Le Traité de 28 juin 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 509-539).
LE
TRAITÉ DU 28 JUIN 1919
LES PRINCIPES ET LES APPLICATIONS

I

Le président Wilson, président de la République des États-Unis, a dit, au banquet solennel de l’Elysée, la veille de la signature du traité : « L’Entente se développera en action. » Cette parole répondait à une autre, non moins frappante, de M. Raymond Poincaré, président de la République française : « La véritable paix ne sortira, si je puis ainsi parler, que d’une création continue, et cette création continue devra surtout être l’œuvre collective des peuples alliés et associés. »

C’est en me plaçant au point de vue adopté par les deux présidents que je voudrais examiner les principes sur lesquels repose le traité et rechercher les modalités futures de son développement dans les faits ; car, il sera bon ou mauvais, selon qu’il sera bien ou mal appliqué. Je voudrais donc considérer, non la lettre, mais l’esprit, et, en pénétrant, s’il est possible, jusqu’à son sens profond, rechercher comment il entrera dans les mœurs internationales et comment il aboutira à la large et humaine pacification qu’il s’est proposée.

De cette pensée initiale, il résulte que mon étude présentera une partie critique et une partie constructive : je voudrais que l’on attendit de connaitre celle-ci pour porter un jugement sur celle-là, car les deux font un tout. Cet exposé a été écrit sous l’impression du moment ; mais mieux vaut saisir ces illustres nouveautés sur le vif que d’attendre que leur éclat se soit terni par l’accoutumance. Demain, d’autres actes auront recouvert celui-ci ; ce « Livre blanc » ne sera plus qu’un livre ; texte et commentaires seront voilés par la poussière des archives. Le traité lui -même ayant été enlevé en six mois, on me pardonnera de n’avoir pris que six semaines pour le lire et le commenter.


Déjà, il y a trois ans, dans deux articles publiés par la Revue le 15 juin et le 1er novembre 1916, j’ai étudié les « Problèmes de la Guerre et de la Paix. » C’est à cette étude que je donne une suite aujourd’hui.

Sur la nécessité de fonder une Société des Nations et sur certaines précautions à prendre à l’égard de l’Allemagne, les solutions qui me paraissaient désirables sont en conformité avec celles qui ont prévalu à la Conférence. Sur d’autres points, au contraire, et notamment en ce qui concerne le statut présent et futur de l’Allemagne, les principes consacrés par le traité diffèrent de ceux qui m’avaient paru résulter des lois de la nature et des lois de l’histoire.

Il est vrai que le temps a marché. Trois années (et quelles années !) sont un long espace de la vie humaine. La guerre s’est terminée par la victoire des Alliés, mais au prix d’efforts inouïs et de sacrifices immenses. L’intervention des États-Unis de l’Amérique du Nord a été indispensable pour abattre, finalement, le colosse allemand. Que, dans cet intervalle, les points de vue aient changé et que nous ayons dû concéder quelque chose aux réclamations de nos ennemis et aux sentiments de nos nouveaux Alliés, rien ne s’explique mieux.

Cependant, il ne me paraît pas que les raisons permanentes qui avaient fait envisager, par une bonne partie de l’opinion publique française et européenne, des solutions autres, sur certains points, que celles qui ont prévalu, aient perdu toutes leurs forces. Or, si ces forces subsistent, elles agissent. Un jour ou l’autre, nous retrouverons, dans les faits, leur travail souterrain et, plus il aura été négligé ou comprimé, plus une explosion serait à craindre. Il y a donc intérêt à les mettre à un dès l’origine, à les signaler, à considérer le bien et le mal qu’elles peuvent produire. Procéder à cet examen, dès maintenant et avant que la suite des événements se soit développée, c’est travailler à une pacification plus haute encore que la paix, à un accord de la logique, de l’histoire et de la nature, plus puissant que les Puissances. Car personne n’a raison contre la raison.

Et c’est pourquoi, ayant à considérer, non plus comme une hypothèse, mais comme un fait acquis, la victoire des alliés, n’ayant plus à dégager des solutions, mais à discuter celles qui sont inscrites en un acte solennel, je reviens à l’étude dés principes et je recherche les meilleures conditions de leur application dans l’Ère nouvelle qui s’ouvre à la date du 28 juin 1919.


LES PRINCIPES


I. — DIFFICULTÉS DE LA PAIX

Il convient de rappeler, d’abord, les difficultés extraordinaires en présence desquelles se sont trouvés les rédacteurs du traité. Ils avaient un monde à soulever et ils rencontraient, dès le début, des obstacles tels qu’aucune assemblée diplomatique ou politique n’en a jamais connus. Si j’ose dire, l’humanité était sur la table de dissection et il fallait découvrir, dans le mystère de son organisme, une vie nouvelle, tout en conjurant le venin de la maladie dont elle avait failli périr. Si elle n’avait pas eu la chance extraordinaire de voir réunis à son chevet des hommes, des chefs d’Etat, des ministres, l’honneur des démocraties victorieuses, vraiment grands par le cœur et par l’esprit, supérieurs par l’intelligence et par la volonté, elle ne se serait peut-être jamais tirée d’un tel péril. Les négociations et les délibérations se seraient prolongées indéfiniment. Six mois pour refaire un monde, c’est un délai étonnamment court. En vérité, cette paix a été rédigée et conclue avec une rapidité surprenante, étant donné l’infinie complexité des problèmes qu’elle abordait. Elle a été faite à la moderne et, comme on dit, à la vapeur. Peut-être même se ressent-elle de cette hâte extrême... Mais elle est !


L’armistice improvisé. — La principale des difficultés rencontrées par l’aréopage européen tient au fait que la paix a eu à consacrer une victoire interrompue et non achevée. Il y eut surprise, pour tout le monde, quand on apprit que l’armistice était signé. Il a été démontré depuis, par des raisons d’ordre militaire, que si la guerre avait duré quelques semaines ou peut-être seulement quelques jours de plus, les armées ennemies eussent subi un désastre complet, abattant, pour de longues années, la superbe allemande. Telles sont, en effet, les conclusions de l’Etude rédigée d’après les documents du Grand Quartier Général : « On est en droit de dire que la continuation de la lutte eût sérieusement compromis la retraite des armées allemandes de Belgique, que le commandement allemand ne pouvait plus conduire à la fois la bataille en cours et la retraite commencée et qu’il était sous la hantise de la nouvelle bataille de Lorraine. En un mot, c’est parce qu’il se sentait acculé à un désastre militaire imminent qu’il a demandé l’armistice... C’est pour éviter ce désastre, pour pouvoir amener sur le sol allemand ses armées en apparence intactes et proclamer qu’elles n’avaient jamais été battues, que le gouvernement se hâta de demander l’armistice et de le signer en acceptant les conditions les plus dures... »

Ces conditions n’eussent-elles pas pu avoir un autre caractère ? Sans être précisément plus dures, n’eussent-elles pas pu prévoir, avec plus de précision et d’autorité, le règlement de certaines difficultés européennes ? C’est la première question qu’il est permis de se poser. Il est impossible, toutefois, de ne pas tenir compte des raisons alléguées pour expliquer la prompte signature de l’armistice, et de la plus forte de toutes, à savoir qu’il ne fallait pas verser une goutte de sang de plus... Sans recourir à de nouveaux combats, un simple atermoiement de quelques jours eût, peut-être, permis d’imposer à l’Allemagne des conditions différentes et qui, comprises dans le texte de l’armistice, eussent immédiatement opéré. Quoi qu’il en soit, on a cru devoir signer rapidement : et c’est pourquoi je dis que la victoire, certainement acquise, n’en a pas moins été, jusqu’à un certain point, interrompue et non achevée.

Dans l’article paru en novembre 1916, je consacrais un chapitre à l’examen des conditions futures de l’armistice, « point de départ de toute négociation. » Cet exposé, plus développé encore, a été soumis, en temps et heure, aux personnes qualifiées : « L’armistice, disions-nous, n’est pas seulement la suspension d’armes nécessaire ; il est aussi le prélude de la pacification des peuples... Chacun de ses termes décidera d’un chapitre de l’histoire du monde. Et c’est pourquoi il exige de longues et importantes préparations et élaborations... »

L’armistice du 11 novembre 1918 a-t-il été suffisamment « préparé et élaboré ? » Tel est le premier point qui reste soumis au jugement de l’histoire et à l’épreuve de l’expérience. Il semble bien que la capitulation soudaine de l’Allemagne a prévenu les gouvernements alliés et que leur diplomatie, chargée de renseigner les chefs militaires, l’a, fait un peu hâtivement. On n’a pas su livrer, à temps, aux généraux vainqueurs, un texte soigneusement libellé et « couvrant » l’ensemble des nécessités de l’avenir. On n’a pas vu assez clairement que « ce qui ne serait pas dans l’armistice ne serait pas dans la paix. »

Il faut donc faire la part de l’adroite promptitude avec laquelle les diplomates allemands, se précipitant vers la paix, ont su la cueillir au vol, pour ainsi dire, et sans que les vainqueurs aient eu tout à fait le temps de se rendre compte de la grandeur de leur victoire.


