— Regardez sa mine de mauvaise humeur !

VIII

INVASION D’ÂMES WISIGOTHES

— Oh, ce Cassagnol, un garçon qui était autrefois si gentil, le joyeux troubadour, comme on l’appelait !… Il se dérange vraiment…

— Oui, autrefois toujours épanoui, faisant rire tout le monde avec ses drôleries, même la tante Gironne qui pourtant était bien revêche…

— Et aujourd’hui, regardez sa mine de mauvaise humeur, il passe en vous jetant des coups d’œil en dessous…

— Et voyez-le, il a des écorchures dans la figure, des déchirures à sa vêture, et de la poussière dans les cheveux… Il doit traîner dans les tavernes et se disputer avec des malandrins comme lui ! Et sa femme Colombe, si gentille ménagère, qui se donne beaucoup de peine avec ses huit enfants, remarquez-vous son air préoccupé ?… Elle ne doit pas être heureuse, la pauvre, ça se devine !

— Cet Antoine doit la battre, il est bien changé !

Ce sont des commères qui devisent devant leurs seaux et leurs brocs, près du Grand-Puits, et qui se disent tout bas ces choses en regardant passer Cassagnol, rentrant chez lui derrière Belleàvoir avec laquelle il a été porter un chargement de choux et de salades à une revendeuse de la ville basse.

En effet Cassagnol ne semble pas très guilleret, il enfonce la tête dans ses épaules comme pour cacher un visage tout écorché d’un côté jusqu’au bout du nez. Il a aussi des écorchures sur les mains et ses chausses montrent aux genoux des raccommodages de raccommodages.

Sans un regard vers les voisines il a ouvert sa porte et poussé Belleàvoir dans le jardin en refermant tout de suite.

Blaise et Fleurette se jettent sur leur père, Cathounette, Luc et Hilarion s’accrochent à l’âne et l’escaladent pour gagner les paniers. Les trois autres sont occupés avec les canards, le plus petit, à plat ventre au milieu d’une couvée de canetons, a l’air de vouloir leur disputer leur pâtée. Cassagnol se réveille et rit un peu ; avant de conduire Belleàvoir à son appentis il lui fait faire quelques tours de jardin avec cinq ou six enfants sur le dos.

C’est jour de lessive pour Colombe, aussi est-elle très affairée. Cassagnol avant de se remettre au travail donne une leçon de flûte aux aînés.

— C’est un talent dont ils n’auront pas besoin pour vivre, dit-il à sa femme, puisque nous serons riches, mais çà ne fait rien, ils seront bien aises plus tard de pouvoir se donner la réjouissance d’une honnête musique…

Colombe secoue la tête.

— Nous serons riches, dit-elle, en attendant, tu te fatigues et tu manques à tout instant de te casser les
— Hé ! fit Colombe, un rat.
jambes ou les bras, quand ce n’est pas la tête, à chercher le trésor dans ce trou, et tu finiras par nous faire tomber la maison sur le dos !… Tu es couvert de bleus, mon pauvre Antoine, et regarde ta figure… Et tu ne sais pas, j’ai honte, j’ai peur que les gens ils ne pensent que c’est moi qui te griffe comme ça !

— Bah ! laisse penser les gens… Moi, je descends dans la cave, je suis maintenant dans la bonne direction, je fais des sondages et je crois bien que nous aurons du nouveau avant peu de temps…

Cassagnol dégringola dans sa cave reprendre le travail. Il n’en bougea plus et Colombe dut l’appeler plusieurs fois
Cassagnol sasit un balai.
pour souper. Quand il reparut tout gris de poussière, il s’en fut d’abord se débarbouiller, Colombe faisait manger la soupe aux petits, l’appétit ne manquait à personne, les autres attaquaient vivement leurs assiettes.

— Hé ! fit tout à coup Colombe la cuiller en l’air, un rat ! En voilà un qui a de l’audace !

Toute la tablée s’émut, un gros rat courait dans la chambre et grimpait partout, poussant l’effronterie jusqu’à tenter de fourrer ses moustaches dans un plat d’oignons mijotant sur le fourneau.

