Cassagnol sur son lit de douleur.

XIII

COMPTE LONG ET DIFFICILE D’UN ÉNORME
TAS DE RICHESSES

Il faudra s’en contenter, a dit Colombe. Sage parole, mais c’est ennuyeux tout de même.

Cassagnol n’y comprend rien, la fièvre lui trouble la cervelle, il aurait voulu faire tout de suite le compte du trésor, la fièvre l’en empêche, il voit double, triple… Les piqûres continuent à le brûler terriblement. Ah ! les abeilles du rempart ont bien vengé par avance les Wisigoths du Grand-Puits dépossédés de leur trésor.

Cassagnol s’est allongé sur son lit et il essaie de reposer, gardé par les huit petits qui ont promis à leur mère de ne pas bouger ni parler, et par Belleàvoir qui demeure à la fenêtre, la tête penchée sur son maître.

Belleàvoir souffle sur la figure d’Antoine ou bien agite ses oreilles. Cela le rafraîchit. Les enfants sont très sages, c’est à peine si de temps en temps, deux ou trois disputes viennent rompre le silence, avec un hihan de Belleàvoir, morigénant sans doute les enfants dans son langage.

Luc pince Fleurette, Finette tire les cheveux de Blaise, Cathounette pousse Cadette ou bien c’est tout le contraire. Cassagnol ouvre péniblement un œil sous ses paupières gonflées et fait la grimace. Colombe accourt pour rétablir l’ordre. Elle bassine les brûlures de son mari avec de l’eau salée, elle lui frotte la figure avec du blanc de poireau, Cassagnol gémit et parle tout seul.

Quel tumulte dans la tête du pauvre Cassagnol : l’alerte de la nuit, la poursuite du chafouin, les Espagnols, des arquebuses qui luisent dans Le fossé… Et l’escalade, les ruches enlevées, les abeilles tourbillonnantes acharnées sur les visages, les coups de canon… Puis le trésor, la cave qui s’écroule, une sarabande de Wisigoths à masques féroces brandissant des arquebuses… Il y a même des fées, Cassagnol dans sa fièvre entrevoit quelques figures de fées, jolies, mais enflammées de colère et les yeux lançant des éclairs.

Le trésor lui brouille la cervelle. Le compte, il faut faire le compte du trésor ! Il demande, il ordonne à Colombe de faire ce compte immédiatement, mais Colombe se récuse.

— Je ne saurais, dit-elle, je n’ai jamais vu tant d’argent à la fois, tu le sais bien, Antoine !

Par bonheur, l’après-midi, Cassagnol souffre beaucoup moins, il y a une accalmie dans sa fièvre. La maison renaît, les enfants ont la permission de rire et de chanter, ou même de se battre un peu. Belleàvoir gambade dans le jardin, il faut aller modérer ses ébats.

Cassagnol voudrait se lever, il voudrait se mettre à faire le compte, pour connaître enfin l’importance exacte du trésor conquis par l’innocente Colombe sur les Wisigoths. Mais que de monde sur la place du Grand-Puits ! Cassagnol se trouble. Est-ce que l’on s’y aperçoit de quelque chose ? l’enlèvement du trésor aurait-il amené quelque perturbation dans le Grand-Puits ?

Non, ce qui cause l’émoi du quartier, ce sont les événements de la nuit. On connaît le rôle joué par l’héroïque troubadour dans l’alerte nocturne, on sait que c’est grâce à sa vigilance et à son courageux dévouement que l’attaque a été repoussée et que les assaillants déconfits ont dû sauter en bas des remparts pour décamper vitement, à travers bois et ravins du côté des Corbières.

Et le pauvre Cassagnol, grièvement navré, gémit sur un lit de douleur, on vient le féliciter s’il a encore la force d’entendre avant de trépasser.

Quelques notables se députent pour apporter au nom de tous, félicitations au glorieux blessé et consolations à sa digne et malheureuse épouse.

Ils entrent, précédés par Belleàvoir qui s’est empressée de profiter de l’ouverture de la porte. Cassagnol les reçoit, heureux des poignées de main, mais ennuyé d’être obligé de laisser ses comptes. Colombe a eu le temps de remettre le trésor dans l’antique marmite. Personne n’a rien vu, inutile de rien dire, il vaut mieux ne pas ébruiter la découverte extraordinaire.

— Ce Cassagnol, quel homme ! Carcassonne dormait, Carcassonne était perdue, mais il veillait ! Il a flairé la trahison, lui ! Et quelle vaillance pour repousser l’attaque à lui tout seul !…


L’envoyé du
Sénéchal.
— Nous étions vingt mille au moins, dit Cassagnol, avec les mouches !

— Et le pauvre, comme il est abîmé ! Quelles blessures ! il a la tête grosse comme une citrouille !…

— Ça ne sera rien…

— Le brave Cassagnol, toujours vaillant !

C’était batteur, cet empressement des voisins autour de son lit de douleur, mais Cassagnol aurait bien voulu être tranquille. Tant pis, ce serait pour plus tard ; et Cassagnol fît un effort pour oublier sa fièvre, il se mit debout. Très bien, on vit qu’il n’était pas tout à fait mort. Les félicitations et les poignées de main redoublèrent.

La chambre s’emplit de monde, on entrait, on se poussait. Voyant Cassagnol de plus en plus serré et cerné dans un coin, Colombe se fâcha.

— Vous l’avez assez vu, maintenant ! Il a du mal, le pauvre, il faut le laisser… Quand il aura bien dormi et que sa tête sera moins grosse il pourra vous raconter l’affaire de cette terrible nuit.

