Le Traité de 28 juin 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 755-797).
LE
TRAITÉ DU 28 JUIN 1919
LES PRINCIPES ET LES APPLICATIONS
II [1]
COMMENT IL SERA APPLIQUÉ

Dans un premier article, je me suis efforce de dégager les principes du traité du 28 juin 1919 et de montrer comment ils se sont imprégnés, pour ainsi dire, du sophisme bismarckien. Acceptant la conception d’un « Etat allemand » séculaire, ancêtre de l’Empire militariste des Guillaume, ils l’ont prolongée, comme une ombre funeste, sur le cours futur de l’histoire.

Les dangers du système, je les ai signalés franchement et, en premier lieu, la survivance d’un pangermanisme sinon militaire, du moins politique, économique et social. J’ai mis en garde ceux qui veilleront à l’application du traité contre ces dangereuses conséquences. Mais, j’ai indiqué, en terminant, que le traité lui-même, dans celles de ses parties qui échappent à un système arbitraire, offre des ressources pour lutter contre les périls qu’il n’a peut-être pas suffisamment conjurés.

Le traité sera bon ou mauvais, ai-je dit en commençant, selon qu’il sera bien ou mal appliqué.

Ce sont donc les méthodes de l’application que je veux étudier aujourd’hui. Il est bien entendu qu’elles ne peuvent résulter que d’une interprétation loyale et sincère du traité, tel qu’il est conçu et écrit. Loin de moi la pensée de chercher, dans une argumentation captieuse, un moyen quelconque de porter atteinte aux engagements pris, de bonne foi, par les Puissances envers l’Allemagne ; ce qui est écrit est écrit, ce qui est juré est juré. Les Puissances alliées et associées sont d’honnêtes personnes : pas un de leurs citoyens qui ne se considère comme lié par la parole des gouvernements. Et c’est, précisément, parce que nous voulons tous rester fidèles à la foi jurée, qu’il nous convient de rechercher, dans le traité, les interprétations les plus favorables à une pacification durable et, je dirai même, dans un certain sens, les plus favorables à ceux qui, hier encore, étaient nos plus acharnés ennemis.


I. — L’ALLEMAGNE DIMINUÉE

Le danger du traité vient de ce qu’il laisse, au milieu de l’Europe, une Allemagne impérialiste debout. Mais, ce serait fermer les yeux à la lumière de ne pas reconnaître à quel point elle est, malgré tout, diminuée.


Ce que l’Allemagne a perdu. — L’Allemagne bismarckienne est diminuée, avant tout, dans son principe : et cela est plus important même que la perte de l’argent et des territoires. L’Allemagne va s’apercevoir qu’il en coûte de raisonner faux. J’ai parlé avec assez de franchise des principes du président Wilson pour ne pas reconnaître combien leur idéal si noble, — peut-être un peu absolu, — est écrasant pour la conception bismarckienne et pangermaniste de la vie internationale.

Les Puissances ont prouvé que le Droit prime la Force. Elles ont établi, par la puissance des armes, que la Justice a le dernier mot. Grande surprise pour ces professeurs !

Toute la littérature de la kultur est effacée d’un revers de manche. Triste bibliothèque périmée ! Depuis Treitschke et St. Chamberlain jusqu’à Naumann et Scheidemann, ils ne valent plus un denier. Il faut que l’Allemagne change de pensée, et, pendant que cette mue s’accomplira, elle sera, certainement, très affaiblie. C’est une bonne manière de la vaincre, de laisser sa vanité se dégonfler et sa conscience se creuser.

Réduit à ses propres forces, sous son toit ébranlé, l’Allemand « d’après guerre » doit prendre un autre personnage. Le temps qu’il mettra à se transformer nous donnera quelque répit. Le professeur allemand souffrira, le militaire allemand, le bureaucrate et tout ce qui a dirigé l’Allemagne souffrira. Ils ont été de mauvais bergers, ils souffriront de la détresse du troupeau. Mais, surtout, le marchand souffrira.

La leçon la plus forte que l’Allemand ait reçue, ce n’est pas la défaite (il n’y croit qu’à moitié), c’est le sentiment qu’il a de la haine universelle. Cette hostilité qui le surveille, cette odeur où il sait qu’on le reconnaît et qui l’isole, il s’en rend compte pour la première fois. La barrière morale tendue ainsi autour de lui, comme une quarantaine, constitue une très sérieuse garantie. L’Univers est en garde, il ne se laissera plus prendre à certaines « camaraderies. » La justice n’est pas seulement forte ; elle est jalouse ; son flambeau suivra longtemps le coupable.

Qui donc, demain, se souviendra, avec fierté, du temps de Guillaume II ? Qui donc plastronnera comme il a plastronné ? Qui donc se vantera des revues casquées d’or, des manteaux à la Lohengrin, des défilés au pas de parade, des « Allemagne au-dessus de tout, » et des statues de bois clouées de fer ? Dieux ! comme tout cela est vieux, renfoncé dans le passé des Burgraves et du Walhalla !

Les journaux ont raconté que le gouvernement provisoire allemand avait mis la main sur la garde robe de l’Empereur Guillaume, se composant de 494 uniformes variés : ces uniformes sont à la défroque. Défroque aussi le « gantelet de fer, » « la poudre sèche, » « l’épée aiguisée. » Burgraves, « l’inoubliable aïeul » et le « bon vieux Dieu ! » Certains axiomes paraissent maintenant contestables, par exemple : « Sûre est la paix qui repose derrière le bouclier et sous l’épée du Michel Allemand (discours de Guillaume II aux Brandebourgeois, 3 fév. 1899). — Ou bien : « Le militarisme allemand représente, en fait, le suprême degré de l’évolution accomplie jusqu’à ce jour par la civilisation » (Ostwald). Un Kuhlmann n’écrirait plus (ce qu’il pense, d’ailleurs, toujours) : « J’ai mené une lutte à mort contre les principes. Ils sont justifiés en morale, non en politique. Ici, il s’agit du but à atteindre, non des moyens. »

La victoire des Puissances et le triomphe de la justice, les rédacteurs du traité les ont consacrés dans les faits en détachant de l’Allemagne-prussienne les pays à nationalité non-germanique nettement caractérisée, l’Alsace-Lorraine, le Sleswig, la Pologne, la Haute-Silésie (sauf plébiscite) et enfin les colonies allemandes. Ainsi les bordures stratégiques, les glacis protecteurs dont la conquête germano-prussienne s’étaient entourés sont tombés.

Le retour de l’Alsace-Lorraine à la mère-patrie n’est pas seulement une haute leçon de justice et une satisfaction pour la conscience humaine, c’est un retour à l’équilibre dans l’aménagement général de l’Europe. Il s’en faut de beaucoup que la France y fût seule intéressée. L’aptitude née de ces peuples est de servir à l’union. En France, ils apaisent ; en Allemagne, ils irritent : l’expérience est faite. L’Allemagne elle-même le sait ; elle avouera, tôt ou tard, que cette œuvre de justice sert à sa propre libération et à son relèvement.

Une telle consécration est une récompense et une justification pour les peuples fermes, à conscience fidèle et forte. Et c’est une satisfaction incomparable pour l’âge qui, ayant subi le désastre, voit s’accomplir la réparation. Pendant un demi-siècle, tous les Français n’ont eu qu’une pensée : ils ont attendu et préparé l’heure de la « justice immanente. » Cette foi indomptable, ce patriotisme persévérant furent de tous. Le silence même était force. Historiquement, la réincorporation justifie la parole de M. Thiers, historien en même temps qu’homme d’État : « Gardons nos ressources et notre volonté : quant à la terre, elle se reprend. »

Pour le bassin de la Sarre, une espèce de bail charbonnier d’une durée de quinze années apporte, à la revendication d’une frontière française, une solution bâtarde et lui donne un aspect mercantile assez inattendu. C’est le mot de Louis XV retourné : « Je ne traite pas en marchand, mais en roi. »

C’est vrai, l’Allemagne est écartée, militairement, de la rive gauche du Rhin et même éloignée de cinquante kilomètres sur la rive droite. Elle ne peut prendre aucune mesure offensive ou défensive dans cette région. Précaution, mais non garantie. L’Allemagne, unie et forte, avec ses 70 millions d’habitants, pourra tout de même, dans quelques années, franchir le Rhin et déboucher au cœur de la France, de même qu’elle l’a fait en 1870 et en 1914, sans rencontrer, avant nos anciennes frontières, d’obstacle militaire. Perspective bien inquiétante ! On a attribué à Kuhlmann ce mot : « Avant quelques années, nous serons à Paris dans un » situation très confortable, »

Ces clauses dissimulent mal l’erreur la plus grave du grand acte international (du moment où l’Allemagne bismarckienne restait debout) : on a dénié à la France les garanties stratégiques réclamées par ses chefs militaires ! J’ai dit, ailleurs, comment, à mon avis, la rive gauche du Rhin, arrachée au Congrès de Vienne par un véritable chantage diplomatique, devait être détachée de la Prusse et j’ai rappelé comment la nature et l’histoire traçaient comme limite entre la France et la Germanie, le fleuve Rhin ou, tout au moins, les fameuses lignes de Kaiserslautern. L’Allemagne, restant unie au milieu de l’Europe détruite, toutes les précautions devaient être prises ; il fallait supprimer la forteresse agressive que s’étaient attribuée, en vue de nouveaux méfaits, les conquérants de Berlin. On ne l’a pas voulu ; un calcul à longue portée et un travail souterrain l’ont empêché... Je ne doute pas, quant à moi, que — les dernières fumées de la bataille une fois dissipées, — l’histoire ne reprenne son cours.


Limitées à la séparation des bordures ethniques non germaniques et à un désarmement partiel, les décisions du traité n’en représentent pas moins, pour l’Allemagne, un grave affaiblissement. Le Reich, privé des conquêtes savamment combinées pour le « couvrir, » s’appauvrit de leur séparation, il s’était habitué à exploiter ces terres et ces populations, à terroriser et à coloniser ces marches. Une œuvre séculaire d’anéantissement des races locales était combinée par les lois, l’administration, le maniement des esprits et des mœurs. On avait déterminé les têtes de ligne et les voies de pénétration en vue d’une exploitation économique à longue échéance : en Pologne, en Alsace-Lorraine le plan abominable se découvrait au grand jour. On avait sondé (parfois sans le dire) ces richesses adventices pour les exploiter savamment. Tout était préparé pour satisfaire les convoitises d’un maigre pays par la main-mise sur ces sols féconds. L’Allemagne, qui condense volontiers ses appétits en maximes, réalisait la formule de ses philosophes : « La vie est un agrandissement d’espace. »

Il faut, maintenant, renoncer à ce commerce ; le corsaire perd ses esclaves, le féodal ses serfs ; il doit songer à vivre sur lui-même, au lieu de le faire aux dépens des autres.

Les pays que l’Allemagne avait conquis disposeront, désormais, de leur fortune, de leur travail, de leurs moyens d’action. Ils rentrent au giron qui les a nourris. Le supplément de forces qu’ils apportaient à l’entreprise économique allemande, ils le rendent à leur mère-patrie ; le fléau de la balance du commerce va se replacer dans sa position originelle. La Pologne reprend son labeur, singulièrement accru par le développement industriel et agricole de ces dernières années. L’Alsace-Lorraine rapporte à la France les richesses que la France y avait créées.


Fin de la politique mondiale. — Par la suppression de l’Empire colonial allemand, ce n’est pas seulement le système bismarckien qui est atteint ; le système de Guillaume II et de Bulow s’écroule. Ce dernier se vantait d’être l’initiateur de la « Politique mondiale » ; dans son livre, publié avec un tact vraiment allemand, à la veille de la guerre, il disait : « En la personne de l’empereur Guillaume II, la nation trouva un guide qui, avec un coup d’œil clair et une volonté ferme, marcha de l’avant dans la voie nouvelle ; c’est avec lui que nous avons foulé la route de la politique mondiale... « La tâche de notre génération, ai-je dit en qualité de chancelier de l’Empire, le 14 novembre 1906, est, en même temps, de conserver notre position continentale, base de notre position mondiale, de cultiver nos intérêts d’outre-mer, de poursuivre une politique mondiale réfléchie, sensée, sagement limitée... » A l’origine, on entendit des voix critiquer ces tendances nouvelles, comme une déviation hors des routes sûres de la politique continentale de Bismarck. « Si l’évolution des choses exige, disais-je alors, que nous dépassions le but poursuivi par Bismarck, nous avons le devoir de le faire. »

Bulow était très fier de cette trouvaille. En fait, c’est « sa » politique mondiale qui a perdu l’Allemagne. Bismarck savait très bien que « le rat de terre » ne devait pas quitter son élément ; il avait discerné que la coalition redoutable à son œuvre serait celle de l’Angleterre et des Puissances continentales. Et, encore, n’avait-il pas prévu que la témérité de ses successeurs irait fomenter, contre l’Allemagne, domestiquée par la Prusse, l’alliance combinée des États-Unis et du Japon !