Colombe y courut promptement, le rat sauta à terre et fila sous la table, les petits effarés levaient les jambes en poussant des cris de terreur.
Colombe distribuait des coups
de pied.

— Il est parti, dit Colombe à Cassagnol qui venait se mettre à table, mais d’où vient-il celui-là ? Je savais que nous avions des souris, mais pas de rats…

— Il nous faudrait un chat, dit Cassagnol, il n’y a pas de bonne maison sans chat.

— Oh, le voilà encore ! s’écrièrent les enfants d’une seule voix, mais en montrant chacun un endroit différent.

— Le gueux de rat ! dit Cassagnol, je te vais le recevoir !

— Non, pas un rat, ils sont quatre ! s’écria Colombe, non, six… non, huit, neuf… Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ah ! ah ! fit Cassagnol déposant sa cuiller, moi qui commençais ma soupe…, je n’aime pas qu’on me dérange, je te vais les massacrer !

Ce n’était plus un rat tout seul, ils étaient une vingtaine, de toute taille, qui galopaient partout, se fourraient sous les meubles ou se lançaient à l’escalade de la table et du fourneau.

Cassagnol saisit un balai qui se trouvait là heureusement et engagea le combat. Plusieurs assaillants mordirent la poussière, les enfants affolés criaient montés sur les chaises pour éviter les rats et Colombe, non moins émue, prenait les petits dans ses bras et distribuait des coups de pied au hasard tout autour d’elle.

— Là, c’est fini, taisez-vous donc, cria Cassagnol, ils sont écrabouillés ou partis ! Nous verrons tout à l’heure d’où viennent ces sales bêtes, mangez tranquillement votre soupe…

Belleàvoir attaquée.

Mais Colombe, ayant remis les petits à table, était partie dans le jardin ; on l’entendit pousser des clameurs désespérées.

— Encore ! fit Cassagnol abandonnant son assiette pour reprendre son manche à balai, j’y vais, gare dessous !

Mais il fit malgré lui un bond en arrière, une douzaine de rats lui passèrent dans les jambes, et de nouveau se bousculèrent épouvantés. Cassagnol hésita. Devait-il courir dans le jardin ou rentrer dans la maison ? C’est qu’il y avait des deux côtés des rats en bande se suivant à la queue leu-leu, ici sautant les uns par-dessus les autres dans les plates-bandes, là tournant entre les pieds de la table, grimpant sur les meubles, sur le fourneau où seule la peur du feu les empêchait de goûter au savoureux plat d’oignons si agréablement odorant.

Et quels rats ! Énormes, hirsutes, moustachus immodérément, des rats bien râblés, alertes, effrontés ; il y en avait des jeunes et des vieux, des ancêtres vénérables au poil grisonnant, de solides gaillards replets et tassés marchant en tête des colonnes, et des jeunes pleins d’ardeur, de taille svelte et de mine fûtée, s’égaillant en éclaireurs.

— Arrive, Antoine, arrive ! criait toujours Colombe.

— Eh, j’ai affaire aussi de mon côté, patiente un peu ! Il était fort occupé, le brave Cassagnol, car deux ou trois des éclaireurs venaient de lui grimper aux mollets jusque sur le dos. Il ne pouvait se servir de son gourdin contre ceux-ci, mais il avait des mains et il pourchassait les bandits sans se soucier des coups de dents.

— Vilaines bêtes, je suis chatouilleux, vous allez me payer ça !

Deux des rats furent saisis comme ils essayaient de se fourrer dans son cou et vivement étranglés, un troisième s’échappa. Cassagnol pouvait voler au secours de Colombe.

— Brigands de rats ! criait-il, d’où vient cette vermine ? Attention, Colombe, ça mord, ces canailles de rats !

