Flammarion (p. 63-78).

V


Bono ! déclara Hurluret en suçant le retour de ses fortes moustaches.

Il avait attiré une chaise entre ses jambes et s’y était assis en califourchon. Comme un cigare traînait sur la table du chef, dans la débandade des livrets et des états de situation, il le prit, l’examina un instant, de tout près, puis, négligemment, le porta à ses lèvres.

Ceci fait, il dit :

— Quant à toi, espèce d’imbécile, tu peux t’aller mettre en tenue.

La Guillaumette, que poursuivait toujours l’idée d’une augmentation de punition, pensa qu’il s’agissait pour lui de descendre séance tenante au lazaro.

Il ricana :

— En tenue ? J’y suis.

Mais Hurluret, les bras croisés sur le dossier de la chaise, demanda s’il songeait à se ficher du monde. Alors, La Guillaumette ne comprit plus du tout.

— Un homme de ton peloton et toi, vous partez ce soir pour Saint-Mihiel, reprit le capitaine Hurluret.

La Guillaumette, abasourdi de cette nouvelle inattendue, salua sans savoir pourquoi.

Hurluret continua :

— Une erreur de la commission de remonte a fait envoyer au dépôt, à Saint-Mihiel, quatre chevaux qui nous appartiennent : Murat, Mailloche, Michel et Mac-Farlane. Tu entends bien : Murat, Mailloche, Michel et Mac-Farlane ! Tâche de te rappeler ça si tu peux ! Alors, tu vas choisir un homme et vous irez…

Mais comme le chef, en ce moment, alignait devant lui des pièces de vingt sous et que La Guillaumette, très intrigué, suivait de l’œil ses mouvements, par-dessus son épaule, il s’emporta bruyamment :

— Ah ça, dis donc, bougre d’infirme, si tu voulais bien me faire l’honneur de m’écouter quand je te parle ! Qui est-ce qui m’a bâti un polichinelle pareil ! Tu vas voir, tout à l’heure, si je ne vais pas me lever et t’aller rappeler, à coups de bottes dans les fesses, au sentiment des convenances !

Arraché brutalement à sa contemplation, telle une dent à son alvéole, le brigadier sursauta.

— Mais je vous écoute, mon capitaine.

— En vérité ? Eh bien ! je t’y engage.

Et, après un instant de silence :

— C’est tout ce que j’avais à te dire, d’ailleurs. Chef ! son compte est fait, à cet homme-là ?

— Parfaitement, mon capitaine.

— Alors fais attention à ce que l’on va t’expliquer. Et puis d’abord, qu’est-ce que c’est que cette tenue ? En voilà encore, des façons ! Si tu voulais te mettre à la position militaire quand ton capitaine te fait l’honneur de t’adresser la parole.

La Guillaumette fit un pas en avant, vint prendre place près du sous-officier, et, les talons sur la même ligne, les pieds écartés en équerre, il laissa retomber ses bras, sans affectation ni raideur, le petit doigt sur la couture du pantalon.

— À la bonne heure ! fit Hurluret. Ma parole, ces bougres-là se croient avec des bleus de leur classe !

Le maréchal des logis chef se hâta de prendre la parole :

— Comme on vient de vous l’expliquer, dit-il, vous êtes désigné pour aller, avec un homme de votre peloton qu’on vous laisse le soin de choisir, chercher à Saint-Mihiel quatre chevaux portés sur le contrôle du 3e escadron, et qui ont été par mégarde dirigés sur le Dépôt.

La Guillaumette eut un signe de tête.

— Murat, Michel, Mailloche et Mac-Farlane, dit-il pour témoigner de sa bonne mémoire.

— C’est cela même, fit le chef, vous n’êtes pas si bête que vous en avez l’air. Vous prendrez donc ce soir, à 8 h. 47, le train qui vous déposera à Saint-Mihiel, à…

Il s’interrompit, chercha du doigt un chiffre, dans l’indéchiffrable gribouillis d’un papier noir de surcharges et de ratures.

— … Qui vous déposera à Saint-Mihiel à 9 heures 22 minutes.

— Ça va bien, dit le brigadier.

— Voici une lettre pour l’adjudant de semaine, qui vous procurera deux lits. Voici également deux permissions, de 24 heures chacune, et comptant de demain au réveil, l’une à votre nom, l’autre au nom… — Ah ! oui, au fait, qui décidez-vous d’emmener ?

