Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 419-432).


XL

Le Pays de Gavot.




Évian.

De Thonon, capitale du Chablais, à Évian, capitale du Pays-de-Gavot, — petite contrée pleine de sève et toute charmante qui termine de ce côté les États Sardes, — la distance n’est que de quelques kilomètres.

J’ai pris place dans un omnibus qui fait le service d’une ville à l’autre pendant la saison des bains.

Chemin faisant, I’on passe la Dranse, rivière dévastatrice et prodigue de galets, sur un pont de bois fort étroit qui n’a pas moins de vingt-quatre arches, puis l’on roule sur terre Gavote ; bientôt on voit au milieu d’une pelouse ombragée de platanes, au bord du lac, la maisonnette assez peu fréquentée d’Amphyon. Un mince filet d’eau sulfureuse coule tout près, et quelquefois il arrive, par cas fortuit, que les baigneurs d’Évian dirigent leur promenade vers cette maisonnette toujours fermée, et viennent boire, à jeun, quelques verres du liquide purgatif.

Ce lieu tranquille plaît au rêveur par son abandon, son aspect mélancolique ; là les Alpes descendent en mol amphithéâtre jusqu’à la rive, et font deviner les grandioses beautés du Valais, — ce sont de petites ondulations qui annoncent de grosses ondes, — la nature se montre sévère et douce tout à la fois ; rien ne peut donner une idée de la richesse de ce sol, de la force inépuisable et luxuriante de cette végétation.

Mais pourquoi ce pays appartient-il à une race énervée, presque abrutie, ignorante, qui ne sait pas ou ne peut pas tirer parti entièrement de la fécondité d’une terre qui vaut son pesant d’or.

Les Vaudois ont eu en partage un terroir ingrat, rebelle à la culture, mais ils sont parvenus à l’améliorer, à le rendre productif ; les Chablaisiens, possesseurs d’une campagne extrêmement fertile, sont plongés dans la pauvreté.

Les Vaudois sont des vignerons ; les Genevois, des banquiers et des horlogers ; les Chablaisiens (variété du Savoyard, porteur d’eau, commissionnaire, ramoneur ou joueur de vielle en général) sont des pêcheurs ; les Valaisans, des bûcherons et des pâtres.

Je retournerai à Amphyon un soir, au soleil couchant, non pour avaler de l’eau de soufre, mais pour entendre siffler les piverts dans les châtaigniers touffus de la montagne.

Tu n’as pas dû oublier entièrement la mythologie, cher Émile, je n’ai donc pas besoin de te rappeler qu’Amphyon, fils de Jupiter et d’Antiope, disciple de Mercure, était un fameux joueur de lyre qui, pour bâtir les murs de Thèbes, n’eut besoin que d’exécuter quelques mélopées, — fable imaginée dans le but de montrer qu’elle est l’influence heureuse des arts, de la musique, de la poésie, sur des hommes même sauvages, vivant de la vie primitive. Il se pourrait que ce divin musicien fût venu sur les bords du Léman, à la suite du Troyen Lémanus, fils de Priara, dont parle la Chronique du Pays-de-Vaud, et que leurs noms se soient conservés jusqu’à nos jours.

Ne va pas prendre cela au sérieux.

Le besoin d’un nouvel Amphyon se fait vivement sentir dans ces parages.

On trouve sur l’autre bord, près du château de Chillon, dont je te parlerai bientôt, un ruisseau dont le nom est aussi mythologique et grec : le Céphyse, qui, sorti du pic de Jaman, forme dans sa course vers le lac plusieurs petites cascades d’argent.

Il y a de l’eau, — s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, — dans la dénomination d’Évian (Acquianum), et cela n’a rien d’extraordinaire, car la ville est baignée par le lac et renferme des sources d’eau thermale.

Je ne connais pas de plus heureuse situation ; par malheur, il manque à cet endroit un port el un quai.

La municipalité et l’État paraissent y songer fort peu et se soucier médiocrement de rendre les rapports des Évianais avec les Suisses plus fréquents et plus faciles (car les Suisses de la rive opposée sont hérétiques et démocrates, — c’est-à-dire doublement dangereux).

Le bourg doit aux baigneurs, qui le fréquentent en assez grand nombre, un certain degré de civilisation que l’on ne rencontre pas dans les autres lieux de quelque importance de cette partie de la Savoie, voire à Thonon peut-être. Il y a, sinon du comfort, du moins assez de propreté dans les hôtels ; des diligences, des chaises de poste animent la belle route du Simplon. Quant à la navigation il n’en faut pas parler, il est peu de gens de la classe aisée qui aient vu le canton de Vaud, et de même les riches vaudois, en général, n’ont aperçu les cités de la côte sarde qu’à l’aide de télescopes ; ils se décident plus volontiers à s’embarquer pour Boston que pour Thonon.