L’affaire du Maroc fut un symbole : Tanger, Casablanca-Agadir, sont « les pas sur le sable » qui ont conduit Guillaume à sa destinée.

L’Allemagne, dans l’affaire du Congo, avait, de nouveau, frappé la France au cœur. Le monde sentit, dès lors, que les grands événements se préparaient. La France consentit à une nouvelle diminution en se jurant que c’était la dernière. Tous ceux qui ont trempé dans cette fatidique affaire du Maroc se sont écroulés. Où est Bulow ? Où sont ses complices ? Le Maroc, symbole de la « politique mondiale, » est libéré !

Voilà ce que des phrases sonores, accompagnées de la musique du tambourinaire casqué, ont rapporté à l’Allemagne. La « grande flotte » qui devait conquérir « l’Empire des Eaux » n’a même pas pu s’engager, une fois, à fond, sur son propre éléments

Si cette issue de l’entreprise mondiale, si cette destinée des ambitions maritimes de la Prusse n’avertit pas l’Allemagne, comme Bismarck l’avait avertie, du moins la perte matérielle des colonies allemandes lui ouvrira peut-être les yeux. Qu’elle se dise bien qu’il en sera ainsi toutes les fois qu’elle se livrera à ce genre d’opérations « au long cours. » Chaque peuple a son aptitude, son travail et sa destinée. L’Allemagne a payé pour s’instruire. De vastes territoires, de larges espérances, de lourds sacrifices… et rien ! À la suite de cette aventure, l’Allemagne n’a même plus, sur la mer, la volonté de nuire !


Le problème financier-Erzberger. — On ne peut entreprendre de parcourir le champ des conséquences de la défaite allemande ouvert par le traité. Limitons-nous donc à la question la plus aiguë, à celle qui, au fond, embrasse toutes les autres, la question financière. Non pas qu’il s’agisse d’entrer, ici, dans le détail des chiffres ; mais la sanction financière peut et doit être envisagée dans ses effets politiques.

Le problème territorial étant réglé par la force des armes et par la loi de l’occupation, la peine financière consacre la première réalisation du châtiment et, par conséquent, du retour sur soi-même et de la pénitence. L’accroissement des charges publiques rend sensible, au plus ignorant, l’erreur des peuples qui se sont laissé mal gouverner ; c’est l’application la plus immédiate du quidquid delirant reges plectuntur Achivi.

Erzberger a saisi ce joint vital et, pour prendre, d’abord la direction des esprits, il s’est réservé le portefeuille des finances.

Je ne résiste pas à la tentation de m’arrêter un instant devant cette figure singulière qui vient de s’attribuer une si étrange influence sur l’histoire de l’Allemagne et qui, — s’il ne lui arrive quelque accident au cours de sa carrière risquée, — la gardera peut-être pendant quelque temps.

L’abbé Wetterlé [2] nous l’a dépeint, gros, gras, suffisant, truffé d’ambitions et de convoitises, roulant dans les couloirs du Reichstag, en heurt ou en accommodement avec tous les partis, se glissant malgré son poids, s’insinuant malgré sa carrure, astucieux, résolu, imaginatif, instruit, avec de la bonhomie, du savoir-faire, une audace cynique, « un sourire répugnant, » et, malgré tout cela, un certain genre d’autorité. En un mot, l’Allemand « bilatéral, » l’Allemand du Centre qui a pactisé, qui s’est rallié, qui a subi, tout en jugeant et en détestant. Erzberger est un de ces responsables qui ont fait tourner la grave résistance des Windthorst à la capitulation pour des profits économiques où s’est enlisé le catholicisme rhénan, l’homme de l’évolution racontée dans l’ouvrage de M. Goyau ; en un mot le centre devenu ventre, l’Allemand fouaillé qui s’est engraissé de toutes les hontes bues... Tors et retors. Hélas ! — les choses humaines ne sont pas belles, — la destinée a voulu passer sur cette poutre, où le pied glisse.

Donc, ce Erzberger a parfaitement reconnu que, à cette heure des grandes transformations en Allemagne, tout dépendait du problème financier.

Pour la clarté de l’exposé, il faut citer ici les élucubrations de ce comparse, usurpant soudain les premiers rôles. On y trouvera, à la fois, l’intelligence et la fourberie de l’homme. Après avoir fait un tableau de la situation de l’Empire en vue de l’œuvre de la restauration : d’une part la défaite et l’appauvrissement, d’autre part la richesse excessive et même un accroissement du bien-être résultant de la guerre, il signale le « danger » et le « remède. »

Le danger, c’est l’anarchie et le bolchevisme ; le remède, « le moyen de salut, c’est la socialisation. » Mais, entendons-nous : comme la socialisation peut devenir elle-même un danger, il convient de la corriger et de l’adapter, comme vous voudrez, par une bonne réforme financière.

Et voici la muscade qui file, sous les doigts du prestidigitateur. Il sent, il sait que sa félonie ne peut se sauver que par le salut de l’unité bismarckienne ; il jette donc, à ses adversaires et à ses accusateurs, cet os à ronger ou plutôt ce morceau, le seul substantiel, qu’il prétend avoir arraché au désastre : l’Unité :

« Pour obtenir l’Unité allemande, un nouveau système d’organisation fiscale est nécessaire.

« Les recettes de l’Empire doivent être augmentées de 100 pour 100 à l’égard des impôts actuels ; celles des États particuliers de 100 pour 100 également

« Les rapports entre l’Empire et les États particuliers sont, actuellement, plus étroits qu’auparavant ; car, tous sont, maintenant, obligés en commun envers la contre-partie contractante, depuis la conclusion de la paix. »

Donc, ce qui compense tant de pertes et tant de sacrifices, c’est l’Unité régénérée par l’étroite union dans la dette commune et dans le malheur commun, c’est l’engagement de tous, qui engage, en même temps, la contre-partie. Le système financier issu de la guerre est le lien suprême du système économique et politique.

Ce plan de réorganisation par la centralisation, — qui accable surtout les États particuliers, — est offert à l’Allemagne comme le moyen de salut déposé dans les arcanes du traité. La dette est une chaîne indestructible ; l’impérialisme économique allemand, cherchant de l’œil les autres impérialismes économiques, leur propose de s’unir contre le bolchevisme et le fédéralisme. Il s’agit, comme on le voit, d’une socialisation truquée, — peut-être aussi d’une centralisation truquée, — car l’homme a plus d’un tour dans son sac. Pour le moment, le plan de cet éphémère se résume ainsi : l’Unité financière instrument suprême de l’Unité !


Voici donc les premières données sur lesquelles il est permis de tabler pour l’application initiale du traité :

Abaissement de la suprématie allemande ;

Perte du prestige allemand ;

Diminution du territoire allemand ;

Anéantissement de la « politique mondiale ;

Affaiblissement économique ;

Charges financières.

Parmi toutes ces causes de faiblesse, les personnages de transition se réclament de l’Unité et, s’appuyant sur le texte du traité, s’efforcent de la renforcer.


II. — COMMENT L’ALLEMAGNE APPLIQUERA LE TRAITÉ DE PAIX. — LES CONFÉDÉRATIONS.

Les paroles d’Erzberger ne sont pas paroles d’Évangile. Il a beaucoup à racheter et ses palinodies n’intéressent que les comptes qu’il devra rendre, un jour, à la vengeance des choses. C’est la fuite du lièvre : ses tours et détours ne le sauveront pas.


L’Allemagne et l’Europe après la guerre. — Voyons les faits de plus haut. Comment les peuples allemands, dans la liberté que le traité leur a laissée, collaboreront-ils à l’œuvre de restauration de l’ordre européen que le militarisme des Guillaume a troublé ?

La situation spéciale de l’Allemagne tient à ce fait géographique qu’elle fait barrage au milieu de l’Europe, in centro Europæ. Or, cette situation lui a donné, trop souvent, au cours de l’histoire, la tentation de la monarchie universelle[3].

Ou l’Allemagne verse dans l’impérialisme et le militarisme, et elle devient odieuse au monde ;

Ou bien, comprenant les périls auxquels cette tentation l’expose, elle se modère et s’arrange de façon à ne pas séparer sa vie de la vie normale européenne.

Tel est le dilemme.

La bonne adaptation de l’Allemagne à son rôle d’intermédiaire et même de lien peut dépendre de l’Europe, comme cela est arrivé, plusieurs fois, au cours de l’histoire ; elle peut être aussi obtenue par la volonté réfléchie de l’Allemagne elle-même par l’action de l’Allemagne sur elle-même.

Évidemment, le concours des deux éléments, — l’Allemagne et l’Europe, — serait préférable. C’est un des désavantages du traité d’avoir fait la part de l’Europe trop petite ; on a cru plus équitable de faire la part de l’Allemagne très large. Nous verrons si l’Allemagne se montrera digne de cette confiance.


La confédération germanique. — Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de l’Allemagne, elle apparaît à l’état de confédération. Cette solution antique du problème territorial et politique n’était pas due au hasard. La Germanie est naturellement composite. Elle a une partie continentale et une partie maritime ; elle a des devoirs divers et des tendances divergentes, selon que telle ou telle de ses provinces regarde le Nord, le Sud, l’Est ou l’Ouest. Les races elles-mêmes ne descendent pas d’une seule souche : les Slaves et les Celtes occupent, en proportions importantes, ses territoires près d’autres races d’origine germanique. Sans nous attarder à ces considérations, qu’il suffise de rappeler la permanence du dualisme prussien et autrichien, du dualisme prussien et « allemand, » au cœur même de la Germanie, jusqu’à la guerre de 1914.

Le fait est indiscutable, il est patent.

Or, le militarisme prussien a entrepris de faire, autour de la couronne des Hohenzollern, une unité qui devait, un jour ou l’autre, englober toute l’Allemagne et, finalement, s’imposer au reste du monde comme monarchie universelle, ou « Puissance mondiale, » selon le vocabulaire nouveau. La question est de savoir si cette vue est toujours ; celle de l’Allemagne et si, se détournant de l’Europe et du monde, elle liera à jamais son sort à celui du militarisme prussien.

L’heure est arrivée où l’Allemagne doit choisir entre l’un ou l’autre de ces contacts, ou mieux de ces contrats, qui décideront de son avenir, régleront son sort futur et le sort commun de la civilisation européenne. La doctrine de guerre vient de la Prusse ; la doctrine de paix vient du reste du monde. Entre Guillaume II et le président. Wilson, il faut prendre parti. C’est Ormuzd et Ahrimane.

Le traité signé, il n’appartient plus à personne de poser ce cas de conscience devant le peuple allemand ; libre de sa décision, qu’il choisisse ! mais c’est son propre intérêt qui lui impose le choix.


L’Allemagne et la Prusse. — La Prusse, abandonnée à elle-même, a, vis-à-vis de l’Europe et du monde, des sujets de guerre permanents : pour des raisons que je vais rappeler rapidement, elle est fatalement hostile.