— Mais dame, fit La Guillaumette, je m’en vas commander Croquebol.

— Commandez Croquebol, reprit le sous-officier qui remplit aussitôt au nom de Croquebol une permission restée en blanc ; et maintenant nous allons passer au chapitre de la monnaie. Nous disons d’une part : deux troisièmes classes militaires, Commercy à Saint-Mihiel et vice-versa : trois francs dix centimes, les voici ; d’autre part, une double journée de déplacement, soit deux francs cinquante que voilà.

— Et pour les chevaux ? demanda La Guillaumette.

— Ne vous inquiétez pas de ça ; c’est affaire entre l’intendance et la Compagnie. Faites simplement attention à ne pas perdre leurs bulletins de passage, que je vais vous remettre. — Avez-vous un portefeuille ?

— Ma foi non ! dit La Guillaumette qui se mit à rire, tellement l’idée lui parut farce qu’il pût avoir un portefeuille.

— En ce cas, vous serrerez cela soigneusement dans la poche intérieure de votre dolman, reprit le sous-officier comptable. C’est tout. Vous pouvez vous retirer. Et soyez de retour ici, après-demain matin au rapport, avec vos chevaux, que vous aurez le soin de faire manger et boire, un peu avant l’embarquement. C’est bien compris, n’est-ce pas ? Allez.

La Guillaumette, cependant, demeurait, contemplant dans sa main ouverte les cinq francs soixante de voyage. À demi-voix, sans soulever les paupières, il dit enfin :

— C’est pas beseff !

L’autre s’étonna :

— Pas beseff ! Comment cela ? Est-ce que le compte n’y est pas ?

— Oh ! je dis pas ! fit le brigadier ! seulement j’avais pensé comme ça que si des fois ça s’aurait pu…

Pris de gêne, ne trouvant pas le mot, il remplaça sa fin de phrase par une pantomime expressive, frottant contre son pouce le bout de son index : « Un peu de monnaie, quoi !… trois, quat’ francs !… histoire de ne pas battre les chemins sans seulement un pauvre pélaud dans sa profonde, pour boire un verre si on a soif ! Le chef lui retiendrait ça sur ses prêts. » Mais là-dessus, Hurluret rentra dans la danse.

Violemment, il jeta loin de lui le braisillon de l’allumette à laquelle il venait d’enflammer son cigare.

Il rugit :

— De l’argent ! Il te faut de l’argent, à présent ? Et pourquoi donc faire, de l’argent ? Tu veux te soûler, animal !

La Guillaumette protesta :

— Oh ! mon capitaine, pas du tout !

— Pas du tout ? Comprends plus, alors ! Eh ! mais, peut-être bien, infâme saligaud, que tu voudrais courir la gueuse !

Le brigadier esquissa un sourire.

— C’est cela, continua Hurluret, pour revenir ici avec la gale, n’est-ce pas ? ou quelque chose de mieux encore, et en empoisonner tout mon escadron ? Jamais de la vie ! Tu peux te fouiller ! Ah ! ça, est-ce que tu es malade ? Des femmes, il te faut des femmes, maintenant, et avec une gueule comme la tienne ! Tu ne t’es donc jamais regardé dans la glace ? Non, mais par curiosité, chef, voyez-moi cette tête à femmes, si ce n’est pas à crever de rire ! Au surplus, tu sais, moi je m’en fiche ! S’il y a des femmes assez salopes pour avoir envie de ton cuir, grand bien leur fasse ! ça les regarde ! Quant à toi, mon vieux, à ton aise : libre à toi de te faire fader, quinte, quatorze, la capote et le point ; ce n’est pas moi qui te soignerai, bien sûr ! — Donnez-lui cent sous, chef, et qu’il nous foute la paix !

Le chef donna les cent sous.

Alors La Guillaumette se sentit bouleversé, la gorge étranglée dans le flot de son émotion reconnaissante ! Quel homme, tout de même, ce Hurluret ! Quel bon type de ganache bourrue et bienfaisante ! Toute cette histoire, d’un bout à l’autre, ce mic-mac de punition tournant à la permission, portait sa marque de fabrique, sa lourde griffe de bon ivrogne braillard, hurleur aux nuages et à la lune !