Autrefois les Évianais jouissaient de libertés et de franchises qu’ils devaient au chevaleresque comte Pierre de Savoie.

Le clocher de l’église paroissiale, vu du lac, ne manque pas d’une certaine noblesse.

Par esprit national je suis allé loger à l’Hôtel de France, l’un des meilleurs d’Évian, et j’ai eu l’agréable surprise d’y trouver un de mes anciens condisciples, le baron B., de Thonon, qui est Français quoique né en Savoie, et jouit d’une pension que lui paie notre gouvernement. B. se glorifie avec raison d’être le petit-fils de l’un des officiers les plus distingués de la République et de l’Empire, du général Dessaix, que l’on appelle, — un peu hyperboliquement, sans doute, — le Bayard de la Savoie, et qui, s’il n’arriva pas à une haute fortune, le dut à sa fidélité inébranlable aux principes républicains.

Il ne faut pas confondre le militaire dont je te parle avec Desaix qui mourut à Marengo.

S’il m’était donné de passer les beaux jours loin de Paris, je choisirais une retraite agreste dans la vallée du Léman, mais ce ne serait pas sur le bord helvétique ; toute ma prédilection est acquise au littoral sarde, — abstraction faite des malheureuses institutions du pays, — car le canton de Vaud a une certaine monotonie, un certain prosaïsme d’ordre, de régularité ; tout y est arrangé, aligné, peint et blanchi, presque tout du moins. On enlève son originalité poétique à la nature, il est facile de voir qu’on est chez un peuple froid, méthodique, raisonneur, et ayant de très fausses idées sur le beau. J’ai le mauvais goût d’être peu charmé des murs blancs jaunes ou roses, des éternels contrevents verts et des vignes symétriquement taillées et espacées.

Pourtant plusieurs paysages vaudois m’ont beaucoup plu, mais ceux du Chablais et notamment du Pays-Gavot me transportent ! Oui, si j’avais à transporter quelque part mes lares, — pardon du mot, — ce serait sous les châtaigniers de l’un des villages de la campagne d’Évian : à Lugrin, ou à Maxilly, ou à Amphyon, ou à Neuvecelle.


Il vient de me tomber sous la main un ouvrage relatif à ces contrées, publié en 1824 par un auteur très peu connu, M. Georges Mallet ; j’y ai trouvé quelques pages empreintes d’une grande vérité d’observation et d’une certaine poésie pastorale.

Je te les envoie pour m’épargner la peine d’écrire une description qui n’aurait certainement pas tout le mérite d’exactitude et le charme de celle-ci :

« Des villages de pêcheurs à demi-cachés par les arbres qui les entourent, la Grande-Rive, la Petite-Rive, la Tour-Ronde, à peu de distance les uns des autres, abritent une population nombreuse. De longs conduits soutenus par des piliers en bois vont chercher l’eau sur la pente de la colline, la transportent au-dessus des vergers, des champs et des jardins, traversent quelquefois la grande route et viennent mettre en mouvement la meule qui doit broyer le grain, écraser le fruit et les noix, ou briser l’écorce nécessaire au tanneur. Le ruisseau fait aussi agir la scie qui sépare en feuilles minces le tronc des gros arbres.....

« Les filets dont on s’est servi pendant la nuit sont étendus sur des piquets le long de la grève ; des pêcheurs les réparent, d’autres fabriquent des cordes avec la seconde écorce du tilleul ; les bateaux sont retirés sur le rivage, à l’ombre des noyers on radoube de vieux bâtiments, et la noire fumée du goudron s’élève dans les airs. Les femmes et les filles des pêcheurs assises devant leurs portes fabriquent des filets : la navette passe et repasse, les nœuds se serrent sous la main rapide de l’ouvrière. Des enfants couvrent la plage, ils imitent les travaux de leurs pères, et jettent leurs hameçons à l’embouchure des torrents. Dans les jours d’été on les voit se précipiter en riant du haut d’un bateau dans le lac, et se familiariser avec un élément qu’ils doivent apprendre à braver.

« Tantôt de la route on découvre l’immense bassin du lac et la côte de Suisse, tantôt un rideau de verdure voile à demi les flots...

« Des prairies et des forêts, des rochers taillés à pic, des pointes de terre qui s’avancent dans les eaux, des granges sous les châtaigniers embellissent cette route. De petites flottes parties du Boveret ou de Saint-Gingolph s’approchent du rivage ; quelquefois la barque chargée de pierres ou de chaux se trouve arrêtée par le calme, le conducteur attache une longue corde à l’extrémité du mât et fait remorquer son bâtiment.