Cette politique prussienne traditionnelle, tous les hommes d’Etat autorisés l’ont caractérisée avec une précision telle qu’il faut ou une grande ignorance ou une confiance par trop béate en des protestations à peine voilées, pour s’y laisser tromper. Un des complices et des confidents de la Prusse, Metternich, l’a définie en ces termes, dès 1801 : « La Prusse, invariablement fidèle à ses vues et à ses principes, a gagné, dans les dix dernières années, une prépondérance marquée. Soutenant son rôle d’affranchissement de tous les devoirs de la morale politique, exploitant les malheurs des autres pays, sans avoir égard à ses obligations ni à ses promesses, forte des nombreuses acquisitions qu’elle a faites, la Prusse se trouve placée depuis quelques années au rang des Puissances ; de premier ordre. »

Le principe de cette politique a été dégagé, au milieu du siècle dernier, avec une perspicacité singulière, par un diplomate français, M. Lefebvre : « Telle qu’elle est aujourd’hui, dit-il, la Prusse est le plus grand obstacle à une paix durable sur le continent, parce que c’est la Puissance la plus mécontente de sa position présente et qu’elle fera tout pour la changer. Tout est faux en elle, excepté un sentiment universel actif qui domine sa population plus encore que son cabinet... c’est l’impossibilité d’être ce qu’elle est et l’obligation d’avancer ou de rétrograder. »

Qui ne reconnaîtrait, à ces traits permanents, la politique d’un Bismarck et même, à une échelle tout autre, celle d’un Bulow ? « S’accroître ou périr, » « Puissance mondiale ou décadence, » telle est la formule que celui-ci donne comme raison et comme excuse à la « politique mondiale. » Et c’est toute la philosophie de la dernière guerre.

La Prusse ne peut pas vivre en la paix, avec l’Europe si elle est forte, c’est-à-dire si l’Allemagne la suit, voilà la vérité. Les raisons de cette fatalité agressive, je les dirai très rapidement :

La pauvreté du sol prussien a produit l’étrange survivance en Europe du Junker, l’insatiable agrarien-hobereau ; en ce moment même, nous le voyons s’appliquer à reprendre, par les dessous, l’édifice démocratique improvisé par la défaite.

Le voisinage étroit de la Pologne et de la Prusse orientale entretient une chicane avec les peuples slaves que, pas une seule fois, la Prusse n’a essayé de régler autrement que par la force.

La configuration des mers prussiennes a créé un conflit presque insoluble avec les Puissances maritimes du Nord : l’Angleterre sera toujours, à une époque ou à l’autre, la protectrice du Danemark et des Duchés et, et elle abandonne Heligoland, elle s’en repentira.

La sage et prévoyante organisation de la vieille Allemagne, — de « l’Allemagne avant la Prusse, » — avait pourvu à ce risque fatal en proclamant les grandes places maritimes allemandes « villes libres ». Je regrette infiniment de ne pouvoir donner ici, même en quelques lignes, un raccourci de l’histoire des Villes Hanséatiques : on y verrait à quel point elles furent, pendant des siècles, un puissant organe d’articulation de l’Allemagne à l’Europe. Une Prusse dominatrice de l’Allemagne et des villes hanséatiques ne pouvait avoir d’autre devise que celle de Guillaume II : « Notre Empire est sur les eaux. » Mais Guillaume n’avait pas assez de ressources intellectuelles pour s’apercevoir, qu’en affichant à son pavillon cette fatalité de sa race, il précipitait sa course à l’abime.

Faut-il insister, enfin, sur cette autre disposition, cent fois relevée, à savoir que la ligne de hauteurs formant la crête du toit européen divise l’Allemagne en deux pentes opposées ? Les eaux coulent au Nord et elles coulent au Sud, se dispersant vers des mers qui n’ont entre elles aucune communication et ne créant pas harmonie. Les grands fleuves, le Rhin et le Danube, ne sont allemands que sur une partie de leur cours ; leurs embouchures dépendent de souverainetés étrangères. Si les populations allemandes ne s’arrangent avec les populations voisines, il faut qu’un jour ou l’autre, elles leur cherchent querelle et entreprennent de les dominer.

Sur cet immense territoire, ainsi compartimenté, les caractères des vieilles tribus germaniques n’ont pu s’effacer ni se ramener à un type commun. Je me contenterai de citer, à ce sujet, les paroles très précises du prince Clovis de Hohenlohe, élève de Bismarck, lui aussi chancelier de l’Empire, et, parmi les Allemands de ce temps, l’un des plus avertis et avisés :

« Qu’en France et en Italie, où le caractère national est plus uniforme et moins individualiste, un même régime soit applicable aux rapports sociaux et politiques, cela s’explique. En Allemagne, subsistent encore, comme au » temps de Charlemagne, des distinctions très nettes entre les différentes races. Les Wurtembergeois ont conservé jusqu’ici le caractère de l’Alaman et du Suève, et les Bavarois celui du Boyard. On distingue encore les Francs de l’Allemagne centrale à leur vivacité et, parmi les populations de la Westphalie et du Hanovre, les Saxons à leur caractère mesuré et vaillant. Ainsi, ce que l’on convient d’appeler le particularisme a ses racines profondes dans le caractère national allemand et ce n’est pas par des théories qu’on s’en affranchira » [4].

Ces instincts profonds, l’âme sociale les révèle, en Allemagne, comme elle le fait partout et toujours, par la diversité des aspirations religieuses.

Ne croyez pas que la Guerre de Trente ans soit un fait accidentel dans l’histoire de l’Allemagne ; c’est, au contraire, le fait normal : car les divisions, les haines religieuses ne sont rien autre chose que la saillie vers le ciel des grands discords de la race. La religion du Sud veut dominer la religion du Nord, et réciproquement. L’influence de la chapelle luthérienne des rois de Prusse sur la politique prussienne a été cent fois démontrée [5]. Toute tentative d’union des Eglises, tout essai de tolérance mutuelle a échoué. Je ne vois rien de plus probant, à ce point de vue, que la vie entière de Frédéric-Guillaume III, véritable prototype de Guillaume II : l’échec de l’évangélisme et de l’hermésianisme, les persécutions contre les catholiques, la succession des kulturkampf, tout prouve que la vie religieuse commune est impossible. Le centre catholique n’a racheté sa vie, — comme nous le disions d’Erzberger, — qu’en vendant son âme. Aujourd’hui, il redresse la tête, et la crise est rouverte.

Par ses frontières, par ses montagnes, par ses fleuves, par son ciel même, l’Allemagne est divisée. Elle est divisée à l’intérieur et elle ne peut s’unir que sous une autorité de fer qui devient fatalement une menace à l’extérieur.

Pour avoir la paix au dehors et la paix au dedans, il faut que l’Allemagne se désenchaîne de la Prusse. A elle de juger. Mais ce ne sera pas autrement qu’elle se rattachera au reste du monde. Est-elle une Allemagne, est-elle une Prusse ? Faut-il que, maintenant encore, selon le mot du général Rogge, « beaucoup de fer prussien soit poussé de force dans le sang allemand ? » En deux mots, Berlin ou Weimar, voilà toute la question. Il suffit de rappeler le verdict de l’histoire : l’Allemagne sera particulariste et fédéraliste ou elle ne sera pas.


De la Confédération. — Il semble que la carrière de Bismarck, en aveuglant la conscience de l’humanité, ait, en même temps, altéré la qualité de son intelligence et de son jugement dans les choses de la politique. Après que ce Méphistophelès moustachu eut proclamé la primauté de la Force sur le Droit, toutes les règles parurent abolies ; les résultats des longues et sagaces observations et expériences antérieures furent jetés au panier.

Bismarck entendait arriver à son but par tous les moyens : le but atteint, tous les moyens parurent bons. L’Unité par la Nationalité, tel était son système : on rejeta les autres.

Mais la Nationalité et l’Unité ne se superposent pas exactement : le conflit permanent était institué. Les convoitises prussiennes l’avaient abordé de front par trois grandes guerres ; elles le prolongeaient savamment sous le nom de « Paix armée. »

L’expérience des siècles avait, pourtant, dégagé d’autres solutions. Ou savait que, de même qu’il existe une morale internationale, de même il existe une modération, une mesure, une prudence internationales, qui, ne poussant rien à l’extrême, cherchent avant tout, entre les peuples, les solutions qui, ménageant les sentiments et les intérêts, aboutissent, non au conflit, mais à l’apaisement. La sagesse des Nations inscrivait sur ses tablettes que les pays à populations trop nombreuses et trop diverses doivent s’arranger pour laisser, dans leur voisinage et jusque dans leur sein » une certaine autonomie aux petits États ; on avait trouvé des formes intermédiaires mariant l’Unité à la Nationalité, formes assez strictes pour donner satisfaction à l’appel du sang et du sentiment, assez souples et flottantes pour ne pas servir de chaine au despotisme ou de fers à l’esclavage.

L’Allemagne « au centre de l’Europe, » ce n’était pas seulement un pays confédéré, c’était la confédération type, la confédération modèle, le « Saint-Empire de la Paix. » Et cette constitution de l’Allemagne apparaissait comme l’un de ces règlements raisonnables du problème de la juxtaposition des races.

En général, le système de la Confédération était considéré comme excellent et les techniciens de la politique l’envisageaient comme une solution enviable.

Machiavel avait dégagé son caractère pacifiste et anti-impérialiste : « Si, dit-il, le moyen des confédérations est, en lui-même, un obstacle à des conquêtes, il en résulte deux avantages : le premier, c’est d’avoir rarement la guerre, le second, la facilité de conserver ce que l’on peut avoir acquis... L’expérience nous apprend, d’ailleurs, que cette espèce de corps politique a des bornes. Il se compose de la réunion de douze ou quatorze États, tout au plus. »

Montesquieu, qui contemplait d’un œil si dégagé les lois et es coutumes régissant le monde politique, écrivait : « Il y a une grande apparence que les hommes auraient été obligés, à la fin, de vivre sous le gouvernement d’un seul s’ils n’avaient imaginé une manière de constitution qui a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain et la force extérieure (pour la défensive, comme il va l’expliquer) du monarchique. Je parle de la République fédérative... Cette sorte de République, capable de résister à la force extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur sans que l’intérieur se corrompe. La forme de cette société prévient tous les inconvénients... » On voit que Montesquieu ne s’en tient pas à constater les avantages du système fédératif : il le propose comme un idéal.

Et c’est, finalement, le couronnement de l’œuvre philosophique du XVIIIe siècle. La polémique de Jean-Jacques Rousseau n’a pas d’autre sens que d’ouvrir les voies à un système fédératif, soit national soit international. Il écrit, dans son Gouvernement de Pologne (chap. IV), cette phrase qui résume son effort : « Appliquez-vous à étendre et à perfectionner le système des gouvernements confédératifs, le seul qui réunisse les avantages des grands et des petits États. » Jean-Jacques fut, comme on le sait, un des prophètes de la Société des Nations. Il fit, avec insistance, l’éloge de l’abbé de Saint-Pierre. Le livre auquel il mit la main jusqu’à la mort et connu sous le nom de « Manuscrit de Genève, » est intitulé : De la Société du genre humain.

Une expérience décisive du Fédéralisme se produisit à la fin du XVIIIe siècle, coïncidant avec l’avènement de la liberté politique et de la démocratie. Il s’agit de cette constitution des États-Unis dont les principes, discutés dans le fameux livre du Fédéraliste, ramasse, pour ainsi dire, l’expérience et les réflexions du siècle et aboutit à un compromis, sagement délibéré, entre l’Unité d’un Empire et la localisation de la vie sociale et administrative. Ni l’exemple de l’Allemagne ni les préceptes de Montesquieu et de Jean-Jacques Rousseau n’étaient absents de l’esprit des Madison et des Jefferson, quand ils choisissaient les matériaux de l’admirable édifice qu’ils élevaient [6].


Il est assez surprenant que ce système de la Confédération ne soit pas apparu aux négociateurs de 1919, comme la solution des vastes débats politiques et internationaux engagés à la suite de l’échec des impérialismes européens.

Que ce soit en Russie, que ce soit dans les Balkans, que ce soit en Autriche (et, à mon avis, en Allemagne), le système fédératif est le seul qui permette d’aboutir à des solutions équitables, raisonnables, conformes au Droit et aux nécessités de l’existence.

Dans les cas complexes où les intérêts et les sentiments sont aux prises, où la nationalité est en lutte avec la géographie et avec l’histoire, où les races s’irritent les unes contre les autres et ne trouvent pas leur équilibre, le système fédératif est le seul, peut-être, qui puisse les articuler entre elles. La paix par une confédération bien équilibrée satisfait, à la fois, la démocratie et la liberté... Mais, nous avons oublié tout cela.