Nécessité de maintenir l’union entre les allies. — Les mêmes diplomates allemands ont eu non moins d’adresse en se mettant, immédiatement, à l’abri des 14 articles du président Wilson.

Peut-être espéraient-ils tirer, de cette soudaine adhésion, un premier bénéfice qui fût devenu le plus grave de tous les dangers pour les Puissances de l’Entente, à savoir de créer la désunion entre elles. Certains dissentiments qui se sont produits, surtout dans la question de l’Adriatique, prouvent que cette tactique n’était pas sans présenter des chances réelles de succès.

Elle a échoué et elle a trouvé le bloc de l’Entente solide et inaltéré jusqu’à la fin : mais, précisément, pour que ce bloc fût maintenu, la négociation se trouva, en quelque sorte, cernée, avant toute tractation, dans une sorte de pacte tacite entre les deux adversaires, sur la base des 14 articles : et ce fut comme un cercle de Popilius duquel elle ne put sortir.,


Les quatorze articles du président Wilson. — Nous n’avons pas à rappeler ici le texte des 14 articles : tout le monde les a sous les yeux ; il est, cependant, nécessaire de dégager les principes généraux d’où ils découlent.

Ces principes, le président Wilson les a exprimés, avec sa netteté et sa force habituelles, dans les divers discours et messages où sa pensée s’est révélée. Exposant au Congrès les raisons pour lesquelles les États-Unis sont acculés à la guerre, le président dit, dans son discours du 2 avril 1917 : « Notre but, maintenant, est de défendre les principes de paix et de justice dans le monde contre un égoïste gouvernement autocratique… Ce qui menace cette paix et cette liberté c’est bien l’existence de gouvernements autocratiques soutenus par une force organisée, dirigée uniquement par leur volonté et non par celle de leur peuple... Nous n’avons pas de querelles avec le peuple allemand, mais avec la caste prussienne qui la dirige. Nous n’avons, pour lui, que des sentiments de sympathie et d’amitié. Un accord solide pour la paix ne pourra jamais être maintenu que par l’association de nations démocratiques... »

Suivant le développement logique de ces idées, le président dit, le 4 décembre 1917 : « Quand le peuple allemand aura des porte-parole dignes de foi, quand ces députés seront prêts à accepter, au nom de leur peuple, l’opinion unanime des nations, etc.. Les gouvernants allemands ont pu détruire la paix du monde uniquement parce que le peuple allemand ne pouvait, sous leur tutelle, partager la camaraderie des autres peuples du monde... Il faut délivrer les peuples de cette autocratie prussienne militaire et économique... »

C’est dans le message du 8 janvier 1918, que le programme est formulé en ces fameux quatorze articles comme la « base essentielle de la justice internationale. »

Enfin, le président Wilson exprime, dans son Discours au Congrès des États-Unis, le 11 février 1918, les quatre principes de toute discussion de paix : 1° Chaque partie du règlement final doit être essentiellement basée sur la justice dans chaque cas spécial, sous réserve des dispositions les plus propres à garantir une paix permanente ; 2° il faut que les peuples et les provinces cessent d’être troqués entre les gouvernements comme de simples vieux meubles ou comme des pièces échangeables dans le grand jeu, aujourd’hui discrédité à jamais, de l’équilibre des Puissances ;

3° Il ne doit être fait, dans cette guerre, aucun règlement territorial qui ne réponde aux intérêts et avantages des populations intéressées et qui soit une simple cause d’arrangements ou de compromis entre les ambitions d’États rivaux ;

Chaque nationalité bien définie devra voir ses aspirations réalisées dans toute la mesure du possible et de manière à écarter toutes causes ou nouvelles ou anciennes de discorde et d’antagonisme d’où résulteraient à l’avenir de nouveaux dangers pour la paix de l’Europe et du monde.

En restant dans la sphère des principes, on voit que ceux du président Wilson sont dominés par deux idées, deux axiomes ou, si l’on veut, deux articles de foi : — La justice est inhérente aux aspirations des peuples vivant en démocratie ; — La paix est attachée au respect de la nationalité.

Les peuples décident de leur destinée par un vote libre de la génération présente ; — les peuples qui se gouvernent eux-mêmes n’errent pas : tels sont les deux pôles du système wilsoniens

Toutes autres considérations politiques s’effacent devant celles-là ; toute garantie de frontière, d’équilibre, de sécurité, toute combinaison diplomatique ou politique disparaissent devant cette sécurité suprême qu’apportent avec elles la nationalité et la démocratie. Il suffit de confier la défense de ces principes infaillibles à un organisme supérieur représentant à la fois les nationalités et les démocraties, — et cet organisme sera la Société des Nations, — pour que la paix du monde et le règne de la justice soient assurés.

Je n’entreprends pas de soumettre à une critique philosophique la valeur et l’autorité de ces deux postulats politiques : je les accepte ; car, avant tout, je suis de mon temps [1].


II. — LA VOIX DE LA FRANCE

Autorité de la France dans les affaires européennes. — Je tiens à faire observer, cependant, que, quelle que fût la haute autorité du président Wilson, quelle que fût la grandeur du service rendu aux Puissances alliées et à l’humanité quand il porta l’Amérique à intervenir dans la guerre, ses vues, inspirées par un haut idéal américain, — d’où l’absolutisme puritain n’est pas absent, — pouvaient être adaptées par une juste critique aux nécessités de la vie européenne.

J’ai des raisons de penser que, dans la période qui a suivi immédiatement la suspension d’armes, le président Wilson demanda que certaines mesures de précaution fussent prises à l’égard des armées allemandes, mesures qui eussent établi avec plus de force, sans doute, aux yeux du peuple allemand, le fait que ces armées étaient réellement battues.

Quoi qu’il en soit et pour rester sur la question des principes, le président Wilson, ainsi que la plupart des hommes politiques modernes dont la carrière se développe dans la discussion, admet la contradiction et sait en profiter. Sa physionomie, pleine de lumière et de franchise, dépeint cette qualité de son esprit et de son cœur. Il parle bien, mais il écoute mieux encore. Penché vers un interlocuteur, son corps souple prend une attitude soudaine de bienveillance naturelle et d’attention non forcée ; son visage, sans effacer le sourire, le laisse errer dans l’attente d’un argument qui détermine l’adhésion, et celle-ci se fait spontanément, joyeusement, dans un gracieux mouvement de sympathie et de sociabilité. Si l’objection lui monte aux lèvres, elle se contient, et, quand il faut résumer le débat et conclure, l’esprit impartial et droit de l’honnête homme domine et atténue les divergences, refoule le parti pris et la passion pour arriver à un jugement de modération et d’équité. Le président aime qu’on se donne, mais il sait se donner.

S’il s’est trouvé, parmi les hommes d’Etat européens, un homme qui, sachant bien ce qu’il voulait, fût décidé à s’expliquer clairement et fortement avec le président Wilson, il a trouvé un esprit non fermé mais ouvert, une volonté non butée mais prête à pénétrer dans les voies qui, par le raisonnement, vont à la raison. Et, précisément, par sympathie et par raison, le président était prêt à écouter la voix de la France.


Nous avons une preuve frappante de cette faculté d’assimilation, naturelle au génie impressionnable du président Wilson . c’est la façon dont il a su se ranger aux préférences de l’Angleterre quand il aborda le débat sur ses propres principes avec les hommes d’État britanniques. Comme on le sait, le président américain, venant en Europe pour assister aux travaux de la Conférence, toucha barre, d’abord, en Angleterre, et le fait ne contribua pas peu à influer, par la suite, sur les délibérations de Versailles.

Au premier rang des principes proclamés par le président Wilson était inscrit, depuis longtemps, celui de la « liberté des mers ; » c’était un de ceux auxquels la pensée et la politique américaines se trouvaient le plus fortement attachées.