« Ces grandes voiles qu’enfle un souffle imperceptible du vent rasent le feuillage et projettent leur ombre sur le bord, quelquefois deux barques ainsi conduites se rencontrent cheminant en sens inverse.

« À la droite de la route s’élèvent de hautes collines boisées, une terre fertile y nourrit des arbres remarquables par la beauté de leurs dimensions ; des vignes qui entrelacent leurs rameaux à des perches rappellent la culture italienne ; sous les pampres croissent du blé, du maïs, du chanvre ou des légumes. Près d’Évian les bords du lac sont occupés par les jardins et les enclos des habitants de la ville ; en suivant les sentiers qui serpentent sur l’inclinaison de la montagne, on se trouve dans les prairies ou sous les bois de châtaigniers. Vues du lac, ces pentes semblent ensevelies sous une épaisse verdure, interrompue seulement par quelques points découverts et cultivés ; lorsqu’on suit les sentiers qui se dirigent en tous sens sous ces ombrages, on découvre à chaque instant des objets nouveaux : la chapelle d’un village et son presbytère, un château détruit, demeure maintenant d’une famille de paysans, et dont les fossés à moitié comblés, la grande porte d’entrée, l’antique jardin, les charmilles que le ciseau n’aligne plus, rappellent des propriétaires d’une classe plus relevée et d’anciens souvenirs.

« Ici la nature est laissée à elle-même et la végétation se développe sans contrainte ; les haies ne sont pas taillées, les vignes déploient au loin leurs guirlandes et les arbres étalent leurs rameaux. Des clôtures placées plutôt pour indiquer la propriété que pour arrêter le promeneur le laissent sans peine passer d’un bois dans un autre, d’un champ dans une prairie et s’égarer au gré de ses pensées. Tout sous ces feuillées est tranquille, tout y inspire le calme et la paix, le silence qui y règne contraste avec le mouvement des bords du lac, le jour doux et voilé avec la brillante réverbération des eaux. Le laboureur cultive son champ sans bruit ; un bûcheron isolé abat un arbre au milieu des bois, les seuls coups de la hache révèlent sa présence, rien n’annonce l’approche de ces petits villages dispersés sur la pente qui se présentent tout-à-coup aux regards ; les maisons des paysans sont comme enfouies au milieu des arbres fruitiers qui les entourent, et des pois à fleurs, qui du jardin s’élèvent sur le toit, viennent protéger le rucher placé du côté du levant

« Ces collines produisent beaucoup de fruits, la distillation des cerises occupe les habitants pendant l’été, la récolte des noix et du raisin vient ensuite, enfin celle des châtaignes, qui est la dernière ; les habitants en font un grand commerce et les mangent comme légumes jusqu’en été.

« Les feuilles dentelées du châtaignier couvert de chatons en été et de coques piquantes en automne, ses branches fortes et contournées, les fissures et les accidents de son écorce, ses masses de verdure irrégulièrement disposées offrent de beaux sujets d’étude au peintre. La vieillesse lui donne un nouveau caractère, de son tronc creux sortent des rejetons parés de la vigueur de la jeunesse, tandis qu’on voit s’élever à côté les rameaux du vieil arbre dépouillés par le temps, brisés par les vents ou desséchés par la foudre.

« Le chanvre est un des produits de première nécessité dans un pays où l’on fait un si grand usage de cordes et de filets. En automne les habitants se rendent successivement le soir, après les travaux de la journée, chez les différents propriétaires pour le teiller ; lorsqu’il fait beau ces réunions ont lieu en plein air. En revenant de nos promenades le long du lac, nous passions devant des groupes joyeux d’ouvrières qui nous saluaient de leurs cris ; les enfants allumaient au milieu de la route de grands feux de chènevottes, devant lesquels on voyait se dessiner leurs figures en mouvement.

« Ces feux brillaient de loin sur différents points de la rive.

« Quand la récolte des châtaignes appelle chacun dans ses vergers, Évian est presque désert ; on l’abandonne de grand matin pour n’y revenir que le soir. Les châtaignes sont recueillies avec des pinces de bois pour en éviter les piquants, on les réunit en tas d’où on les retire lorsque la première enveloppe s’est desséchée. Hommes, femmes, enfants sont rassemblés sous les arbres dont on secoue les branches et que l’on frappe avec de longues perches. Le jeune homme parvenu à la cime entonne des chants joyeux ; le pâtre lui répond du sommet de la montagne ; la chanson passe de bois en bois, de colline en colline, et l’écho éloigné des rochers de la Mémise en répète les derniers sons..... »


Il y a de charmantes choses à voir sur les hauts lieux de cette contrée, villages, manoirs délabrés, futaies, vallons, clairières, toutes les merveilles de l’imprévu, toute la magie de sites sans apprêts, comme je les aime et les cherche.