Pour reléguer, décidément, dans le passé le système bismarckien qui a mis le feu à l’Europe, il eût fallu lui substituer un principe élevé, une conception-mère. Le système fédératif répond aux besoins du temps ; les peuples sont en marche vers lui. Que ne l’a-t-on proclamé et pourquoi n’avoir pas prononcé, dans la mesure qui incombe au règlement de ces grandes crises, le Compelle intrare ?

Pour agir sur les masses, et par les masses, les solutions les plus simples sont les meilleures. La seule manière d’éviter les malentendus et les heurts aux répercussions infinies, c’est que tout le monde comprenne.

Par une sorte de ménagement pour un système immoral, violent, arbitraire, qui n’a d’autre moyen d’action que son principe même, c’est-à-dire le recours sans fin à la violence et la guerre à renouvellements, on n’a pas osé même rappeler à l’Allemagne qu’elle était composée d’États confédérés. L’Allemagne étant ainsi encouragée à l’oublier elle-même, cela ne faciliterait pas les choses.


Ce serait bien mal comprendre le sens de ces observations que d’y voir le projet de porter une atteinte quelconque à la volonté des peuples allemands. Mais, ils sont asservis par une longue entreprise de conquête, déshabitués de l’initiative et du courage politiques, accablés par une défaite dont la plupart n’ont pas encore compris les causes. Quand se mettront-ils à penser par eux-mêmes ? Nul ne le sait. Quand parviendront-ils à secouer le joug intellectuel qui a pesé sur eux depuis près d’un siècle ? Nul ne le sait... C’est leur affaire, dira-t-on. Oui ; mais, c’est aussi l’affaire de l’Europe et du monde. Et c’est pourquoi il n’était pas inutile de penser à l’intérêt des Allemands en tant qu’il est lié à l’intérêt des autres et, tout au moins, avec l’autorité du traité, de leur indiquer le but.

Certaines tentatives des particularismes locaux, celles du docteur Dorten, celles de M. Haase, de M. Ulhrich, se sont produites ; mais ce n’est pas tant de ce côté que je tourne les yeux. Non. C’est vers Weimar. A Weimar se fait entendre la voix de l’Allemagne. Or, Weimar discute ce principe du particularisme dont le traité s’est détourné avec une si étrange affectation.

Il me semble intéressant d’indiquer le point où en sont les deux thèses opposées, celle du particularisme et celle de l’unité dans le grand débat qui divise, en ce moment, l’Allemagne elle-même.

D’une part, le professeur Goëtz, dans une brochure sur la démocratie allemande, plaide, avec beaucoup de mesure, la cause du particularisme :


La démocratie allemande prouvera dans l’avenir si elle a une juste compréhension de l’individualité de chaque peuple allemand. Le particularisme n’est pas une force retardatrice. Au contraire : le développement de l’administration moderne, la culture allemande sont dus à l’intensité de la vie privée des États ; le développement de l’Empire n’a été possible que par leur développement. Bismarck avait si bien compris les impondérables de la vie particulière des États qu’il leur a réservé leurs droits propres, tout en leur permettant la réunion à l’Empire. Cette révolution accomplie, l’État unique semble certainement le plus rationnel, comme assurant la gérance du gouvernement le plus économique. Mais le fédéralisme reste indispensable à la démocratie bourgeoise. Veillons à ce que tout ne converge pas vers un point unique comme Paris... Les tout petits États peuvent disparaître ; mais les grands doivent subsister et avoir droit de décision surtout en ce qui concerne les questions de culture. La suprématie de la Prusse aurait plus d’inconvénients que d’avantages etc…


Dans le même sens, le projet de constitution (article 18) autorisait la formation de nouveaux groupements ou États. C’était un pas fait vers la Confédération.

En revanche, le président du ministère prussien, docteur Hirsch, oppose la thèse de la suprématie nécessaire de la Prusse. Voici son argumentation :


L’article 18 du projet de constitution permet la formation de nouveaux groupements ou États. Si cet article est voté et si la majorité le considère comme d’intérêt général, le péril est grand pour la Prusse et pour l’Empire. L’auteur du projet dit qu’une République de 40 millions d’habitants dans un État de 70 est une impossibilité et un danger, au cas où un désaccord surgirait entre eux sur des points de politique générale... Depuis le 9 novembre, la Prusse, plus qu’aucun autre État, a prouvé qu’elle sait faire des sacrifices dans l’intérêt général et en vue de l’unité nationale. La Prusse est aussi démocratisée que le reste de l’Empire. Il n’existe pas plus de roi de Prusse que d’empereur d’Allemagne... Le but à atteindre ne peut être obtenu si l’on anéantit la Prusse. Seule une Prusse organisée permettra la fondation d’une République unitaire. Si l’Assemblée de Weimar permet la fondation d’une République de Haute-Silésie, elle sera suivie de la formation d’une République rhénane westphalienne et d’une République de Hanovre. La Prusse serait réduite à l’impuissance ; l’épine dorsale de l’Empire disparaîtrait par la formation de quatre ou cinq États, impuissants eux-mêmes. Le cri de « Los von Preussen » serait bientôt suivi du cri : « Los von Reich. » Donc l’Assemblée doit rejeter toute formation de nouveaux États dans l’intérêt même de la République.


A l’heure où j’écris, il semble que la discussion doive aboutir à un compromis : la création de nouveaux États ou la déclaration de certains particularismes pourrait se produire, sauf consultation des peuples intéressés et sous l’approbation d’une loi d’Empire. La Constitution reste unitaire, et, par là, elle maintient l’impérialisme ; mais les particularismes ont relevé la tête [7].

Le principe de l’unité bismarckienne subsiste, mais ébranlé.

Le Matin a raconté (9 janvier 1919) qu’il avait interviewé le comte Hertling, trois jours avant sa mort. L’ancien chancelier d’Empire aurait insisté sur l’hostilité de Munich, Stuttgard et Cologne contre la Prusse qui, elle-même, ajoutait-il, ne constitue pas un bloc ethnique homogène. Le comte Hertling conclut : « Si les idées actuelles suivent leur cours, le nom de la Prusse disparaîtra de la carte de l’Europe. »

Comme les choses eussent été facilitées si les Puissances alliées, devinant un accord possible avec les sentiments du pays, eussent poussé l’Allemagne dans les voies d’une Confédération contraire à l’unitarisme bismarckien ! C’était lui offrir un moyen honorable et pratique de s’adapter à leur vie nouvelle et de s’articuler à l’Europe. L’Allemagne bismarckienne une fois condamnée sans appel, ces peuples se fussent retrouvés en présence de leurs instincts primitifs et de leurs intérêts immédiats. Il n’est pas un d’entre eux qui n’ait une affinité quelconque avec les pays limitrophes. La plasticité de ces races est notoire. Entre voisins, la trame de la vie et des affaires se serait reprise. Les fleuves redevenaient des véhicules non seulement du trafic, mais de l’association et de l’union. L’attraction des différentes mers se faisait sentir dans chacun des bassins qu’elles commandent. Les frontières restaient des garanties sans être des obstacles. Une Allemagne plus souple renaissait, et l’on pouvait entrevoir le temps où elle redeviendrait, comme au moyen âge, le lien et le nœud d’une Europe organisée.


III. — COMMENT LES PUISSANCES ALLIÉES APPLIQUERONT LE TRAITÉ

En l’absence d’une conception d’ensemble sur l’organisation future de l’Europe, le traité a sanctionné des solutions qui, précisément parce qu’elles sont très hautes et très larges (je parle de la « Société des Nations, ») ne s’adaptent pas aux événements actuels, ni aux applications de détail et de transition. Il a bien fallu reconnaître que l’organisme mondial ne pouvait entrer en fonctions tout de suite : or, c’est le tout de suite qui importe. Des déterminations graves vont être prises pour longtemps, l’orientation va se décider, des habitudes et des « plis » en résulteront qui seront peut-être difficiles à corriger.

Une certaine forme de garanties et des moyens d’action immédiats étaient nécessaires : on les a rencontrés dans un procédé emprunté, en somme, à la vieille politique, l’alliance entre les grandes Puissances.


L’Alliance . — Le Pouvoir exécutif de la victoire. — Parmi les Puissances signataires du traité, trois ont conclu entre elles un projet d’alliance les unissant « dans le cas de tout acte non provoqué d’agression dirigé par l’Allemagne contre la France. » Cette alliance est surtout conservatrice du traité. C’est une « Sainte Alliance » des trois plus grandes démocraties du monde. Elle était indispensable.

Il fallait un « pouvoir exécutif » des volontés des Puissances victorieuses, pour que ces volontés entrassent dans la pratique et dans l’application [8]. Sans quoi, le traité n’eût été qu’une manifestation verbale avec sanction platonique par une autorité désarmée. On nous avait promis des garanties contre une agression nouvelle de l’Allemagne : garanties territoriales et garanties d’alliance, les deux étaient nécessaires. Elles ne s’excluent pas l’une l’autre, et nous étions en droit de les réclamer toutes deux. Mais, puisqu’on nous déniait, — sans qu’ait été dit pourquoi, — les garanties territoriales, du moins sentit-on la nécessité absolue, sous peine de faillir à la victoire commune, de nous offrir l’alliance.

D’ailleurs, l’œuvre de la paix en elle-même est loin d’être terminée. Si le traité avec l’Allemagne a été signé (et même ratifié par la principale partie intéressée), les autres actes internationaux qui doivent achever le statut général européen sont à peine ébauchés ; rien de fait en ce qui concerne la question autrichienne avec ses infinies complications ; rien de fait en ce qui concerne les Balkans et l’Orient musulman ; rien de fait en ce qui concerne les questions asiatiques, puisque la Chine elle-même n’a pas signé au traité. Plus les délais se prolongent, plus les difficultés se compliquent. Il faudra faire sentir, de temps en temps (par exemple au sujet d’incidents comme ceux d’Aïdin ou de Mitau), la force permanente de la victoire. L’alliance des trois est donc une nécessité au point de vue de l’achèvement de la pacification générale et des paix particulières qui ne sont pas scellées. On ne rentre pas chez soi avec la besogne aux trois quarts inachevée.

Mais la triple alliance était plus nécessaire et plus urgente encore au point de vue de l’application du traité avec l’Allemagne. Sans garantie de frontières, la France restait dangereusement exposée. A moins de manquer à leur signature et disons-le franchement, à leurs plus hauts intérêts matériels et moraux, les deux grandes Puissances qui avaient combattu à ses côtés ne pouvaient se désintéresser de la suite des grandes affaires européennes.

Il a fallu que cette nécessité fût ressentie bien profondément pour que le président Wilson s’écartât spontanément de la doctrine de Monroë et des conseils contenus dans la fameuse lettre de Washington au sujet de la politique extérieure des États-Unis. Il s’est engagé fermement. Son intention est de peser de tout son poids auprès du Parlement et du peuple américain pour que cet engagement soit tenu. Espérons qu’il réussira, puisque, sans cela, nos « garanties » deviendraient à peu près illusoires.

Les faits, d’ailleurs, se chargeront de prouver à quel point l’alliance est nécessaire [9]. Pour ne parler que du traité avec l’Allemagne, les modalités de l’application sont d’une gravité elle qu’une victoire « debout » et en armes est la seule qui puisse les assurer.

Quel rôle, donc, les trois pays alliés vont-ils, en raison du traité, jouer à l’égard de l’Allemagne, de ses alliés et de l’Europe nouvelle qui s’ébauche sous leurs auspices ? — Nous supposons, bien entendu, le traité d’alliance ratifié par les Parlements.


L’Alliance et l’Allemagne. — Je ne doute pas que l’Allemagne n’ait, dans sa très grande majorité, la volonté actuelle d’exécuter le traité, y compris ses clauses les plus dures. Cependant » ses protestations désespérées ont eu, certainement, pour objet, de réserver ce qu’elle présente comme son droit et par conséquent de laisser la porte ouverte, le cas échéant, à une résistance, ne fùt-elle que passive. On a plaidé l’impossibilité matérielle d’exécuter les clauses financières du traité. Où cela nous mènera-t-il avec le temps ? Ni le traité de paix ni l’alliance n’ont prévu de sanction. Ont-ils prévu les difficultés sans nombre d’où pourrait naître un conflit ? On est en droit de s’attendre, surtout en Prusse, à un sabotage plus ou moins instinctif ou conjuré de la paix. Il n’y a qu’une façon certaine de l’empêcher : être là et, au premier geste, mettre la main sur les récalcitrants. Principiis obsta.