Or, ce principe est contraire aux vues et aux intérêts de l’Angleterre. La contradiction paraissait si grave que l’opinion française elle-même s’en émut et s’employa à avertir le président du danger de cette formule. Malgré tout, il la maintenait encore dans le texte des quatorze articles ; elle y est inscrite dans les termes suivants : « La liberté absolue de la navigation sur mer, en dehors des eaux territoriales, aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix, sauf dans le cas où les mers seraient fermées en tout ou en partie par une action internationale tendant à faire appliquer des accords internationaux. »

A Dieu ne plaise que j’entre, ici, dans cet antique et épineux débat du mare clausum ou mare liberum ; j’ai toujours pensé qu’il y avait même de sérieux inconvénients à le soulever, à propos d’un traité intéressant surtout les affaires de l’Europe Centrale : l’avoir introduit dans la discussion, c’est une des nombreuses ruses employées par la diplomatie allemande en vue de porter atteinte à l’union des Puissances. Quoi qu’il en soit, dès que le président Wilson se fut abouché avec les hommes d’Etat anglais, son opinion se transforma. Le principe de la « liberté des mers » n’apparaît plus dans le texte du traité ; avec le consentement des Puissances, l’imposante flotte de l’Angleterre subsiste sans que cette survivance contredise le pacte fondamental de la Société des Nations ; quant aux régions maritimes qui sont l’objet d’accords internationaux, c’est-à-dire, en somme, aux canaux et détroits, comme le canal de Suez, elles ne sont visées que pour développer l’autorité spéciale de l’Angleterre sur ce canal. « Article 152. L’Allemagne consent, en ce qui la concerne, au transfert au gouvernement de Sa Majesté britannique des pouvoirs conférés à Sa Majesté impériale le Sultan par la Convention signée à Constantinople, le 29 octobre 1888, relativement à la libre navigation du canal de Suez. » Tant il est vrai que les hommes d’Etat anglais avaient su, dans un libre débat, éclairer l’esprit du président Wilson sur l’un des points les plus difficiles d’où dépendait l’union entre les Puissances alliées et associées.

Il en fut de même des réclamations de l’Angleterre au sujet des colonies allemandes. L’article 5 des 14 articles tendait à leur appliquer le principe du self control : « Un arrangement librement débattu, dans un esprit large et absolument impartial, de toutes les revendications coloniales, basé sur la stricte observation du principe que, dans le règlement de ces questions de souveraineté, les intérêts des populations en jeu pèseront d’un même poids que les revendications équitables du gouvernement dont le titre est à définir. »

Or, à la suite de ces mêmes délibérations de Londres, l’attribution des colonies allemandes à certaines Puissances possédant d’autres colonies dans les mêmes régions a prévalu sous la réserve, plutôt de forme, que ces terrains ne seront administrés par lesdites Puissances bénéficiaires qu’en vertu d’un mandat octroyé par la Société des Nations.

Autre preuve de la facilité de compréhension et d’adaptation du président Wilson : quand on lui apporte de bonnes raisons, il modifie son point de vue et assouplit la rigidité apparente de certaines de ses décisions. Homme de pensée et homme de pratique à la fois, il sait écouter et il sait profiter.

Pourquoi supposer qu’il en eût été autrement quand il s’agissait des destinées de l’Europe continentale et que le président Wilson, ayant quitté l’Angleterre, vint s’installer pour des mois, sur le sol français, vivre de notre vie et s’habituer à entendre « la voix de la France ? » Pourquoi supposer qu’une discussion loyale et complète eût trouvé le président Wilson irréductible ?

De même que l’Angleterre avait une autorité toute spéciale et une politique définitivement arrêtée quand il s’agissait des questions maritimes et coloniales, la France devait avoir des principes arrêtés en ce qui concernait les questions continentales et, notamment, le statut politique et économique de l’Allemagne.

La France tient, de son passé et de ses services, le droit naturel et séculaire d’avoir un avis sur les destinées de l’Europe. Personne ne connaît l’Europe mieux qu’elle ; car, sans la France, qui domine à la fois les mers, les plaines et les montagnes, il n’y a pas d’Europe.


La lutte séculaire contre les tribus germaniques. — La France a, en plus, une triste et longue expérience de la lutte contre les tribus germaniques. A commencer par les campagnes des Césars sur le Rhin, ce fut toujours la grande affaire de la Gaule et de la France de protéger le monde contre les « invasions des barbares. » Les Champs Catalauniques, Tolbiac, Bouvines, Valmy, la Marne, Verdun, la Somme, c’est toujours la même campagne. La France sait, — elle le sait trop, hélas ! — quelles précautions elle est obligée de prendre contre ces terribles ravageurs.

Depuis 1815, la Prusse ayant occupé la puissante tête de pont que lui assure la rive gauche du Rhin, la France a eu le dessous, dans une grande guerre, au grand dam de la civilisation et de la paix universelle. Victorieuse, maintenant, avec l’aide de ses alliés, elle avait bien le droit de parler à ceux-ci clairement et de leur faire connaître le fruit de son expérience et l’urgence de ses nécessités. La France ne peut pas offrir au monde une bataille de la Marne tous les dix ans.

On se trouvait en présence des principes proclamés par le président Wilson. Soit ! La France n’est nullement hostile à ces principes : c’est elle qui les a dégagés de la brume des vieilles philosophies. Mais les principes ne sont pas tout. La politique internationale, causée par la géographie et par l’histoire, est chose vivante ; elle ne rentre pas fatalement dans les cadres géométriques d’une doctrine.

Pour m’en tenir spécialement à la question des contacts immédiats entre la France et l’Allemagne, la France connaît mieux que qui ce soit au monde, le danger de la conquête prussienne continuant à s’étendre jusqu’à la Moselle. C’est par là qu’elle a été surprise deux fois en un demi-siècle.


Les sécurités indispensables. — Entrant donc dans le cœur du sujet, la France eût pu dire ce qu’elle sait, ce que, seule, elle sait :

« Les Rhénans sont de race cette et de culture romaine. Les Romains, en s’appuyant sur la Gaule, mais en utilisant les service des Germains, firent sur le Rhin un mélange, probablement réfléchi, des deux races. Le nom de « Germains » ne prouve nullement l’existence d’une unité ethnique, c’est un mot gaulois qui veut dire « voisins. » La langue ne crée pas, à elle seule, la nationalité. D’autre part, les peuples du Rhin supérieur furent, de tout temps, les ennemis des peuples du Rhin inférieur, les Bataves, les Frisons, les Francs. Ces différences ethnographiques essentielles déterminent toute l’histoire du débat Franco-germanique. Les peuples du Rhin n’ont été soumis, et en partie seulement, à la domination prusso-germanique que depuis moins d’un siècle ; ils ont, au cours de l’histoire, toujours formé Etat-tampon entre France et Germanie ; ils ont toujours cherché leur appui, du côté de la France, contre la rude domination des ravageurs du Nord. Toutes les fois qu’ils l’ont pu, ils se sont donnés volontairement et rapidement à la France. La conquête germanique septentrionale, et notamment la conquête prussienne, leur a toujours été antagonique et odieuse. »

En posant ainsi la question, la France eût parlé en son nom et elle eût parlé au nom d’une Europe libérée ; par sa franchise elle eût éveillé, sans doute, chez des peuples qui ont été longtemps ses alliés ou ses protégés, les Rhénans, les Badois, les Bavarois, les Hanovriens, les Saxons, les Wurtembergeois comme chez les Danois, les Polonais, les Silésiens, des sentiments que la récente conquête bismarckienne a pu endormir mais non étouffer.

Les idées d’indépendance et d’autonomie sont naturelles à tous les peuples ; un premier retour de confiance eût suffi à les ranimer. En un mot, le principe de la liberté pouvait compléter fort heureusement et efficacement le principe, — interprété à la Bismarck, — de la nationalité. Ainsi la discussion se fût engagée par des arguments d’une grande force, sur le fond même du débat.

La France connaît les dessous des affaires européennes ; elle ne se laisse pas prendre aux apparences ; elle ne croit pas à certaines « camaraderies. » N’était-il pas permis à un avocat de la cause anti-bismarckienne, à un accusateur du peuple félon qui a donné les mains, sinon comme initiateur, du moins comme complice au grand crime international qui venait de se commettre, d’élever la voix, de formuler des réserves et de réclamer des précautions ?