Je pourrais faire un volume de mes découvertes à Marège, à Feterne, à Laringe... mais je réserve ces peintures pour une autre occasion ; j’écrirai quelque jour une histoire sombre et douloureuse où se résument fatalement les plus poignantes souffrances de l’ordre moral. — Ici fut son théâtre, et j’y rêve en me promenant au milieu des bois profonds.

Au vieux château de Lugrin, devenu une ferme, la cour d’entrée, qui n’est plus qu’une basse-cour, montre un de ces désordres campagnards, un de ces fouillis rustiques disposés comme pour la peinture : fumiers, volatiles, outils champêtres, fagots, tout est à souhait parmi des vestiges de féodalité, tout s’harmonise admirablement.

Oh ! si Messonnier, mon camarade de collége, était là !

D’un côté de cette enceinte règne un rang d’arceaux sombres surbaissés, s’appuyant à une tour ronde qui renferme un escalier en colimaçon, éclairé par des fenêtres percées irrégulièrement, sans aucune symétrie, dont l’effet est des plus bizarres.

J’ai trouvé à Lugrin trois jeunes gens de la classe aisée d’Évian, ils revenaient de la chasse la gibecière et l’estomac parfaitement vides. — Nous sommes entrés dans la cuisine enfumée de la ferme-château, ou, si tu aimes mieux, du château-ferme.

La fille du fermier, qui est accorte, gentille et délurée, — car elle a habité Genève, — nous a reçus, et les chasseurs se sont permis quelques petites privautés avec elle ; l’apparition du père y a mis fin.

Marie fa no un brisolon, a dit en patois un de ces francs godelureaux de village. — Marie, fais-nous un brisolon.

Oué, monsu, a répliqué la jeune fille. — Oui, monsieur.

Aussitôt elle a jeté un fagot dans l’âtre de la vaste cheminée, et a pendu à la crémaillère une marmite aussi large qu’un tonneau ; ce culinaire récipient était rempli d’eau et de châtaignes.

Les châtaignes bouillies, — ou brisolons, pour employer le terme local, — sont l’ordinaire mets de ces campagnards.

Nous avons arrosé ce frugal repas d’un petit vin blanc des plus anodins.

De la ferme, une large avenue de châtaigniers énormes aboutit à une blanche maisonnette, toute neuve et toute simple, que le père de Marie a fait construire et qu’il loue en totalité ou en partie aux étrangers qui viennent passer l’été dans ce pays et n’aiment pas le séjour d’un bourg ou d’un hôtel.

L’année dernière Diday, le peintre genevois, l’habita une grande partie de la belle saison avec quelques élèves : ces messieurs mangeaient chez le métayer, et aux heures des repas celui-ci embouchait une trompe aux sons rauques, — de celles qui servent, dans la montagne, à réunir les troupeaux épars. — À cet appel pastoral on quittait la brosse pour la fourchette, on allait se mettre à table, et Marie montrait ses talents de ménagère, ainsi que ses beaux bras potelés presque toujours nus, — beaucoup plus appétissants encore que les brisolons fumants et savoureux.

Les filles des Alpes de Savoie sont de fraîches et massives vachères, — rien de plus. — Celles des Alpes de Suisse, avec leurs courts jupons garnis de velours, leurs bas écarlates, leurs petits chapeaux coquets, de paille fine ou de dentelle noire, leurs cheveux tressés, leurs bouquets de fleurs naturelles à la ceinture, leurs corsages étroits aux galons d’or, sont des bergères d’opéra-comique, des bergères de trumeaux comme les aimaient et les peignaient chez nous Florian, et chez les Helvétiens Gessner.

Sur le penchant des monts, le promeneur rencontre ça et là de petites huttes de bois, rustiques laboratoires où le fruit du merisier distillé produit un kirch d’une qualité excellente et très appréciée.

Avant de quitter Évian j’ai voulu aller voir les bains et leur cercle ; on n’y rencontre en ce moment que deux ou trois baigneurs valétudinaires, car la saison des eaux est passée ou du moins fort avancée.

Les ingambes, les touristes, les hommes de loisir et de plaisir se sont envolés avec les hirondelles. Au-dessus de l’établissement et de son hôtel, s’élève en talus un parterre embaumé, d’où la vue plane sans obstacle sur le bourg et le lac : toutes les plus exquises senteurs s’exhalent de cette promenade très fréquentée des étrangers.