L’alliance a donc, tout d’abord, un rôle de haute police à l’égard de gens qui (nous l’ont-ils assez répété ?) ne croient qu’à la force et qui ne reculeraient devant rien s’ils pensaient que les sanctions seraient lentes à venir. L’alliance des Trois garde, sur les prolongements futurs du traité, l’autorité et l’ascendant de la victoire. Elle pèse ainsi sur l’Allemagne et elle pèse sur l’Europe : car ces deux devoirs politiques ne peuvent être séparés.


L’Alliance et l’Europe. — Il suffit d’énumérer les diverses grandes affaires européennes visées dans le traité et sur lesquelles une action continue de l’union des Alliés, quoiqu’elle ne soit visée, à notre connaissance, nulle part, est, de toute évidence, nécessaire.

La Russie est toujours, en pleine Europe, à l’état d’outlaw. Combien de temps la laissera-t-on se débattre dans ces affres ? Voilà Lénine qui offre, dit-on, son alliance à l’Allemagne. Cela nous touche bien un peu. Pense-t-on que des phrases embarrassées et des consécrations inopérantes suffiront pour régler ce qu’il y a d’européen dans le problème slave ? Vous êtes las ? Oui. Mais la destinée ne se lasse pas. Ce serait trop beau si le malheur se reposait un seul jour.

La dénivellation que la rupture du bloc russe a produite au centre de l’Europe peut amener le glissement du système fondé par le traité de paix si les trois Puissances ne se calent pas vigoureusement les unes les autres. Le traité d’alliance ne vise que l’agression « non provoquée » de l’Allemagne : mais elle a tant de façons de se produire !.. Gare à la Russie !

Aux bords de l’abime russe, le traité du 28 juin a mis une rampe, un garde-fou, c’est la Pologne restaurée. En réparant « le plus grand crime de l’histoire, » les Puissances alliées ont manifesté avec éclat la haute et lointaine portée de leur action. Elles ont été véritablement créatrices. Mais, justement parce qu’elles ont voulu cela, et de grand cœur, elles ont, maintenant, à protéger cette enfance contre les voisins ambitieux qui voudraient bien l’étouffer dès le berceau. L’Allemagne est en état d’agression permanente surtout de ce côté : c’est peut-être la partie de sa défaite qui lui est le plus pénible. La Prusse a reçu une flèche en plein cœur. Les conquêtes de Bismarck, passe : mais celles de Frédéric II ! A la première défaillance de l’alliance, le monde de ce côté penchera. On peut dire que le respect de l’autonomie polonaise sera l’étiage de la fidélité de l’Allemagne à ses engagements.

On sera bien obligé d’étendre ce réseau de précautions aux petits États européens qui ont vaincu avec nous. Car, enfin, ils constituent l’Europe, maintenant. Par l’effet du traité, l’Allemagne reste debout, géante, au milieu d’une poussière de peuples. Ceux qu’aux temps déjà lointains des séances de la Conférence, on qualifiait de « pays aux intérêts limités, » ne limitent pas à leur gré les périls qu’ils courent. La Grèce, la Roumanie, la Serbie ont lutté avec un courage héroïque contre l’hégémonie allemande et austro-hongroise : ce serait une singulière conception des solidarités de l’histoire de les laisser dans le marais après les avoir appelés à l’aide pour sortir du bourbier. Une Roumanie forte est un besoin formel de l’Europe. Une organisation sérieuse de l’alliance est nécessaire sur la Mer-Noire, dans l’Orient balkanique. Puisque, en face de cette Allemagne consolidée dans son union, il n y a plus que de petits pays, ces petits pays doivent être soutenus énergiquement par l’attention vigilante et soupçonneuse des Grands.

Il y a bien des façons d’envahir la Belgique. La brave Belgique le sait : elle secoue sa neutralité’. Que lui offre-t-on à la place, si ce n’est pas une alliance conjuguée avec la Triple Alliance des Puissances ?

L’Allemagne, ayant toujours professé que les petits États sont appelés à disparaître, est prête à faire le geste qui les supprimera. Quelles garanties si je ne sais quel Zollverein, tramé en pleine paix, et sans « agression » apparente, agglomérait, autour de l’Allemagne nouvelle, des intérêts mal satisfaits et errants ? La constellation des petits États est encore dans l’orbite de l’Alliance ; mais, à leur égard, il faut choisir : soit l’attraction, soit le contraire. Tâche extrêmement délicate et qui demande tous les soins d’une diplomatie unie et vigilante. En attendant que la Société des Nations soit en mesure de protéger les petits États menacés, le pacte de l’alliance doit les aider. La meilleure façon d’empêcher les événements graves ou douloureux de se produire c’est que ces faibles sachent et qu’on sache qu’ils peuvent compter sur nous.


Les devoirs de la France. — Parmi ces devoirs des Puissances, comment ne considérerions-nous pas, en particulier, les devoirs de la France ? Notamment à l’égard de la Pologne, de la Belgique et des petits États en général, la France a une mission spéciale. Ils ont eu, de tous temps, les yeux fixés sur elle : comment, dans la crise présente, détournerait-elle les siens ?

C’est vrai, nos moyens et nos ressources sont bornés ; la France a tendu les ressorts de son action au maximum ; elle a besoin de se recueillir et de se reposer. Mais, du moins, avons-nous un rôle à prendre, c’est de nous présenter comme les avocats et défenseurs de nos amis plus faibles auprès du Conseil de nos plus puissants amis. La France est, en Europe, la première qui vibrerait à la moindre secousse ébranlant le continent. Tout résonne et retentit en elle. Elle a charge d’âmes : ces fardeaux séculaires ne sont pas de ceux qu’on peut déposer à un détour du chemin.

Joseph de Maistre dit : « Il y a, dans la puissance des Français, il y a dans leur caractère, il y a dans leur langue surtout, une certaine force prosélytique qui passe l’imagination. La nation n’est qu’une vaste propagande… » À quel point ce mot est vrai, les derniers événements l’ont prouvé. La Marne, Verdun, la victoire finale de Marne-et-Meuse ne sont que les dernières strophes puissantes de cette propagande ailée. Quand le monde perdait presque le souffle, aux spasmes les plus douloureux de la grande lutte, il prenait, une fois de plus, le rythme de la respiration française. Ces émotions ne s’apaisent jamais ; elles s’amplifient, au contraire, et se propagent, comme les ondes, par la distance et le temps.

L’action française n’est pas faite seulement de retentissement et d’éclat : elle tient à un effort persistant et juste. Nos hommes politiques, Henri IV, Richelieu, Mazarin, Lyonne, Vergennes, Talleyrand, Thiers, Gambetta, brillent surtout par la mesure et le tact : le génie persuasif français est fait de tout cela et l’unité française elle-même s’est formée ainsi : les provinces nouvelles étaient si adroitement ménagées dans leurs intérêts, dans leurs privilèges, dans leurs sentiments, dans leurs susceptibilités, qu’à peine avaient-elles « fait retour à la couronne » (comme le mot lui-même est honorable !) elles se donnaient, — et pour toujours. La Lorraine, l’Alsace étaient, parmi les régions françaises, les plus récemment fondues dans le royaume : en étaient-elles les moins fidèles ?

La France a toujours eu ce genre de rayonnement. Il vient de ceci, surtout, qu’elle veut le bien.


La propagande française va s’exercer de même et dans les mêmes conditions sur ses adversaires et, à plus forte raison, sur ses amis. C’est le moyen d’action le plus efficace, peut-être, que le traité lui ait laissé. Et c’est par là qu’elle peut tant sur les modalités de l’exécution.

La France est en situation de s’approcher des peuples vaincus en leur présentant d’une main, l’ordre, et, de l’autre, la liberté ! Contre le bolchevisme, l’ordre français apparaît, en Europe, comme une sauvegarde. Et contre le despotisme, soit d’en haut soit d’en bas, soit des dynastes ou des féodaux, soit du marxisme et de l’internationalisme, la liberté française est un palladium.

Auprès des peuples que la grandeur de leur chute a déconcertés, la « propagande française » agira donc, non parce qu’elle sera dirigée par quelques savantes combinaisons machiavéliques, mais parce qu’elle se développera selon un instinct populaire, fait d’équité et de désintéressement.

Si l’on veut se rendre compte de la façon dont ces dons naturels à la France opèrent, j’évoquerai l’attitude de notre opinion en face du problème russe. Dans la ruine de la Russie, des milliards français paraissent, pour le moment du moins, en péril. Cette dette était l’épargne et l’avoir du plus grand nombre et même des plus pauvres. Entend-on des plaintes, des voix s’élever ? Ces « capitalistes » tant foulés (qui sont, pourtant, des électeurs), font-ils, de leur perte, un objet de revendication ? Mettent-ils les gouvernements en demeure ? Incriminent-ils la politique des Puissances qui les laisse, sans réconfort, dans leur misère ? Non ; ils se taisent, ils attendent. Ils savent que le problème est plus haut et ils se disent que, si la Russie est sauvée, le reste viendra par surcroît. La France a à cœur le sort des populations slaves, parce qu’elle a reconnu en elles une force de contrepoids et d’équilibre. Telle est sa véritable pensée, non de lucre, mais de politique. Au temps où on fondait l’alliance, elle sentait, pensait et agissait pour ce motif universel : elle répandait son or pour travailler, d’avance, au salut de l’Europe ; et elle y travaillait, en effet, efficacement. Pour ces mêmes raisons, il ne plairait pas à la France que les populations slaves oublient, mais, moins encore, qu’on les oubliât. Elle sait que les violences révolutionnaires n’ont qu’un temps et qu’entre amis, on se retrouve. Elle donnera donc tout ce qu’elle pourra donner de son temps, de sa peine et de son or (s’il lui en revient) pour le salut de l’équilibre européen par le contre-poids slave. Elle sait que, malgré tout, le calvaire russe a servi à notre rédemption.

Il en est de même pour les relations avec l’Italie. Quand le traité décidant du sort de l’Autriche sera signé, la quatrième grande Puissance, l’Italie, entrera, sans doute, dans l’alliance. Si on ne lui faisait pas place, on commettrait une faute énorme. Car, sans l’Italie, l’Europe est tragiquement amputée. Dans le midi européen et sur les ruines de l’Empire austro-hongrois, l’Italie est la gardienne-née de la civilisation. Les deux sœurs latines enserrent le germanisme ; mais le cercle n’est complet, vers l’Occident, que si leur union l’achève. La faute qui les séparerait serait si lourde qu’il n’est pas possible qu’elle soit commise : c’est déjà trop qu’on l’ait laissée entrevoir comme possible.

Vues de loin, les choses doivent apparaître ce qu’elles sont aux yeux du président Wilson. Deux grandes Puissances restent, seules, debout, sur le continent européen, s’appuyant sur l’Angleterre dans son île, pour accomplir les œuvres de la victoire qui sont, maintenant, les œuvres de l’alliance. L’Italie, présente à la victoire, ne peut pas être absente de l’alliance.


L’Alliance et les États-Unis. — Cette cause, encore, il appartient à la France de la défendre auprès de ses amis des États-Unis. Ce n’est rien exagérer de dire que la France est particulièrement chère au cœur de l’Amérique : il s’agit d’une amitié d’enfance et d’une confraternité des premières armes. Cela ne se retrouve pas. Or, l’alliance américaine se superposant a l’Entente cordiale Franco-anglaise, voilà le fait nouveau qui transforme la situation mondiale et qui lui donne un appui incomparable pendant la période des réalisations.

