pas bien sûr d’avoir affaire à de l’Archimède pur, Peyrard ne s’est pas imposé une exactitude rigoureuse. De bons juges, entre autres Ch. Thurot (Recherches, p. 13 et 15), trouvent sa traduction des Corps flottants tantôt obscure, tantôt inexacte. — M. Heiberg a fait sa restitution grecque d’après Tartaglia et avant d’avoir vu le manuscrit de 1269.
  8. Note 2, page 5.
  9. Pensées. Édition Havet, t. II, p. 16.
  10. Pas même Aristote, quoiqu’il ait touché à ces questions.