III. — LE SOPHISME DU TRAITÉ

Ce qu’on entend par l’ALLEMAGNE. — La voix de la France n’a pas été entendue ou la voix de la France n’a pas su convaincre ses alliés : d’où est résulté ce que j’appelle le sophisme du traité.

Ce texte, en effet, est la première consécration, officielle et internationale, de l’unité allemande, telle que l’a conçue la Prusse, telle que Bismarck l’avait réalisée « par le fer et par le sang. »

Encastrée à coup de massue dans les vieux cadres européens, cette unité, de date toute récente, s’est taillé sa place à la mesure d’un soi-disant « Etat allemand » en devenir depuis des siècles, et dont elle s’est proclamée l’héritière. J’ai dit, ailleurs, comment l’affaire a été enlevée par Bismarck dans une intrigue auprès du malheureux roi Louis de Bavière en 1871, à la veille de la cérémonie de Versailles [2]. Je n’y reviens pas.

Une « Germanie, » un « Etat allemand, » une « Allemagne » , unie par la main de la Prusse, l’ « ALLEMAGNE » enfin, ces différentes appellations s’appliquent à une seule et même personne de droit public, subsistant, soi-disant en Europe, depuis des siècles et qui a, aujourd’hui, droit de vie et de cité, comme une antique famille respectable, parmi les peuples européens.

Or, c’est ce mythe de l’Etat allemand à durée séculaire qui est solennellement consacré, pour la première fois, dans un traité qui a pour objet de flétrir et de venger le crime commis contre la société des peuples par cette respectable famille, l’Allemagne !

D’un bout à l’autre de l’acte solennel, un seul nom est inscrit comme représentant la partie qui traite avec les Puissances alliées, et c’est celui de l’ALLEMAGNE !

Pas une seule fois les États qui font partie de la « confédération » allemande ne sont visés ; on ne se douterait même pas que l’Empire est composé de ces États « confédérés ; » pas une seule fois, les noms de la Bavière, de la Saxe, du Wurtemberg et des autres États ne viennent sous la plume des rédacteurs et, même, quand il s’agit d’un objet intéressant tel ou tel de ces États particuliers, on passe son nom et ses droits sous silence. Ce qui est plus extraordinaire encore, la crainte de porter atteinte à la doctrine d’une Allemagne unie et centralisée est telle, que le nom de la Prusse lui-même n’apparaît pour ainsi dire pas dans l’énorme volume.

Parmi les États particuliers ceux qui avaient une armée, ceux mêmes qui avaient une diplomatie, n’ont pas figuré dans la conclusion d’une guerre qu’ils ont faite, dans la tractation d’une paix où leurs intérêts propres sont engagés. On ne les voit nulle part, ni dans la délibération ni dans le protocole. Aucun d’entre eux n’a eu voix au chapitre ; aucun d’entre eux n’a eu la liberté de prendre contact avec les Puissances alliées ou associées, ni d’être, par celles-ci, sous une forme quelconque, directement consulté.


L’État allemand « séculaire » et l’unité bismarckienne. — Ce phénomène diplomatique est tellement extraordinaire qu’il est nécessaire d’y insister.

La délégation allemande, présidée par le comte de Brockdorff-Rantzau, qui a eu pour mission de défendre, à Versailles, la cause de l’Allemagne, a immédiatement saisi la portée de l’avantage qui lui était pour ainsi dire, offert, et c’est en s’appuyant sur ce « principe » qu’elle a édifié toute son argumentation juridique. On peut dire que cette réclamation d’une Allemagne unie et intangible devient le « leit-motiv » de sa longue plainte.

Sous le rapport territorial, le projet des Puissances alliées est contraire au droit et aux principes, parce qu’il exige « l’annexion de territoires purement allemands et conduit ainsi à l’étouffement de ce qui constitue la nationalité allemande. »

En s’appuyant sur les mêmes « principes, » la délégation exige que l’Allemagne « ne soit diminuée d’aucun territoire dont il est incontestablement démontré qu’il fait partie du patrimoine national depuis des siècles. » Le plaidoyer pour la « plus vieille Allemagne » conclut, par exemple, qu’on ne peut réclamer la séparation de territoires comme la Haute-Silésie qui, DEPUIS 1163, appartient à l’État allemand ; comme le bassin de la Sarre, qui, sauf exceptions de courte durée DUES A L’EMPLOI DE LA FORCE DES ARMES <ref>, n’ jamais été soumis à une souveraineté non allemande ; — termes ambigus permettant d’éliminer de l’histoire l’intrigue par laquelle, au Congrès de Vienne, la Prusse, et non l’Allemagne, s’est intronisée sur la rive gauche du Rhin et s’est emparé de territoires sur lesquels elle n’avait jamais eu aucun droit.

C’est en vertu de la même thèse que la délégation réclame l’annexion de l’Autriche comme faisant partie de l’État allemand. Il faut citer ce monument de logique et d’outrecuidance : « L’article 80 du traité, fait observer Brockdorff-Rantzau, exige la reconnaissance durable de l’indépendance de l’Autriche dans la limite des frontières établies dans le traité de Paix et l’Allemagne n’a jamais eu et n’aura jamais l’intention de modifier par la violence la frontière germano-autrichienne. Mais si la population de l’Autriche-Hongrie qui, depuis mille ans, est unie de la façon la plus étroite par son histoire et sa culture au pays allemand (l’Autriche unie depuis mille ans à la Prusse !) désire de nouveau s’unir avec l’Allemagne en un Etat unique, union qui n’a été détruite qu’à une date toute récente par le sort de la guerre (?), l’Allemagne ne peut pas s’engager à s’opposer aux vœux de ses frères allemands d’Autriche, puisque le droit de libre disposition des peuples doit être valable dans tous les cas et non pas simplement au désavantage de l’Allemagne. Une autre façon de procéder serait en contradiction avec les principes du discours du président Wilson au Congrès, le 11 février 1918. »

Suit la conséquence suprême qui, en vue des revendications de l’avenir, élève le droit allemand contre le droit européen : « Dans le cas où l’ALLEMAGNE peut consentir à des cessions de territoire (comprenez l’Alsace-Lorraine, la Pologne, etc.), ces cessions doivent être précédées au moins d’un plébiscite par communes ! »

Pas de plébiscite communal, pas de droit contre l’Allemagne, tel est, pour l’avenir, l’explosif à retardement introduit dans la substance du traité pour le faire sauter au premier choc.


Que répondent les Puissances alliées et associées ? Attachées à la chaîne de leurs « principes, » elles discutent péniblement dans la limite où elle leur laisse quelque liberté. Pour la Haute-Silésie d’abord, on rend les armes à l’objection allemande et on lui donne, ainsi, une grande force : car voilà la Silésie consacrée « Etat allemand » depuis près de mille ans ! Pour le bassin de la Sarre, on plaide les circonstances atténuantes : « Le régime proposé pour le territoire du bassin de la Sarre doit durer quinze ans. (Que sont quinze ans en présence de droits séculaires ?) Cet arrangement a été jugé nécessaire à la fois comme partie du projet général de réparations et comme compensation immédiate et certaine reconnue à la France pour la destruction systématique de ses mines de charbon du Nord. Le territoire est transféré, non pas sous la souveraineté de la France, mais sous le contrôle de la Société des Nations. Une telle solution a l’avantage de n’impliquer aucune annexion, tout en reconnaissant à la France la propriété des mines, etc. ; » — Voilà ce qui a été remis aux plénipotentiaires allemands sous la signature du président du Conseil français I

Mais, dira-t-on, cette polémique est périmée : les Allemands ont signé sans nouvelles observations. Assurément ; cependant, les termes juridiques avancés au débat et les concessions de principe et de fait subsistent. D’ailleurs le cabinet Bauer, le cabinet de la signature, ne s’en est nullement désintéressé. Il en a pris acte, au contraire. Dans sa communication aux Puissances alliées, datée du 21 juin, il revient avec insistance sur ce qui a été obtenu.