Ce n’est pas une petite affaire d’avoir le concours de l’Amérique et ce n’était pas une petite affaire de l’obtenir. Longtemps avant la guerre, j’ai dit et écrit que l’Europe ne viendrait pas à bout de la guerre sans l’intervention américaine ; je dis, maintenant, que nous ne viendrons pas à bout de la paix sans la présence américaine. Il est vrai, il y a, en Amérique même, des difficultés, d’ordre surtout politique et parlementaire ; mais s’il y a difficulté, il y a aussi espoir, sérieux espoir. Le président Wilson a signé. Il plaide lui-même, avec chaleur, avec conviction, la cause qu’il n’a pas cherchée, mais que la fatalité des choses lui a imposée. Il la gagnera. Maintenant que les hommes qui ont vu la France à l’œuvre sont rentrés chez eux, cette cause, la grande cause européenne, ne peut pas manquer de rétablir cette unanimité américaine qui a décidé de la guerre et qui, maintenant, doit décider de la paix. Il n’est pas possible de tourner soudain le dos au dévouement, au sacrifice, à la civilisation, au bien, et de dire, comme Pilate : « Je m’en lave les mains ! »

L’Amérique est là, présente parmi nous : nous gardons ses morts et nous gardons sa gloire. L’alliance l’engage et, l’alliance même viendrait à manquer, que les cœurs battraient toujours.

A la veille du jour où il quittait la France, M. Lansing nous a laissé, comme un legs politique, le discours qu’il a prononcé au banquet du comité Franco-Amérique. C’est un acte de solidarité où le pacte de paix et le pacte d’alliance sont, en quelque sorte, condensés. Voici en quels termes cet homme froid, ce pilote des navigations périlleuses, parle de l’œuvre commune de la France et de l’Amérique en Europe :

« Dans ces jours de lutte où la cause de la liberté était en danger, nous avons appris à nous connaître et à nous admirer mutuellement comme soldats. Nous avons appris la valeur de la France, l’indomptable volonté des États-Unis, la puissance irrésistible de tout le groupe des nations unies... Ce n’est pas dans un esprit de reproche et de plainte que je dis qu’auparavant nous ne nous connaissions pas assez. Nous nous contentions de souvenirs sentimentaux et nous n’avions pas cherché à donner à notre union une force plus grande en appréciant mieux les qualités qui forment notre caractère national et à rapprocher davantage nos existences. Voilà ce que nous avons à faire, maintenant, pour porter ensemble Le fardeau de la paix comme nous avons porté ensemble le fardeau de la guerre... Ensemble, la France et les États-Unis, avec les nations qui se tenaient à côté de nous dans la grande guerre, doivent faire face à l’avenir avec tous ses périls et toutes ses difficultés. Personne ne doit hésiter, personne ne doit reculer devant ces graves responsabilités. Nous devons envisager l’avenir avec le même esprit de dévouement et la même unité de but qui inspiraient nos intrépides armées... Le plus grand de nos devoirs reste à accomplir. C’est dans un esprit de coopération beaucoup plus intime qu’il doit se développer.

Ces paroles du représentant de la République américaine, la vigueur avec laquelle il invective les représentants de la « petite Amérique, » tout nous prouve que la nécessité qui s’impose à nos amis de ne pas s’absenter de l’Europe triomphera de certaines résistances des partis. Les « Républicains » seraient aux affaires qu’ils feraient comme les amis du Président Wilson. Nous comptons sur tous les Américains.


Du rôle de la diplomatie. — Voici donc que le travail de réalisation du traité se découvre comme une campagne prolongée. Le sang ne coulera plus (nous devons l’espérer) ; mais, en attendant la véritable paix, l’alliance entreprendra cette « œuvre collective » d’adaptation qui finira, le temps aidant, par établir le Droit, c’est-à-dire par obtenir le consentement des parties.

Cette œuvre est éminemment l’œuvre de la diplomatie. On l’a beaucoup accablée hier : on va tout lui confier demain. Je le reconnais, elle n’est pas entrée dans la phase nouvelle des grandes affaires européennes par la bonne porte : elle n’a su ni se délivrer du passé ni envisager franchement l’avenir. Si elle eût été prête au moment où on lui demandait de dicter les conditions de l’armistice, elle eût établi plus solidement les bases de la paix. Elle s’est laissé surprendre. Sans doute, timide comme elle l’est, elle n’avait pas « réalisé » pleinement la victoire. Et puis, le fantôme de l’œuvre bismarckienne encombrait ses avenues : elle n’a pas su le dissiper à temps.

Aujourd’hui, elle va prendre confiance, sans doute. Qu’elle regarde seulement : elle verra bien que le bloc allemand n’est pas si solide. Cette matière en fermentation lui est livrée : qu’elle la travaille ; qu’elle la travaille avec ses ressources qui sont grandes, mais surtout avec les ressources des peuples qui sont immenses.

Il n’est pas un pays de l’Allemagne qui ne doive être traité en particulier et comme un cas méritant les soins les plus attentifs. Précisément parce que l’Allemagne est de formation complexe, il faut, à ses maux et à ses misères, des remèdes différents. Le cas prussien est, de toute évidence, différent du cas hanovrien, bavarois, etc. La Prusse, c’est le foyer : il faut qu’elle se sente isolée et que ses humeurs se résorbent au contact des réalités de la vie. Elle en souffrira dans son orgueil. Mais qu’y faire ? Tant qu’il lui restera une graine d’ambition, elle la sèmera sur le monde.

Aux autres pays germaniques on eût pu appliquer, dès le début, le régime de la séparation, soit en signant avec eux un armistice séparé, soit en les appelant à prendre une part directe aux négociations : on ne l’a pas fait. Mais, pour demain, et quand il s’agira des finances, du commerce, de l’industrie, des importations et des exportations, qui empêche de le faire ?

On dirait que nous sommes sur le point d’attribuer un traitement de faveur à l’Autriche : pourquoi pas à certaines régions de l’Allemagne, si c’est notre intérêt de les ménager ?...

Puisque l’Allemagne se divise, naturellement, selon le régime de ses montagnes, de ses fleuves, de ses mers, pourquoi ne pas tenter d’accrocher à l’Europe chacune de ses parties différentes selon la pente des eaux et le débouché des produits ? L’Allemagne centrale et occidentale dévale vers nous : attirons-la. L’Allemagne méridionale a ses débouchés par le Danube : laissons-la se lier à la confédération danubienne. Que la Belgique, la Hollande, le Danemark, les États Scandinaves, et, au-dessus de tous, l’Angleterre exercent aussi leur attraction.

Ainsi ce « centre de l’Europe » s’habituera à respirer, à agir, à vivre avec l’Europe. C’est tout ce que nous lui demandons. Qui songe à revenir à la Confédération du Rhin ?

La Confédération germanique se satisfera elle-même et satisfera tout le monde, si elle échappe, une bonne fois, à la centralisation militaire et politique. Puisque nous n’avons pu faire cette confédération par le traité, faisons-la par les conséquences du traité et par l’adhésion volontaire de cette partie de l’Allemagne qui veut en finir avec les causes de sa ruine et rayer de son avenir l’hostilité de l’univers.


Telle serait l’heureuse et sage application du traité. Il appartient à l’alliance d’y veiller. Je sais qu’elle ne prévoit, jusqu’ici, que la défense de la France en cas d’agression « non provoquée » de l’Allemagne. Mais la meilleure des défensives est celle qui écarte les conflits. L’alliance ne serait vraiment excellente que si elle n’avait aucune occasion de s’appliquer.

Pour arriver à ce résultat, il reste à conjuguer la bonne volonté des Puissances victorieuses avec la plus haute, la plus généreuse et, sans doute, la plus efficace des réalisations comprises dans le traité : l’établissement de la Société des Nations.


IV. — LA SOCIÉTÉ DES NATIONS ET LA PAIX

Dès juillet 1907, j’ai appelé de mes vœux la fondation d’une Société des Nations ; je demandais la convocation solennelle des ÉTATS GÉNÉRAUX DU MONDE [10]. En novembre 1916, je réclamais instamment cette création comme l’issue pratique et immédiate de la grande Guerre : « La Société des peuples serait la clef de voûte de l’Europe organisée [11]. »

Une telle aspiration parut alors prématurée. Le président Wilson a dit, en décembre 1918 : « Au début de cette guerre, l’idée d’une Ligue des Nations était considérée avec une certaine indulgence comme venant des savants renfermés dans leur cabinet de travail. On en parlait comme d’une de ces choses qu’on devait classer dans une catégorie que moi, ancien universitaire, j’ai toujours trouvée irritante : on l’appelait académique, comme si c’était une condamnation signifiant quelque chose à quoi l’on doit toujours penser mais qu’on ne peut jamais atteindre... »


L’opinion et les gouvernements au sujet de la Société des Nations. — Mais les partisans de la Société des Nations reçurent un concours, imprévu dans ces proportions, et vraiment formidable du courant de l’opinion. Le mot prononcé, les écluses s’ouvrirent. Auprès de l’opinion, en effet, le système avait son suprême recours : celle-ci avait parfaitement saisi que c’était de sa cause qu’il s’agissait. Après la faillite de la politique bismarckienne et du pouvoir autocratique, les démocraties entendaient faire leurs affaires elles-mêmes.

Je résume les raisons du mouvement qui emporta tout :

D’abord, une lame de fond : la vieille plainte de l’humanité au sujet de la guerre ; le sentiment que cette guerre-ci avait été trop cruelle pour ne pas être la dernière. Grâce à la publicité moderne et à l’inquisition pénétrante de la presse, on avait découvert immédiatement l’origine du mal, à savoir le complot avéré de certains gouvernements traqués dans leurs privilèges, préparant sournoisement la catastrophe et déchaînant la mort pour vivre. L’heure était venue de projeter la lumière sur les coins obscurs, pour que de pareilles horreurs ne se renouvelassent pas.

On avait aussi un sentiment très net : celui de la faiblesse de chaque nation quand elle n’a d’autres armes que le juste. Avec les moyens d’agression modernes, un bandit déterminé peut surprendre et ligoter sa victime, avant qu’elle ait eu le temps de se mettre debout et de saisir ses armes. Contre le tigre en chasse et qui rôde, il n’y a qu’une force, l’union. La civilisation et la paix appartiennent à tous : à tous il appartient de les défendre.

En troisième lieu, un grand progrès était déjà acquis dans le sens des ententes internationales ; les peuples s’étaient habitués à traiter beaucoup de leurs grandes affaires en commun : monnaies, postes, transports, câbles, commerce, hygiène, finances, emprunts, réglementations des conditions de la guerre, puis des conditions de la paix, enfin traités d’arbitrage, conférences de La Haye, cour de La Haye, etc., etc.. « L’histoire européenne était, depuis un siècle, en marche vers cet idéal ; si elle reprenait sa route aussitôt la fin des hostilités, la guerre actuelle découvrirait son sens profond... Une secousse formidable déchirait la terre, mais c’était pour jeter les bases de l’ordre futur. »

Enfin, on en était arrivé à la conviction, éminemment moderne et « parlementaire, « que les difficultés humaines s’arrangent à être « parlées, » que tout le monde a plus d’esprit que M. de Voltaire, et que la publicité, avec la pénétrante curiosité de la presse, est capable de résoudre les problèmes les plus complexes mieux que les augures et les pontifes qualifiés.

En un mot, l’opinion, « reine du monde, » voulait prendre en mains le gouvernement de l’humanité.

Une fois cette décision prise par elle, les cabinets n’avaient plus qu’à se laisser conduire.

Cependant, ils ne réagirent pas tous de la même façon.


L’opinion américaine et la Société des Nations. — Le président Wilson fut, tout de suite, parmi les plus ardents. Dès qu’il eut arrêté sa résolution de demander au peuple américain le renouvellement de son mandat pour déclarer l’intervention de l’Amérique dans la guerre (septembre 1916), il avait indiqué « la nécessité, pour les nations du monde, de s’unir afin de se garantir mutuellement que tout ce qui serait susceptible de troubler la vie du monde serait soumis au tribunal de l’opinion mondiale avant de recevoir un commencement d’exécution. » Il ne s’agissait encore que d’une procédure.

Mais l’idée se précisa ; elle s’affirma, le 22 janvier 1917, dans le discours prononcé au Sénat « sur les Conditions d’une Paix permanente » : « Dans toute discussion de la paix qui doit mettre fin à la présente guerre, on peut poser en principe que cette paix doit s’accompagner de l’institution bien définie de quelque force collective, laquelle rendra virtuellement impossible que pareille catastrophe nous accable jamais de nouveau ». Cette fois, c’est bien la force collective, sinon l’organisation de cette force.