— Antoine, ils vont manger nos enfants, dit Colombe qui se débattait de son côté, c’est encore un tour de dame Carcas ! Tout ça c’est par ta faute, Antoine, par ta faute !… C’est pour défendre le trésor, dame Carcas ne veut pas qu’on y touche…

— Tu es folle, par la tignasse de dame Carcas, je te l’ai déjà dit, tu es folle !… Regarde comme je cogne sur cette vermine… Tiens, en voilà trois de massacrés d’un seul coup de bâton…

— Ce ne sont pas de vrais rats, j’en suis sûre…

— Qu’est-ce que c’est, alors ? Des puces ?

— Ce sont, je te le dis, ce sont les âmes des Wisigoths qui viennent défendre le trésor !

En ce moment on entendit la voix de Belleàvoir qui poussait des hihans étranglés, et ces hihans de détresse s’accompagnaient d’un vacarme de coups de pied dans les planches.

— Tu vois, elle aussi, les Wisigoths lui tombent dessus.

— J’y cours !

Mais la porte de l’appentis s’ouvrit et la brave Belleàvoir sortit en gambadant, levant la tête pour lancer fièrement un hihan de triomphe.

— Oui, les âmes des Wisigoths ! Il ne faut pas toucher au trésor, répétait Colombe qui ayant réuni les enfants en tas se tenait devant eux et jetait des pierres aux rats qui venaient encore tourner de son côté.

— Bon, je sais ce que c’est, dit Cassagnol qui venait d’assommer un gros rat plus audacieux que les autres et le soulevait par la queue pour le montrer à Colombe, regarde celui-ci, je le connais, ce vieux moustachu, il vient des étables du voisin qui élève des porcs dans les fossés du château… Je l’ai vu assez souvent rôder par là le soir… Tiens, regarde, tu dois le connaître aussi…

Il jeta sa victime du côté de Colombe qui poussa des cris d’horreur.

— Tranquillise-toi, je sais d’où ils viennent, tes Wisigoths…. C’est ma faute, c’est vrai, j’ai appuyé trop sur la gauche, dans mon trou, et je m’en vais vers les fossés du château, c’est comme ça que je suis arrivé aux étables du voisin, et tous ces rats ont passé par le trou… Le trésor n’est pas par là, je vais tout de suite aller boucher ça…

— Ne t’en vas pas ! ne t’en vas pas ! s’écria Colombe, tiens, écoute les canards, tes rats les assassinent !

Cassagnol reprit le gourdin qu’il avait déjà jeté et courut
Deux ou trois rats venaient
de lui monter sur le dos.
derrière l’appentis de Belleàvoir. Colombe élevait là de beaux canards et une couvée de canetons, commencement d’une basse-cour qu’elle voyait déjà en rêve florissante et débordante.

On entendait des coins-coins enroués et des battements d’ailes ; les rats pourchassés et massacrés d’un côté avaient filé par là. Hélas, ils avaient déjà fait du ravage lorsque survint Cassagnol. Les fâches, fuyant les grands coups de bec des canards adultes, s’étaient attaqués aux innocents canetons qui se débattaient en vain, et déjà trois ou quatre gisaient étranglés sur le sol.

Cassagnol ne put que les venger en exterminant leurs assassins, à furieux coups de gourdin accompagnés de violentes malédictions, mais hélas, cela ne pouvait les ressusciter et il fut obligé de laisser voir à Colombe les cadavres des infortunés canetons.

— C’est ma faute, dit-il piteusement, je le reconnais, j’ai fait la bêtise d’appuyer trop à gauche…

Cathounette et Fleurette pleuraient, prises d’un vrai désespoir, Colombe aussi gémissait.

— Ils venaient si bien, ils étaient si gentils ! Nous sommes ruinés !… Ne retourne pas au trésor, tu nous portes malheur, après les rats ce sera autre chose de pire ! Je te dis que les Wisigoths le défendront, leur trésor, ne cherche plus !

— Au contraire, maintenant que je sais que je me suis trompé de chemin, je vais piquer sur la droite et je ne peux plus manquer de le rencontrer… Maintenant, c’est comme si nous le tenions !


Le vieux moustachu.