— Oui, oui, approuva Cassagnol, demain nous causerons. Dans le jardin, les enfants s’inquiétaient de voir tant de gens. Cadette et Fleurette pleuraient près de Belleàvoir qui poussait des hihans effarés. Colombe, peu à peu, repoussait les voisins vers la porte. Heureusement, pour les décider à battre tout à fait en retraite, un envoyé de M. le Sénéchal survint.

Il apportait à Cassagnol la belle récompense promise, un petit sac d’écus, et il annonçait que M. le Sénéchal, en mandant au roi des nouvelles de sa bonne ville, n’oublierait pas de mentionner la belle conduite du troubadour.

Quelle journée d’émotions après une nuit si terriblement agitée, mais si bien employée ! La porte est fermée, on ne veut plus voir personne, Cassagnol et Colombe ont vraiment besoin d’un peu de calme. Colombe passe son temps à mettre des compresses sur la figure de Cassagnol qui ferme les yeux pour rêver et entasser projets sur projets. Que va-t-il faire de toutes ces richesses, de l’argent du trésor, des écus du Sénéchal ?

On fait le compte du trésor.

La nuit venue, les enfants couchés, on va pouvoir faire ses comptes en toute tranquillité. La fièvre est tombée, cela va mieux, il n’y a que le besoin de sommeil qui gêne. Quelle fatigue ! Cassagnol bâille, mais il faut travailler. Colombe renverse de nouveau la marmite au trésor sur la table et l’on essaie de mettre les monnaies en ordre et de faire des piles régulières. Cela demande du temps et de l’attention surtout.

Au fur et à mesure que les piles s’alignent l’enthousiasme de Cassagnol baisse et il ouvre des yeux de plus en plus surpris. Les piles sont bien en ordre, les tas de petites et de grosses pièces sont bien réguliers, il s’agit de faire le total. Cassagnol doit s’y reprendre en plusieurs fois, additionner, couvrir une ardoise de chiffres, effacer, recompter, recommencer, l’étonnement devient de la stupéfaction.

Tout bien compté et recompté, les tas de monnaies de la marmite, les pièces des sacs sans rien oublier, cela fait en tout et pour tout onze cent soixante-treize livres quatorze sous, six deniers, plus sept pièces de cuivre trop rouillées pour qu’on ait pu en déterminer la valeur !

Comment ! Alaric n’était pas plus riche que cela ? Voilà tous ses millions ? Recomptons encore, examinons… Colombe trouve pourtant que c’est une somme énorme, mais elle est humiliée de voir qu’Antoine a l’air de déprécier l’importance du trésor déniché par elle.

Cassagnol, les sourcils froncés, réfléchissait.

Tout à coup il donna sur la table un violent coup de poing, ce qui fît écrouler quelques piles avec un bruit métallique assez réjouissant tout de même.

— J’y suis ! s’écria-t-il en tirant à pleines mains sur sa chevelure embroussaillée, j’aurais dû deviner ça du premier coup, mais j’étais malade, la fièvre me tourneboulait l’entendement… Ton trésor ne vient pas des fées, ni des Wisigoths… Ce ne sont pas les fées qui avaient caché cette marmite dans ce trou de la cave, c’est ta tante Gironne !

— Ma tante ? fît Colombe interloquée.

Mais oui, ta tante ! c’était une avaricieuse, une bonne femme, mais liardeuse comme pas une, tu sais bien… Elle avait une cachette où elle muchait toutes ses économies, et tu es tombée sur la cachette… Voilà !

— Oh ! Tu es sûr ?

— Sûr et certain !

Colombe se laissa glisser sur un siège, tremblotante et la respiration coupée.

— Oh !… oh !… oh !…

— Oui, oh ! oh ! oh !

— N’importe ! s’écria Colombe, c’est une grosse somme, Antoine, une très grosse somme, puisque tu as mis au moins deux heures pour faire le compte !… Mais tu ne vas pas te remettre à chercher encore le trésor des fées, à fouiller autour du Grand-Puits pour nous faire tomber la maison sur les enfants ?

Cassagnol hésita. Il se gratta la tête, se croisa les bras, se promena un peu de long en large en regardant le monceau de richesses étalé sur la table.

— Non, fit-il enfin, j’y renonce !… Je vais au contraire boucher bien vite tous ces trous qui m’ont donné tant de mal, et rafistoler solidement la maison… Tu as raison, Colombe, avec ça et les cinquante écus envoyés par M. le Sénéchal, nous sommes riches. Que les fées du Grand-Puits gardent leur trésor !

Colombe poussa un long soupir de soulagement et de joie. Enfin, l’aventureux Cassagnol avait entendu la voix de la sagesse.

Tout finissait bien. Plus rien à craindre pour elle ni ses enfants, elle allait donc maintenant pouvoir dormir tranquille sans voir passer dans ses rêves des fantômes de fées aux grands yeux énigmatiques et aux sourires inquiétants, sans plus rien redouter des Wisigoths furieux cachés dans les galeries mystérieuses du Grand-Puits.

Et c’est ainsi que le Grand-Puits a gardé son trésor.

Il y est toujours, au fin fond de ces galeries, sous le sol de la Cité, et il y restera, oublié pour jamais sous la poussière des siècles — à moins qu’un jour quelque autre chercheur téméraire, se croyant plus fort ou mieux renseigné que Cassagnol et tous ses devanciers, ne se risque à son tour, en bravant tous les périls, dans les profondeurs ténébreuses du Grand-Puits.


Les gardiennes du trésor.