Peu à peu la conviction du président Wilson se développe ; les moyens pratiques sont mis sur le chantier. Une telle vision d’un avenir meilleur est d’autant plus remarquable chez cet homme d’Etat, absorbé, d’ailleurs, par tant et de si graves soucis, que c’est l’Amérique qui, par tradition, par habitude d’esprit, par foi en sa puissance et son isolement, a, peut-être, les plus sérieuses raisons de ne pas chercher au dehors l’union qu’elle trouve en elle-même.

Nous ne pouvons pas ne pas tenir compte des arguments apportés à l’appui de la thèse des opposants américains et qui sont résumés dans ce passage d’un discours de M. Lodge prononcé à New-York, le 21 décembre 1918 : « La tentative d’établir actuellement une Ligue des Nations avec les pouvoirs pour appliquer ses décisions ne pourrait que contrarier l’établissement de la paix. Si elle réussissait et si le résultat était soumis au Sénat, elle pourrait compromettre le traité de Paix et nécessiter des amendements. Sommes-nous disposés à permettre qu’une Société des Nations, par un vote de majorité, ordonne aux troupes et à la flotte des États-Unis de partir en guerre à moins que nous ne l’ayons décidé ? »

Mais, contre ce sentiment, presque inné chez presque tous les Américains, d’une sorte « d’insularité continentale », le prési- dent Wilson avait agi avec une énergie croissante à partir du moment où il eut pris son parti. Sur ce sujet, il a toujours parlé de haut, ex cathedra. Ce fut un apostolat.

Aussi, dès qu’il arriva en Europe pour prendre part aux travaux de la Paix, il mit le projet sur la table et il en traita comme de sa chose propre. Cependant, sur ce point, ainsi que sur les autres sujets qui devaient être abordés par la Conférence, il se mit préalablement en contact avec le gouvernement anglais.


L’opinion anglaise. — Le gouvernement anglais est, de tous les gouvernements, celui qui connaît le mieux la force de l’opinion et qui sait le mieux à la fois lui obéir et la diriger. L’action politique de l’Angleterre est toute publicité.

Il ne me semble pas qu’aucun homme d’Etat anglais important ait lancé l’idée de la Société des Nations avant la fin de l’année 1916. Elle fut accueillie, d’abord, plutôt assez froidement.

Cependant, l’opinion se prononçait ; elle trouva son écho, au début de l’année 1917, dans une proposition de lord Bryce et d’un groupe qu’il présidait, proposition destinée « à empêcher les guerres futures. » Dès ce jour, la grande pensée des hommes publics anglais est d’établir un moratorium des conflits pour retarder, le cas échéant, l’explosion des hostilités. La British League of Nations Society publia son « (Projet pour une Ligue des Nations » en août 1917. La « Ligue américaine pour la Paix, » ayant aussi précisé sa pensée, la comparaison entre les deux systèmes nous éclaire sur les résultats auxquels on était arrivé dans les pays anglo-saxons : « Le programme américain est moins impérieux que celui de la Ligue britannique ; car il passe sous silence l’obligation contractuelle de faire exécuter les décisions du tribunal arbitral. Il ne contient également aucun article correspondant à l’article 4 du programme britannique qui transforme la Ligue des Nations en une alliance contre tout Etat, ne faisant pas partie de la Ligue, qui attaquerait un membre de la Ligue [12]. »

A partir de ce moment, le projet de Ligue prend corps devant le public anglais. A la fin de 1917, M. Balfour a désigné une « Commission de la Ligue des Nations, » chargée d’étudier un programme. Le « rapport général » de cette Commission est daté du 20 mars 1918, le « rapport final » du 3 juillet 1918. Les hommes d’Etat les plus considérables se prononcent. Le vicomte Grey publie son « Mémoire sur la Ligue des Nations » en juin 1918. Lord Robert Cecil, qui avait déjà soutenu, à diverses reprises, l’idée de la Ligue, précise ses idées dans son « Discours prononcé devant l’Université de Birmingham, le 13 novembre 1918. »

Le gouvernement britannique, tout en donnant son adhésion de principe, se tient sur la réserve : il attend la conclusion du débat engagé entre les opinions et les gouvernements alliés. M. Balfour dit à la Chambre des Communes, le 2 août 1918 : « Cette discussion démontre la grande unanimité qui existe en faveur d’une organisation quelconque à l’aide de laquelle les horreurs infligées actuellement au monde pourraient être épargnées à nos enfants. Cependant , aucun moyen pratique par lequel cet objectif pourrait être atteint, n’a été avancé jusqu’ici... C’est seulement en remportant la victoire dans cette guerre que l’on pourra empêcher les guerres à venir et que l’on pourra espérer faire naître en Europe et dans le reste du monde, un état de choses qui, se conformant aux principes de moralité et de progrès intellectuel général, pourra être rendu permanent grâce au mécanisme de l’association… »

Le même jour, M. Lloyd George fait une déclaration empreinte d’un haut sentiment réaliste et d’une fermeté diplomatique remarquable : « On discute beaucoup relativement à une Société des Nations et je suis personnellement de ceux qui y croient. Il existe déjà deux Sociétés des Nations : la première, c’est l’Empire britannique ; la seconde, c’est la grande alliance entre les Puissances centrales. Quelle que soit la décision à laquelle nous aboutissions, il faut qu’elle nous permette de marcher la main dans la main avec les deux grandes Sociétés des Nations dont nous faisons partie… »

Cela veut dire que le Premier britannique rejetait toute immixtion dans les affaires de l’Empire et qu’il considérait l’alliance entre les puissances centrales, comme un « pouvoir exécutif, » pour le moment indispensable. Sur ces bases, l’opinion britannique se consolidait et Lloyd George pouvait, devant la Conférence de la Paix, adhérer au projet du président Wilson et déposer son propre projet de désarmement, sans verser dans les dangereuses illusions des groupements pacifistes.

Cependant, il semble qu’une certaine partie de l’opinion publique anglaise, à la veille de la Conférence, ait fait un pas de plus, et qu’elle ait envisagé l’idée d’un organisme actif ayant quelque fonction de souveraineté. Tel est, du moins, le programme du général Smuts publié le 10 janvier 1919 : « Il est nécessaire de considérer la Ligue des Nations, non seulement comme une institution qui évitera les guerres à l’avenir, mais comme un organe de vie paisible de civilisation, comme la fondation d’un nouveau système international… La vraie ligne de conduite à adopter serait d’investir la Ligue des Nations du droit de réversion en ce qui concerne les Empires russe, autrichien et turc dont les peuples sont, maintenant, incapables de se gouverner eux-mêmes… De nouveaux États européens seront créés. La Ligue des Nations aurait l’autorité et le contrôle sur tous. »

Ainsi, l’on voit apparaître l’idée de Super-État.

Voilà donc les deux systèmes dans leurs extrêmes : Lodge demande à l’Amérique de rester chez elle et de ne s’engager dans aucune action permanente internationale. Smuts attribuerait volontiers à la Société des Nations la mission de gouverner, du moins à titre temporaire, la plus grande partie de l’Europe.

Cette divergence fondamentale s’affirmait, comme il arrive si souvent, sur une question d’ordre du jour. La Westminster Gazette du 27 janvier 4919 posait, comme d’un de ses correspondants de Paris, la question en ces termes : La Société des Nations sera-t-elle le péristyle de l’édifice de la paix ou n’en sera-t-elle que le couronnement, le toit) En un mot, commencera-t-on par la Société des Nations, ou finira-t-on par elle ?


L’opinion de la France. — On voit l’intérêt qui s’attachait, dans ces conditions, à l’opinion de la France. Elle pouvait faire pencher la balance : soit laisser l’édifice en l’air, soit le fonder sur la terre.

La France fut, comme on sait, lente à se prononcer.

L’idée de la Société des Nations, acceptée par une partie très énergique de l’opinion, fut combattue non moins énergiquement et, je le reconnais, pour des raisons d’un grand poids. Ou craignait d’affaiblir le ressort de la guerre en ouvrant, trop tôt, les perspectives de la paix. Le projet lui-même était considéré comme peu pratique, chimérique, irréalisable. On se refusait à en aborder l’étude, sans se dire qu’un jour ou l’autre il faudrait bien s’y mettre. Ainsi, on laissait échapper l’occasion de prendre en mains l’affaire et de dégager une solution marquée au sceau de l’esprit français : tact, mesure, équité, bon sens.

La France, qui est la plus exposée parmi les grandes Puissances, avait le plus d’intérêt à organiser un système durable de protection contre les maux de la guerre : l’opinion publique l’avait profondément senti. Mais, au gouvernement, on hésitait. Cependant, pour donner satisfaction à une aspiration si légitime, une commission chargée d’étudier la question de la Société des Nations fut réunie au quai d’Orsay sur l’initiative de M. Pichon et sous la présidence de M. Léon Bourgeois.

M. Léon Bourgeois, dont le rôle aux Conférences de La Haye avait été si éclatant, dirigea avec une réelle maîtrise les travaux de cette commission et ceux de l’ « Association française pour la Société des Nations. » Un rapport mûrement délibéré était prêt en juin 1918. Il devint la base des résolutions du Gouvernement français, mais sans provoquer, de sa part, un sentiment nettement déclaré.

M. Pichon, ministre des Affaires étrangères, répondait, le 29 décembre 1918, à M. Bracke qui l’interrogeait, à la Chambre, sur la résolution du Gouvernement au sujet de la Société des Nations : « M. Bracke nous a questionnés sur la Société des Nations, en invoquant le texte du président Wilson. Je réponds à M. Bracke que nous avons accepté le principe de la Société des Nations, que nous travaillerons très sincèrement à sa réalisation effective et qu’elle ne rencontrera aucun obstacle, bien loin de là, de notre côté. » Ce n’était pas très chaud.

M. Clemenceau précisait, en ces termes, la pensée du cabinet :

« Tout le monde a dit avec raison : il ne faut pas que cela puisse recommencer. Je le crois bien ! Mais, comment ?

« Il y avait un vieux système qui parait condamné aujourd’hui et auquel je ne crains pas de dire que je reste, en partie, fidèle en ce moment : les pays organisaient leur défense : c’est très prosaïque !

« Ils tâchaient d’avoir de bonnes frontières et ils s’armaient... Ce système aujourd’hui parait condamné par de très hautes autorités. Je ferai cependant observer que si l’équilibre qui s’est spontanément produit pendant la guerre avait existé auparavant, si, par exemple, l’Angleterre, l’Amérique, la France et l’Italie étaient tombées d’accord pour dire que quiconque attaquerait l’une d’entre elles attaquait tout le monde, la guerre n’aurait pas eu lieu. Il y avait donc ce système des alliances auquel je ne renonce pas, je vous le dis tout net, et c’est ma pensée directrice... J’accepterai, d’ailleurs, toute garantie supplémentaire (il s’agit visiblement de la Société des Nations) qui nous sera fournie. »

En un mot, le gouvernement français laissait l’organisation de la Société des Nations dans la catégorie de l’idéal. Il réclamait surtout, « en allant à la Conférence, » deux garanties qui lui paraissaient indispensables, une frontière sûre (c’est-à-dire le Rhin) et une alliance entre les peuples menacés par l’Allemagne.

Ces vues précises et réalistes n’entraient pas exactement dans le système du président Wilson et, encore moins, dans celui de M. Lloyd George.

M. Léon Bourgeois fut désigné comme délégué de la France pour la Société des Nations à la Conférence de la Paix. Mais il se trouva en présence d’un projet dont les grandes lignes étaient arrêtées et qui combinait les vues anglaises et américaines. Son effort principal se porta sur un amendement soumettant au contrôle de la Société des Nations les armements des Puissances. Cet amendement fut rejeté par la Conférence de la Paix. Il sera repris par le gouvernement français devant la Société des Nations elle-même.