Il nourrit, en quelque sorte, la thèse reconnue de l’unité allemande bismarckienne, comme un serpent au cœur de l’Allemagne et qui s’y réchauffera un jour : « Devant l’attitude des gouvernements alliés et associés, il ne reste au PEUPLE ALLEMAND d’autre possibilité que de faire appel au droit éternellement immuable à une vie indépendante, droit qui appartient au peuple allemand comme à tous les autres peuples. Il ne peut espérer d’appui que de la conscience de l’humanité. Aucun peuple, même parmi ceux des Puissances alliées et associées, n’exigera du peuple allemand qu’il accepte, par l’effet d’une conviction intime, un instrument de paix qui doit arracher des membres vivants au corps du peuple allemand sans que la population intéressée soit consultée... Le gouvernement de la République allemande déclare solennellement que son attitude doit être comprise en ce sens qu’il cède à la violence afin d’épargner au peuple allemand dans ses indicibles souffrances une nouvelle guerre, la déchirure de son unité nationale par l’occupation de nouveaux territoires allemands, etc. »

Et, jusque dans la communication du 23 juin, faisant connaître aux puissances le consentement définitif du dernier gouvernement à la signature, le même appel au Droit est itérativement renouvelé : « Cédant à la force supérieure et sans renoncer, pour cela, à sa manière de concevoir l’injustice inouïe des conditions de paix, le gouvernement de la République allemande déclare qu’il est prêt à accepter, etc. »

Cette protestation réitérée et obstinée ne peut, dans la pensée du gouvernement allemand, avoir qu’un objet : c’est d’établir, une fois pour toutes, avec l’assentiment des Puissances, qu’il existe, de toute antiquité, un Etat allemand se confondant avec l’Empire des Hohenzollern et avec le Reich. Cet Etat allemand est légitime, il a des droits avant tous autres droits sur les territoires de l’Empire bismarckien et, si l’on porte atteinte à ces droits, ou si seulement on les met en doute, c’est « le Droit » lui-même qui est violé.

Le gouvernement allemand ne se demande pas si la Silésie a été annexée par un acte de brigandage ; il ne se demande pas si les populations polonaises ont été arrachées à leur indépendance par un pacte diabolique et si elles ont été traitées, depuis leur annexion, par le fer et par le feu ; il ne se demande pas si les territoires de la rive gauche du Rhin ont été subordonnés au royaume de Prusse par un acte de spoliation diplomatique ; il ne se demande pas si l’Autriche a eu, séculairement, une vie propre antagoniste à celle du prétendu « Etat allemand ; « il ne se demande pas si la Bavière, la Saxe, le duché de Bade ont été les victimes de la force prussienne après la guerre de 1866 et si leurs peuples, pour être réunis à l’Empire en 1871, ont été ou non consultés. L’unité pleine et entière, globale et sans discrimination possible, de l’Allemagne est supérieure à tout ; elle justifie tout. La volonté de Bismarck, en vertu de la fameuse maxime : « La force prime le droit, » a créé un nouveau droit qui efface les légitimités antérieures et l’histoire. Voilà ce que les Puissances ont reconnu sans même s’en émouvoir ! Elles ne l’ont pas discuté, elles l’ont reçu !

Seuls, les Allemands paraissent avoir apprécié la grandeur et la portée d’une telle adhésion. La Gazette de Francfort, au moment où elle conseille de renoncer à toute résistance et de signer quand même, résume son argumentation en une raison, décisive à ses yeux : « En somme, l’unité allemande est sauve, et c’est le principal. »


V. — L’IMPÉRIALISME POITIQUE SUBISTE

Une Allemagne ou des Allemagnes ? — Il est impossible d’aborder, ici, la critique historique et constitutionnelle du prétendu droit de l’Allemagne. Tout le monde sait dans quelles conditions l’unité à la Bismarck a été faite : contre la volonté des peuples, sans l’assentiment d’une Assemblée nationale, sans la sanction d’un Congrès international, après les guerres de 1866 et de 1870, elle a été imposée à l’Allemagne et à l’Europe par la force ; inutile d’insister.

L’Empire des Hohenzollern est un fait, rien de plus, il n’a pu subsister au milieu de l’Europe pendant quarante ans que par la puissance de l’armée prussienne et par l’art avec lequel les particularismes subsistants ont été mis dans l’impossibilité de se manifester. Mais, ce qu’il importe de bien établir, c’est l’opinion réelle que l’on avait, en Allemagne même, sur la fragilité de l’édifice. Le prince de Bulow ne cachait pas son sentiment à ce sujet. Apologiste né de la « mission prussienne, » il écrit : « Dans l’histoire de l’Allemagne, l’union nationale est l’exception, la règle est le particularisme. Cela est vrai du présent comme du passé. »

Voilà, qui est net ; et cela devient tout à fait clair, si on suit le développement de la politique prussienne en Allemagne jusqu’aux temps qui ont précédé immédiatement la guerre.

Le fameux incident de Saverne nous a fait connaître, sur ce point, non seulement l’opinion, mais les sentiments de l’Allemagne. Il apparut, alors et en pleine lumière, qu’au sujet de l’unité bismarckienne, il subsistait, dans le pays, deux courants contraires : celui de l’Allemagne officielle et militaire, s’appuyant sur la volonté de conquête permanente de la Prusse, et celui d’une Allemagne non officielle, s’appuyant sur le sentiment des populations du Centre et du Sud : en un mot, il y avait toujours deux Allemagnes. Cette vérité éclata dans toutes les phases de l’incident. Maia elle fut dégagée et affirmée, par les plus hauts personnages de l’Empire, dans la séance de la Chambre des Seigneurs de Prusse où l’affaire fut débattue. Heydebrandt, York von Wartembourg ont posé la question : Prusse contre Allemagne. Ils ont dit : « l’armée prussienne est maîtresse en Prusse et la PRUSSE COMMANDE AU RESTE DE L’Allemagne QUI DOIT OBÉIR. » On peut croire que le chancelier de l’Empire, Bethmann-Hollweg, en raison de sa situation arbitrale, va tenter de pallier l’effet de ces insultantes provocations. Pas du tout : l’unité bismarckienne est en péril ; il se lève et la défend ; pour une fois, ce servile parle en maître : « Le dualisme qui existe entre la Prusse et l’Allemagne (ce sont ses propres paroles) ne peut pas être nié ; il est impossible de le supprimer... Le développement de l’Empire, avec ses masses populaires, a besoin, pour tous les cas, de l’appui sûr de l’Etat prussien, constitué sur un solide fondement militaire et sur l’alliance indissoluble du peuple et de la dynastie. Cette mission historique de la Prusse dure encore aujourd’hui et durera bien des années. » Finalement, un hobereau pur sang, un homme qui parle net et qui sait que ce particularisme ne demande qu’à être fouaillé, le général prussien Rogge, expose brutalement l’état de conquête où le Nord se complaît à l’égard du Sud, et il dit : « De l’Allemagne du Sud souffle un vent anti-prussien. Mais, plus faiblement sont gouvernés les autres États allemands et plus est nécessaire la mission prussienne. La Prusse ne doit pas se fondre dans l’Allemagne, comme on le disait jadis. Au contraire, il faudra encore BEAUCOUP DE FER PRUSSIEN DANS LE SANG ALLEMAND. »

Tel était, sous les apparences d’une unité acceptée, le véritable régime constitutionnel de l’Allemagne jusqu’à la veille de la guerre de 1914.

J’examinerai, tout à l’heure, les conditions du régime actuel ; mais, puisqu’il s’agit de « constitution, » il convient de rappeler le mot prononcé, sur l’unité allemande, par l’homme assurément le plus qualifié pour en parler ; ce mot est d’hier, 20 juin 1919. Le professeur Preuss, chargé de préparer le projet de constitution du nouvel Etat allemand, explique, dans la Deutsche allgemeine Zeitung, les difficultés qu’il rencontre pour mettre ce projet sur pied. — Il reconnaît « qu’une constitution unitaire eût été la meilleure réponse aux menées séparatistes françaises., » Mais, il ajoute ; « Certes, l’efficacité d’un tel geste aurait été considérable, s’il avait répondu à un mouvement populaire puissant et coordonné qui se serait produit au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest (que de points cardinaux I) Mais, il fait défaut aujourd’hui, comme il a fait défaut au cours de toute l’histoire allemande. »

Tel est l’avis de l’Allemagne sur l’unité allemande.


Comment on a traité les particularismes. — L’armistice a été conclu sur des données insuffisantes : la paix aussi, je le crains. Nous avons supposé que l’Allemagne d’hier était une personne vivante et consciente de sa vie selon la leçon enseignée par les professeurs allemands et semée par eux dans l’Univers. L’Allemagne conçue et mise sur pied par Bismarck est-elle réellement cet organisme intangible ? Le type est-il fixé ? Ne se modifiera-t-il plus ? Sous la pression des circonstances et des nécessités ambiantes, ne retournerait-il pas à sa nature primitive ?

Sans avoir la prétention de lire dans l’avenir ni dans les cœurs, une observation de simple bon sens peut servir à nous éclairer.