Enfant de soldat, éclos dans le demi-jour d’une arrière-salle de cantine, il avait grandi au soleil, à la bonne franquette, entre les taloches de la maman et les coups de soulier paternels, sans que jamais se développassent devant ses yeux d’autres horizons que les murs des casernes. À quatre ans, il trottait déjà par le quartier, faisait les commissions d’une chambrée à l’autre, rossait le chien du casernier, grimpait, comme à des mâts de cocagne, aux jambes nerveuses des juments. Elles le laissaient faire, complaisantes, tournaient sur lui leur gros œil doux, appuyaient à droite ou à gauche crainte de le heurter de leurs sabots, tandis qu’il traînait, dans le fumier des litières, son petit derrière de crapaud éternellement barbouillé.

À huit ans, il savait son régiment par cœur, les noms des officiers, les matricules des hommes, et commençait de siroter le fond des verres demeurés sur le comptoir après le départ des buveurs.

Enfant de troupe, soldat, officier, il se para, à son corps défendant, de galons noblement gagnés ; au fond, vieux gamin de caserne, il regrettait la chambrée, l’odeur violente de ses cuirs, le bel arrangement de ses paquetages et ses batailles à coups de traversin.

Du reste, il frayait peu avec ses collègues, qu’il honorait d’une considération relative mêlée d’une pointe de méfiance ; il mangeait au mess par obligation, mais, la dernière bouchée dans le bec, il fiait doucement, à l’anglaise, et s’allait soûler dans son coin, au fond d’un obscur café de la rue de la Chanoinesse, dont il était le fidèle et presque l’unique client. Une fois la semaine, le dimanche, M. le colonel baron de la Gondrée réunissait ses officiers chez lui, autour d’une table chargée de sandwichs, de verres de punch et de caisses de cigares. Soumis à la loi commune, le capitaine se rendait à ces petites soirées provinciales avec le même empressement qu’il eût mis à se rendre chez le dentiste, restait souriant et silencieux, et s’en allait, de cinq minutes en cinq minutes, bâiller d’ennui à la fenêtre.

Le fait est qu’à la conversation vive et animée de M. le colonel baron, il préférait à beaucoup près celle de son brosseur, une brute bavarde, qui, le matin, tout en lui décrottant ses bottes ou en passant à la gourmette le fourreau nickelé de son sabre, lui contait les potins de la chambre ; des âneries qu’il écoutait en silence, une chaise entre les cuisses, un cigare à la bouche, profondément intéressé, bien qu’il jouât l’indifférence et affectât de s’étirer les bras en soupirant bruyamment. C’est que le régiment, pour lui, tenait tout entier dans l’enclos de la caserne, qu’il le limitait étroitement à cette ceinture de murailles que sautaient les soldats, la nuit, pour s’en aller courir les bistros équivoques et les salons ornés de glaces des maisons à volets éternellement clos.

Cet amour passionné de ses hommes, où se sentait un fond de vieille faiblesse fraternelle, La Guillaumette, après tant d’autres, venait de l’éprouver à son tour. Sa joie de se sentir, pour la première fois de sa vie, une pièce de cent sous dans la poche, se compliquait d’un gros attendrissement subit. Enveloppant l’officier de ce même regard qu’attachaient autrefois sur lui les juments aux jambes nerveuses, il ruminait in petto un quelque chose qui ne venait pas, où tînt l’élan de sa gratitude dans une forme ingénieuse et spirituellement délicate.

— Eh bien, quoi ? demanda Hurluret agacé, quand tu auras fini de me dévisager comme un canard qui a trouvé un hautbois ?

Le brigadier, décontenancé, se hasarda :

— Vous savez, mon capitaine,… je vous remercie beaucoup… merci bien… Vous êtes bien bon, mon capitaine !…

Mais ce genre de démonstration était naturellement fait pour horripiler l’officier.

Sans se bouger, il lança à La Guillaumette un regard de travers, féroce :

— Ah ! je suis bon ? Ah ! je suis bon ? Tu es sûr que je suis si bon que ça ? Eh bien, tâche-moi voir un peu de rentrer saoul après-demain ou de ne pas être là pour l’appel ; si je ne te fais pas flanquer tes trente jours par le colonel, casser de ton grade et remettre dans le rang, je veux être changé en moulin à poivre ! Tu verras ça, si je suis bon. Ah ! et puis là-dessus en voilà assez, allez, rompez ! tu peux défiler la parade.