L’Allemagne et la Société des Nations. — L’examen des différents points de vue des gouvernements alliés ne prendra tout son intérêt que si on les compare au point de vue allemand. Car la véritable pacification ne peut naître que d’un accord des intérêts, des sentiments et des convictions. Le président Wilson et les publicistes anglais ont répété avec raison que la Société des Nations n’avait de chances de succès que si tous les peuples se trouvaient, un jour, réunis en une force unique. Seule, cette force serait réellement supérieure à « l’équilibre des Puissances » ou au « concert européen » auxquels on paraît avoir définitivement renoncé.

Cependant, si l’on voyait s’introduire, dans la Société des Nations, un esprit de discorde, d’intrigue et de trouble, mieux vaudrait, assurément, délaisser une nouveauté devenue, à son tour, dangereuse, et en revenir aux anciennes pratiques, si désuètes soient-elles : le péristyle s’écroulerait et interdirait l’accès à l’édifice lui-même, c’est-à-dire à la Paix.

L’Allemagne, depuis qu’elle est battue, est prise d’un ardent désir de faire partie de la Société des Nations. Quant à ses véritables sentiments, nous n’avons, pour nous renseigner à leur sujet, qu’un document vraiment digne d’attention : c’est le Mémoire émanant du ministre des Finances actuel, M. Erzberger lui-même. Ce mémoire a été publié le 21 septembre 1918. Quelles que soient les modifications qui aient pu se produire en une pensée aussi versatile, il est deux points, dans ce mémoire, qui, sous le couvert d’une adhésion générale au principe de la Société des Nations, caractérisent fortement les dispositions de l’Allemagne.

Erzberger entend, d’abord, que la Société des Nations réalise un accord économique avec clause de la nation la plus favorisée et réglementation de la distribution des matières premières entre les membres de la Société. La Société prendrait, ainsi, le caractère d’un Zollverein.

En outre, il réclame « la liberté des mers, » le droit de blocus étant réservé à la seule Société des Nations. A ce point de vue, la Société des Nations apparaîtrait, surtout, comme une coalition de tous les peuples contre cette autre « Société des Nations » dont parlait M. Lloyd George, — l’Empire britannique.

Je sais : Erzberger ministre des Finances de la République allemande n’est pas le même homme que l’Erzberger agent de la propagande impériale. Mais rien ne nous prouve que celui-ci ait été désavoué par celui-là. Les idées restent au fond de l’esprit qui les a conçues... alta mente repostum.

Tant que l’Allemagne n’aura pas donné des preuves formelles de sa sincère adhésion, non seulement aux principes démocratiques, mais à l’œuvre confraternelle qui est celle de la Société des Nations, elle doit en être exclue. Car quel mal n’y pourrait-elle pas faire ? Forte comme elle l’est, elle pèserait d’un poids si lourd dans les délibérations !

Et voilà que réapparaît une autre conséquence de ce que j’ai appelé le sophisme du traité : avec une Allemagne unie, le mécanisme de la Société des Nations est fortement grippé. Il en serait différemment si nous avions affaire aux États particuliers : une Allemagne confédérée entrerait normalement dans le jeu d’une Europe organisée.


Ce qu’il faut attendre de la Société des Nations. — La Société des Nations ne prendra, sans doute, en mains les affaires du monde qu’après que les traités qui doivent mettre fui à la Grande Guerre auront été signés et ratifiés. Elle sera le principal instrument de cette « œuvre collective des peuples » d’où naîtra la véritable pacification.

Je crois fermement que les 26 articles — et aussi ceux qui sont consacrés au contrôle international du travail — ouvrent un avenir nouveau à la civilisation et à l’humanité. C’est une Ère nouvelle qui commence.

Je n’entrerai pas dans un exposé détaillé du système adopté par le traité. Nous sommes en présence d’un essai d’ores et déjà fortement critiqué, notamment en Amérique, et la Société elle-même prendra, sans doute, sur elle d’amender, s’il y a lieu, sa propre constitution. Quand elle se sera mise en mouvement, on verra si les engrenages fonctionnent bien ou mal. Le moteur est en place, et c’est le principal.

Je dirai, cependant, quel est, entre les deux systèmes qui sont en présence (le Super-Etat ou le simple conseil de délibération et de surveillance), celui qui a mes préférences.

Les raisons qui ont amené le général Smuts à prévoir, comme prochaine, l’administration internationale de certains peuples par la Société des Nations, sont faciles à reconnaître. Le désordre est si profond dans diverses parties de l’Europe et les nationalités naissantes sont si faibles qu’on peut se demander si ces pays pourront prendre le dessus sur les misères ou les faiblesses qui les mettent dans une sorte d’impossibilité de se gouverner eux-mêmes.

Malgré tout, il est préférable, à mon avis, de les laisser faire, — tout en les soutenant. La pire des inerties est celle qui compte sur autrui ; tous les fardeaux sont lourds, même celui qu’impose la bienveillance. Pour que les patries existent, il faut qu’elles agissent.

Rien ne le prouve mieux que la guerre actuelle, tous les peuples sont patriotes. Aucun d’entre eux, si faible soit-il, qui ne se sente fier de son sang, de sa race, de son passé, de son avenir. L’internationalisme n’a trouvé son heure ni au cours ni au lendemain de cette lutte ardente pour la libération et pour les frontières. Serbes, Polonais, Tchéco-slovaques, Roumains, Grecs, Italiens, Français, Anglais, Américains, tous ont combattu pour leur patrie, et elle est, pour chacun d’eux, « le plus beau et le plus fier pays du monde. » Le bolchevisme s’est abaissé, il est vrai, devant la conception traîtresse du marxisme allemand : la révolution a aboli l’ordre, mais non la patrie, et celle-ci se retrouve dès qu’il s’agit de ses frontières et de son avenir. L’internationalisme-marxisme est la conception allemande d’une tyrannie économique et sociale ; s’il n’est pas cela, il n’est qu’une simple abstraction. Dans les deux cas, il est dangereux et la propagande qui le répand ne fait que prolonger des crises sans issue..

C’est donc, à mon avis, avec la plus haute sagesse que les fondateurs de la Société des Nations se sont gardés de donner à celle-ci même les apparences d’un Super-Etat, plus ou moins antagoniste des patries. On pourrait penser qu’ils ont fait un pas de trop en réservant, à la Société des Nations, une sorte de souveraineté (d’ailleurs mal définie) sur les colonies à « mandat. » J’eusse préféré le régime, connu et parfaitement délimité, du protectorat.


Ce que nous apportent les 26 articles fondant la Société des Nations, c’est une délibération permanente et en commun, sur le pied d’égalité, de tous les États, petits et grands, animés de sentiments sincèrement humains et déterminés à ne plus laisser se produire de guerres nouvelles. Je salue, comme l’un des plus grands progrès accomplis dans l’histoire du monde, le paragraphe 2 de l’article Ier : « Tout Etat, Dominion ou colonie qui se gouverne librement et qui n’est pas désigné dans l’annexe, peut devenir membre de la Société si son admission est prononcée par les deux tiers de l’assemblée, pourvu qu’il donne des garanties effectives de son intention sincère d’observer ses engagements internationaux et qu’il accepte le règlement établi par la Société en ce qui concerne ses forces et ses armements militaires, navals et aériens. »

La grande famille des États existe désormais.


Par dessus tout, j’ai confiance dans la réunion des cent vieillards, — cardinaux de cette nouvelle Eglise, — qui la représenteront et qui, dans leur sagesse, parleront les affaires du monde.

Le reste est de forme.

Que ces vieillards parlent donc, mais devant tout le monde ; qu’ils parlent haut et que l’on sache ce qu’ils disent !

Pas de secrets, pas de coins obscurs. L’opinion est reine. Sa lumière assainit, sa force purifie. Par elle, le mal peut être empêché et, sans elle, le bien ne peut se produire.

Toutes les forces morales de l’univers, groupées autour de ce Collège incomparable, travailleront ensemble à cette double tâche. Qu’on les convoque et qu’on n’en oublie aucune !

La patience, la longanimité, la prévoyance sont les vertus des vieillards. Leur faiblesse dompte la force. Quand ils auront reçu le signe suprême d’une consécration unanime, ils agiront contre la guerre avec une prudence, une dextérité et une autorité qui la retarderont d’abord. Et ce sera le premier bienfait. Les Anglais appellent ce progrès le moratorium de la guerre. Le temps donné par ce sursis, permettra de délibérer, de réfléchir, de faire la lumière. Toute trame obscure sera déchirée. Alors, le monde respirera. Quand il se sera déshabitué de la violence, il ne pourra plus en supporter l’idée.

Quel cannibalisme atroce entretiendrait, dans le secret, au sein d’un peuple, une fourberie de préparatifs qui, dévoilés, le vouerait à une lutte inégale contre la vindicte universelle ?

A ce point de vue, je regrette profondément que l’amendement de M. Léon Bourgeois n’ait pas été voté : c’était une pierre de touche. Quelles influences, quels arguments ont pu l’écarter ? Cela aussi doit être élucidé.

Permanence, contrôle, discussion libre, publicité, unanimité, lumière, telles sont les garanties essentielles. Elles figurent dans les 26 articles. Qu’on les applique, et la Société des Nations corrigera, par son seul fonctionnement, les erreurs et les fautes du traité. Il suffit qu’elle marche... Incessu patuit Dea


Le traité du 28 juin a laissé debout une Allemagne unie : c’est sa faiblesse. Il a érigé la Société des Nations : c’est sa force. L’alliance entre les grandes nations maintient le pouvoir exécutif de la victoire : et c’est le pont qui permettra de gagner les temps nouveaux.

Le traité du 28 juin est une œuvre humaine. Il s’est fait de transactions, de concessions et d’imperfections. Mais il s’est voulu lui-même meilleur en créant l’instrument de son propre perfectionnement. Je pense, quant à moi, que l’histoire enregistrera, comme un jugement, l’apologie que vient d’en présenter le Président Wilson : « Un nouveau rôle et une nouvelle responsabilité incombent à tous les peuples. Le rideau est levé, la destinée se découvre. Ce qui s’est passé n’est l’œuvre d’aucun plan conçu par nous. C’est la main de Dieu qui nous a conduits dans cette voie. Nous ne pouvons plus revenir en arrière... »

Donc, en avant ! Les peuples qui ont le plus souffert sauront faire encore un sacrifice, celui d’une partie de leurs aspirations et de leur droit au Bien et à l’Humanité.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Les Coulisses du Reichstag, p, 131.
  3. Circulaire de d’Avaux et de Servien, du 5 avril 1644.
  4. Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe, t. I, p. 186.
  5. V. R. Lote, Du Christianisme au Germanisme, IIIe partie. Vers le Germanisme, p. 229 et suiv.
  6. On peut consulter, à ce sujet, outre : le Fédéraliste (Commentaire de la Constitution des États-Unis), par A. Hamilton, J. Jay et J. Madison, traduit par G. Jay et Esmein, Paris, 1902, l’ouvrage du président Wilson : Le Gouvernement congressionnel. Étude sur la politique américaine, paru en 1884. Édit. Boucard et Jèze. Et, comme résumant le débat actuel : J.-B. Scott : Notes de James Madison sur les débats de la Convention Fédérale de 1787 et leur relation à une plus parfaite Société des Nations. Trad. par de Lapradelle, édit. Bossard, 1919.
  7. « Dans la journée du 7 juillet, la Diète bavaroise a adopté une loi constitutionnelle fondamentale provisoire d’après laquelle la Bavière est proclamée un État libre (Freistaat). Le gouvernement a immédiatement donné l’ordre à toutes les autorités d’employer ce terme dans les actes officiels. L’importance de cette décision vient de ce qu’elle est en contradiction formelle avec le projet de constitution voté à Weimar. Elle témoigne donc de la résistance de la Diète bavaroise aux tendances centralisatrices de l’Assemblée de Weimar. »
  8. Sur la nécessité de ce « pouvoir exécutif » composé des grandes Puissances, voir mon article dans la Revue du 15 novembre 1916, p. 49 et suiv.
  9. Voir, ci-dessous, le discours si important de M. Lansing.
  10. Voir la Politique de l’Équilibre, La Conférence de La Haye, p. 29.
  11. Voir la Revue du 1er novembre 1916, p. 50.
  12. Commission britannique de la Ligue des Nations ; Rapport final à M. Balfour, 3 juillet 1918.