Rien ne réussissant comme le succès, la thèse de l’unité bismarckienne a été en faveur, auprès du peuple allemand, tant qu’elle lui apportait la victoire, la prospérité et la joie. Logiquement, elle doit perdre cette faveur, maintenant qu’il est démontré que ce même système, poussant, par l’extension du militarisme, à la haine et à la guerre universelles, met l’Allemagne au ban des peuples et la condamne à la honte, à la défaite et à la ruine. On s’attachait à l’Empire glorieux et prospère. A l’Empire battu, c’est autre chose.

Déjà cette tendance à la désaffection et au revirement se produit. Sans insister et pour rappeler simplement l’argument qui paraît toucher au cœur le peuple allemand, je citerai ces quelques lignes de la Münchener Post : « Quand le peuple saura tout cela, il comprendra enfin pourquoi les vainqueurs sont si durs et si impitoyables. Il fera taire tous ceux qui s’étonnent de la rigueur des conditions de paix ; il leur imposera à tous un ton plus modeste et, dans sa sensibilité morale, ce sera cela qui le ramènera dans la voie des bons sentiments et du travail, sur cette voie qu’il suivit avant le règne de la politique de violence. »

« Avant le règne de la politique de violence, » cela veut dire : avant le système bismarckien. On dirait que l’Allemagne s’apprête à commencer son meâ culpâ. Continuera-t-elle ? Si elle va jusqu’au bout, c’est une autre Allemagne qui naît, ou plutôt, ce sont les Allemagnes qui reprennent la vie et l’existence. Attendons que le phénomène politique se précise et se dégage. Mais, en attendant, prenons, contre le monstre toujours vivant, toutes nos sécurités.

La principale de ces sécurités serait certainement la dissociation de l’Empire bismarckien. Un homme de haut jugement, un américain désintéressé, M. J.-M. Baldwin dit : « Si l’Empire allemand se fragmente en États séparés, ce sera, à tous les points de vue, un gain incalculable [3]. » S’il en est ainsi, pourquoi lui avoir donné une nouvelle force, une nouvelle vie par les acceptations étranges du traité ?

Sans intervenir dans les affaires intérieures du pays, n’eût-il pas mieux valu, cent fois, aider l’unité bismarckienne à mourir et aider les particularismes traditionnels à revivre ?

Quelle contradiction y avait-il entre de telles mesures préparatoires ou préventives et l’application des principes wilsoniens ? Ces principes étaient-ils donc contraires à une solution plus souple ?

Procédons à ce dernier examen et demandons-nous, pour conclure, quelle est la réponse que l’état actuel de l’Allemagne apporte à ces deux questions : L’Allemagne est-elle une nationalité ? L’Allemagne est-elle une démocratie ?


« Nationalité » allemande et « démocratie » allemande. — L’Allemagne actuelle est-elle une nationalité ? La réponse à cette question est au moins douteuse. On pourrait même dire que les premières données sont en sens contraire. A peine le lien de fer bismarckien se fut-il relâché que les Allemagnes reprenaient une première liberté de mouvement, sinon d’action ; malgré la force encore subsistante de l’armature bureaucratique, les manifestations locales se produisirent partout aux cris de Los von Berlin ! Ce ne sont pas seulement les pays ennemis à l’intérieur qui levaient la tête et tentaient de secouer le joug ; il ne s’agit pas seulement de l’Alsace-Lorraine, de la Pologne, du Sleswig, etc., c’étaient les vieux pays de tradition allemande (mais non prussienne), qui remuaient au fond de leur résignation et se retournaient vers leurs antiques libertés. Un fait solennel et d’une gravité exceptionnelle vient de le prouver : quand s’est posée, devant le Conseil des États allemands, la question de la signature de la paix, on pouvait s’attendre à une violente manifestation d’unité. Or, ce fut tout l’opposé. Les avis ont été nettement partagés et ils ont été partagés ethniquement et géographiquement. Les États de l’Est ont voté contre la signature, les États du Centre et du Sud pour la signature. N’est-ce pas la confirmation de l’aveu fait par Bethmann-Hollweg : aujourd’hui comme hier, deux Allemagnes subsistent ? Imaginez qu’en France une pareille question ait été posée et que les votes émis aient été aussi nettement contraires entre pays au Nord et pays au Sud de la Loire : que penserions-nous de l’unité française ?

Sur ce grave débat et en vertu même des principes du président Wilson, la voie eût donc pu et dû être ouverte à une consultation des peuples intéressés. Encore une fois, il ne s’agissait nullement de dissocier l’Allemagne, mais de lui demander, à elle-même, ce qu’elle pense du régime qu’elle a subi depuis cinquante ans ?

Dans la crise qu’elle traverse, tout est possible : pourquoi écarter, d’avance, l’une des possibilités, l’une de celles qui étaient les plus conformes à un arrangement durable des affaires en Allemagne même et dans le monde ? Un traité qui eût engagé envers les Puissances, non pas seulement l’Allemagne, mais les États particuliers, eût été plus facilement conclu, plus facilement réalisable, plus facilement exécuté. Il nous aurait fourni, d’ores et déjà, des résultats certains. Il eût été, pour l’Allemagne elle-même, une garantie de paix intérieure et, pour tous, la plus simple et la plus normale des sécurités.

Nous ne l’avons pas pensé. Nous avons préféré supposer une vie durable et persistante du régime bismarckien. Soit ! Mais ne nous faisons aucune illusion. Cette condescendance ne nous vaut ni assurance ni gratitude pour le présent ou pour l’avenir. Au contraire, une grave menace subsiste et surplombe les affaires du monde. Et il en sera ainsi tant que l’impérialisme politique et unitaire allemand ne sera pas réellement abattu.

Avons-nous affaire, du moins, à une démocratie allemande ? C’est la deuxième question que nous posions tout à l’heure. Et la réponse me paraît plus incertaine encore.

Tout le monde connaît les circonstances par suite desquelles le pouvoir a passé, en Allemagne, d’Hertling à Max de Bade, de Max de Bade à Ebertet à Scheidemann : le voici, maintenant, entre les mains de Bauer, d’Hermann Müller, de Noske, d’Erzberger. Pour combien de temps ? L’Empereur a fui : on ne peut pas dire que la dynastie ait renoncé, ni même que « l’autocratie prussienne » (pour parler comme le président Wilson) ait perdu ses droits. Le mystère plane sur tout cela. On ne sait qu’une chose : c’est que l’Empire allemand a passé la main aux partis avancés, pour laisser, à des personnages de valeur et d’origine médiocres, la charge de signer la paix. Est-ce cela, une démocratie ? L’Empire allemand s’est mis volontairement en mue ; il s’est revêtu de la teinte du milieu ambiant pour essayer de se sauver : il ne semble pas qu’il y ait autre chose. L’avenir, un prochain avenir, nous apprendra ce que vaut cette « République allemande. »

En tout cas, elle n’est pas, jusqu’ici, ce régime populaire, conscient, sincère et pur de toute tache dont rêvait le président Wilson. Si elle dure, une fois la paix signée, si le parti militaire sur lequel elle est obligée de s’appuyer ne la supprime pas, sa destinée est écrite d’avance, car elle résulte de la nécessité où se trouve cette république, qui n’a que le souffle, de se séparer des partis de gauche et de devenir un gouvernement d’ordre ; sans une organisation forte, c’est-à-dire à tendance réactionnaire, elle ne pourra franchir le pas où l’Allemagne est engagée. L’Allemagne n’a pas l’habitude de la liberté. Pour qu’elle la prenne, il faut qu’on la lui impose. L’abbé Wetterlé, dans ses fines et sagaces observations sur un peuple qu’il connaît bien, dit : « Les pangermanistes eux-mêmes reconnaissent que le fond du caractère allemand est le servilisme : dienernatur (nature de domestiques). De fait, il faut toujours, à ces hommes sans individualité, des seigneurs, et, quand ils n’en ont pas, ils s’en donnent. »

La République allemande cherchera donc « ses seigneurs. » Ne les trouvant pas ailleurs, elle prendra ceux qui viennent de Berlin. Conservatrice, et même militariste par nécessité, — puisqu’elle sera balayée le jour qu’il plaira aux militaires, — la République d’Ebert a tous les stigmates du pangermanisme. En un mot, elle est bismarckienne.

Comment serait-elle autre ?

On a rappelé récemment que le Parlement révolutionnaire à Francfort, en 1848, a été un violent précurseur du pangermanisme, approuvant le bombardement de Prague qui voulait s’affranchir de l’Autriche, proclamant le Mincio frontière allemande et réclamant le duché de Sleswig-Holstein ainsi que l’Alsace, vingt ans avant Bismarck ! Les livres de Laskine et d’Andler établissent d’une façon irréfutable l’impérialisme des socialistes allemands : « Ceux-là se font une grande illusion qui escomptent le réveil, en Allemagne, de sentiments républicains depuis longtemps disparus... Au reste, la République du citoyen Scheidemann et du citoyen Südekum ne serait ni plus ni moins militariste, ni plus ni moins impérialiste, ni moins pangermaniste que l’Empire de Guillaume II. » Nous dirons, tout à l’heure, pourquoi et en quoi cet impérialisme est plus vigoureusement expansioniste et cent fois plus dangereux même que l’impérialisme, à figure militaire qui, du moins, met tout le monde en garde contre lui. La correspondance de Marx et d’Engels prouve, à chaque page, par les confidences de ces augures, « que ces internationalistes sont les premiers des pangermanistes [4]. »

Qu’il s’agisse de la lutte suprême pour l’unité bismarckienne ébranlée, au nom d’une « nationalité » allemande encore en suspens, qu’il s’agisse du masque plus ou moins baissé ou levé, selon les circonstances, d’une république démocratique, ce qui est certain, c’est que le Reich subsiste, et le Reich, c’est l’Empire.

Ce Reich se réclame des principes proclamés à Versailles pour consacrer l’existence d’une Allemagne unie faisant barrage au milieu de l’Europe, de la mer du Nord au Danube.

Cette Allemagne, qui est celle de Bismarck, diminuée de certaines bordures ethniques, n’en représente pas moins « l’État allemand » tel que l’a réédifié le chauvinisme exaspéra de la prétendue science germanique ; c’est l’Allemagne des professeurs et des soldats.

A défaut d’une nationalité allemande, d’une démocratie allemande, ce qui subsiste certainement, c’est un impérialisme politique allemand. Oui, il est abattu, il est affaibli, il est désarmé. Mais il reprendra des forces. L’histoire marche à grands pas. D’Iéna à la campagne de France, il y a quelques années ; entre les « Adieux de Fontainebleau » et le débarquement au golfe Juan, il y a quelques mois.

L’impérialisme militaire allemand a perdu de sa vigueur ; nous pouvons admettre même qu’il a perdu de sa confiance en lui-même et, pour le moment, de sa violence agressive. Considérons, cependant, qu’il reste debout au milieu d’une Europe à demi détruite. La Russie n’est plus un contrepoids : qui sait si elle ne deviendra pas, pour l’Allemagne, une réserve et un champ d’exploitation ? Les États voisins de l’Allemagne, Pologne, Roumanie, Tchéco-Slovaquie, Serbie, Grèce, vont passer par les crises de l’enfance, de l’adolescence, de la croissance. Les autres voisins, Suède, Norvège, Finlande, Danemark, Hollande, Belgique, Suisse, n’ont pas osé se prononcer. D’ailleurs, ils sont faibles, eux aussi. A supposer qu’ils veuillent lutter, un jour, pour leur indépendance menacée, comment résisteraient-ils à une pression allemande habilement et fortement exercée ? Le sort de l’Autriche, de la Hongrie, de la Bulgarie, de la Turquie, hier alliées de l’Allemagne, se décide à peine, et dans quel sens ? L’Allemagne a conservé, dans ces pays subalternisés, des intérêts et des partisans.

Il reste, dans l’Europe continentale, la France et l’Italie.

Les devoirs qui s’imposent à ces deux Puissances sont lourds : elles auront à porter le fardeau pour le monde entier, l’une en face de l’Allemagne, l’autre en face de l’Autriche.

Je sais, ni l’Angleterre ni les États-Unis n’abandonneraient, en cas d’agression de la part de l’Allemagne, leurs amis de la veille ; un traité les lie, d’ores et déjà, à la France ; leurs parlements, du moins, vont en délibérer. Une telle garantie est d’un prix inestimable et je ne la perdrai pas de vue un seul instant dans la partie « constructive » de la présente étude : mais la politique internationale ne se renferme pas toujours dans le dilemme : guerre ou paix. Il y a des intérêts, des rivalités, des concurrences, qui ne se règlent pas sur le champ de bataille. Jamais on n’a libellé un texte d’alliance qui puisse parer à tout. Les 60 millions d’Allemands unis qui vont ou subir leur destinée ou s’irriter contre elle ne manquent pas de moyens pour troubler une Europe déjà troublée, pour affaiblir une Europe déjà si faible, pour diviser une Europe déjà si divisée.

N’en auraient-ils pas d’autres, qu’il leur resterait l’arme économique et la propagande révolutionnaire : car l’impérialisme économique et social allemand subsiste et c’est lui, peut-être, qui, dans les circonstances présentes, est le plus à craindre.


V. — L’IMPÉRIALISME ÉCONOMIQUE ET SOCIAL

Impérialisme économique allemand. — Parmi les raisons qui ont dû déterminer le Conseil des Quatre à maintenir, sans réserve, l’unité allemande bismarckienne, l’une des principales a été, sans doute, l’avantage de pouvoir exiger, d’un bloc resté puissant, le paiement des réparations de guerre ; le chiffre de ces réparations s’élevant, en raison de la rage de destruction des Allemands, à des sommes inouïes, si l’on avait affaire à une poussière de peuples cette dette formidable eût paru compromise.

Raison assurément des plus sérieuses et d’une réalité autrement pressante et tangible qu’une thèse enseignée et diffusée, comme un dogme, par messieurs les professeurs. Ainsi, l’on en est arrivé à sacrifier beaucoup à l’unité économique allemande et, par suite, à son unité politique.

Mais une conséquence de ces ménagements apparaît aussitôt. En fait, l’Allemagne économique est à peine atteinte. Le sol allemand n’a pas été touché, sauf tout à fait au début de la guerre, dans une partie de la Prusse orientale. L’agriculture, l’industrie, le commerce n’ont perdu que relativement peu : la main-d’œuvre est, il est vrai, diminuée par la mort des hommes, mais l’Allemagne a encore une natalité très abondante, et ses pertes en hommes sont proportionnellement moins dures que celles de ses adversaires. En outre, pas une machine, pas un atelier, pas un outil n’ont été détruits du fait de la guerre. Pas un champ en friche ! Tout au contraire, l’outillage, le cheptel, le mobilier, l’argent des pays envahis, Belgique, France du Nord, Pologne, Serbie, ramassés par la cupidité sont soigneusement cachés et gardés par l’avarice teutonne. Il n’y a pas un particulier que la guerre n’ait enrichi. La dette extérieure allemande est, de toutes les dettes des belligérants, celle qui s’est le moins accrue. Les usines ont travaillé pendant la guerre et ont accumulé des stocks considérables. En un mot, l’Allemagne économique est prête à « repartir » et, certainement, elle a de l’avance sur plusieurs de ses concurrents anciens, la France, la Belgique, la Pologne, l’Autriche, la Russie, l’Italie.

Ajoutons que la guerre elle-même, malgré les maux qui l’accompagnent d’ordinaire, paraît avoir présenté, pour l’Allemagne du travail, de réels avantages. Sa population s’est habituée à vivre de peu, à tirer de son sol une bonne partie des produits qu’auparavant elle faisait venir de l’étranger ; elle s’est ingéniée, dans la période du blocus, à découvrir des procédés nouveaux, notamment en ce qui concerne la chimie des engrais, procédés qui, peut-être, lui permettront d’aborder demain certaines concurrences dans des conditions dont le monde sera surpris.

Il est vrai, ces avantages (tout relatifs, d’ailleurs, car il ne faut rien exagérer) sont handicapés par la perte de plusieurs provinces laborieuses et fertiles, — en premier lieu, l’Alsace-Lorraine, — par la nécessité présente de reconstituer le stock des matières premières, d’améliorer le change, de parer au déficit des moyens de transport maritime, de forcer la porte de l’hostilité universelle fermée au producteur et au marchand allemand. Enfin et surtout, l’Allemagne économique est obligée, si elle veut rentrer dans le concert des grandes affaires mondiales, de supporter le fardeau de ces dettes de la réparation dont sa folie destructrice l’a rendue responsable.

Considérant cette situation dans son ensemble, les Puissances ont pensé sans doute qu’une Allemagne unie, présentait, comme on dit, une surface qui seule permettait d’asseoir les combinaisons financières nécessaires pour garantir le paiement des indemnités. Elles ont donc laissé l’Allemagne économique debout.

Mais, il faut bien reconnaître que, malgré toutes les précautions prises au traité, l’unité économique allemande peut prendre, à bref délai, le caractère d’un impérialisme économique. L’histoire de l’Europe sait que le Zollverein est, au milieu de l’Europe, une puissance redoutable. L’Allemagne, ayant un intérêt commun à agir, va combiner en commun son action : on ne peut l’en empêcher et, malgré les précautions prises par le traité (Partie X. Clauses économiques, et notamment par le chapitre III, art. 274 et suiv.), il est probable que l’Allemagne saura tirer parti de l’ensemble des avantages qu’il ne pouvait être question de lui enlever, du moment où l’on s’attardait au principe de son unité.

Une Puissance qui voit disparaître les charges militaires et navales supportées gaillardement pendant quarante ans, une Puissance qui a su soutenir, pendant près de cinq ans, le poids d’une guerre formidable et les conséquences d’un blocus alimentaire et commercial sans précédent, est prête, sans aucun doute, à tirer un parti également inouï de la détente soudaine qui suivra le grand bienfait de la paix.

A moins que le désordre fondamental, déchaîné par elle, si dangereusement, en Russie, ne la gagne (et cela devient de moins en moins probable), l’Allemagne va se remettre aux travaux de la paix avec l’entrain à la fois brutal et docile qu’elle apportait aux travaux de la guerre. L’Allemagne sait les affaires. Demain, nous la trouverons en ligne, sur les marchés du monde, avec son expérience aiguisée de toute son ambition déçue. Et 60 millions de producteurs, décidés à réparer, dans la lutte économique, ce qui a été perdu dans les luttes militaires, ne sont pas une force négligeable.


Cette force n’était pas ignorée de ceux qui ont rédigé l’acte de la paix. Ils l’ont mesurée et, si l’on peut dire, jaugée à fond. Les questions économiques ont été étudiées (personne ne l’ignore) avec le plus grand soin ; un cortège de techniciens accompagnait les négociateurs.

Sûrement, les deux grands impérialismes économiques, l’Anglais et l’Américain, savaient ce qu’ils faisaient et ils ont abordé, en parfaite connaissance de cause, leur grand rival d’hier. S’ils l’ont laissé debout, c’est qu’ils n’ignoraient pas qu’entre gens d’affaires on finit toujours par s’entendre, et ils ont pensé que mieux vaut, tout compte fait, une Allemagne relevée avec laquelle on peut parler, qu’une Allemagne en déliquescence et s’accroupissant sur sa ruine.


L’impérialisme social allemand. — Les considérations économiques qui viennent d’être exposées n’auraient pas suffi, que l’on se sentait pressé par les considérations d’ordre social agissant dans le même sens : c’est encore un point qui ne peut être qu’effleuré aujourd’hui. Mais personne n’ignore l’action exercée par tous les partis socialistes sur les gouvernements des Puissances alliées et associées, en vue de les amener et même de les contraindre à « ménager » l’Allemagne.

Il ne fait nul doute que ces gouvernements ont obéi, dans une certaine mesure, les uns et les autres, aux injonctions, souvent brutales, qui les sommaient de se conformer aux programmes internationalistes et marxistes.

La lutte contre le capital est devenue un des articles de foi du gouvernement actuel en Allemagne ; il s’est fait, ainsi, une clientèle internationale à peu de frais. Inutile de citer les appels sans nombre adressés par la voix de la presse ou les conseils perfides insinués par le moyen de la propagande occulte aux partis de la révolution dans tous les pays du monde, depuis l’avènement du nouveau régime soi-disant démocratique en Allemagne. L’organisation défaitiste, remontant aux pires moments de la guerre, s’est adaptée à miracle à ce nouveau jeu. La Révolution marxiste, telle est la conception que les gouvernants actuels de l’Allemagne se font de la Revanche. En un mot, l’impérialisme économique s’est doublé d’un impérialisme social de même origine.


Entente entre les divers impérialismes. — Ainsi, par une circonstance singulière, mais qui n’est pas absolument nouvelle, il s’est trouvé que le capitalisme et ses ennemis agissaient, jusqu’à un certain point, dans le même sens.

Les grandes entreprises financières, les organisations du crédit, les hommes qui font travailler l’argent disaient : « Nous avons besoin d’une Allemagne forte et unie pour sauver le monde de la ruine et éviter la révolution. » Les partis socialistes, les marxistes, les internationalistes et les partisans du grand chambardement disaient : « Nous avons besoin d’une Allemagne forte et compacte, parce que nous comptons sur elle pour mettre à bas le capitalisme. »

Par quels canaux souterrains, ces idées, ces tendances, ces calculs, se sont-ils glissés jusque dans les coulisses de la Conférence, il est impossible de le dire maintenant, mais tout le monde a senti leur action.

En un mot, les grands impérialismes économiques se dressant, dans le monde, sur la ruine des petites entités économiques, se sont donné la main pour obtenir, en faveur de l’Allemagne, des ménagements politiques et commerciaux en vue d’arriver à la reprise des affaires et à l’ordre permettant de réorganiser le crédit.

Et les grands impérialismes sociaux se sont donné la main pour, à la faveur des révolutions russe et allemande, exiger une nouvelle organisation de la Société.


Ordre ou désordre, lequel des deux l’emportera ? c’est le secret de demain.

Mais il est évident que, de toutes façons, l’Allemagne gagne à leur concurrence. Si les combinaisons des grands impérialismes économiques l’emportent, elle garde, en se ralliant à eux, son unité politique, financière, commerciale, avec la réalité d’une aide immédiate et l’espoir d’une prompte reconstitution. Le Zollverein voit se rouvrir les marchés du monde, et on l’aborde comme un débiteur qui compte.

Au contraire, si les combinaisons de l’internationalisme l’emportent, l’Allemagne y prend une place prépondérante et ses partis avancés ont, du moins, la joie d’ébranler, chez ses adversaires, les gouvernements bourgeois, si fiers de leur victoire.

Tel est le plan, ou — plus exactement — telles sont les possibilités...

Loin de moi la pensée qu’il s’agisse d’un mal sans remède. J’ai la conviction, au contraire, que le traité contient, ou acquises ou en germe, des solutions permettant de parer à l’un et l’autre danger. Certaines lacunes peuvent être comblées, d’heureuses améliorations peuvent être apportées. Les peuples eux-mêmes sont les meilleurs gardiens de leur propre cause ; et je reprends, ici, avec foi, la parole du président Wilson : « L’Entente se développera en action. »

Mais, je crois pouvoir ajouter que cette action doit être combinée avec d’autant plus de soin qu’on a laissé, entre les mains de l’Allemagne, une arme plus redoutable, l’unité bismarckienne.

C’est une situation sur laquelle il n’y a pas lieu de se faire la moindre illusion : puisque cette force existe et subsiste, mieux veut le reconnaître franchement et agir en conséquence.


Dans un prochain article, j’aborderai la partie « constructive » de cette étude.

J’essaierai de dire quelles sont, au point de vue de l’organisation générale européenne, les clauses vraiment efficientes du traité du 28 juin ; je rechercherai quelles garanties et quelles améliorations peuvent résulter d’une application sincère et loyale de son texte ; enfin, j’envisagerai les sécurités qui résulteront de l’accord entre l’Angleterre, les États-Unis et la France, corollaire indispensable du traité du 28 juin. Ayant indiqué certaines faiblesses, je marquerai les forces contenues dans ces actes pour l’œuvre de « création continue » qui est, maintenant, le devoir actif et collectif des grandes Puissances et qui assurera l’ordre et la paix dans l’univers.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Cependant, en ce qui concerne, particulièrement, la thèse des Nationalités, je prie qu’on se reporte à l’article que j’ai publié dans la Revue du 1er novembre 1916.
  2. Voir la Revue du 1er novembre 1916.
  3. Voir l’argumentation de M. J.-M. Baldwin, surtout au point de vue économique, dans son livre : Paroles de guerre d’un américain, (Alcan, 1919, p. 311.)
  4. Voyez les textes rassemblés dans les ouvrages cités, notamment Edm. Laskine, L’Internationale et le Pangermanisme. — Delaire, Au lendemain de la Victoire, et, dès avant la guerre, Paul Vergnet, La France en danger, p. 95 et suiv.