Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 245-251).


XXVII

Antiquités genevoises.




Genève, 22 sept.

Il fait un temps superbe... pour les marchands de parapluies. Les averses se succèdent et je suis condamné à rester dans ma chambre ; je n’ai rien de mieux à faire que de m’occuper des antiquités de la ville et de certaines particularités curieuses de son histoire.

Et d’abord je vais te parler, mon ami, de ses enceintes successives et de ses faubourgs. J’ai sous les yeux une vieille gravure à laquelle j’attache un grand prix, et qui me représente Genève dans le dix-septième siècle, après l’escalade.

Depuis les temps les plus anciens jusqu’à la fin du quatorzième siècle, la ville, proprement dite, ne comprenait que le quartier haut, de la porte du Bourg-de-Four à la tour de Boël et à la Cité ; le mur d’enceinte traversait le Perron et la Pellisserie[1]  ; on bâtit peu à peu les faubourgs de la Madeleine, de Rive et du Bourg-de-Four, actuellement enserrés par les remparts.

Vers l’an 500, Gondebauld, roi de Bourgogne, avait fait bâtir la porte qui de la ville conduisait au Bourg-de-Four. Une inscription gravée au-dessus l’indique. De cette porte, un mur, construit en plusieurs endroits des restes de vieux monuments, descendait au Perron en passant par les barrières, soutenait les jardins de la rue des Chanoines et arrivait à la porte de la Tartasse, et de celle-ci à la porte Baudet (aujourd’hui de la Treille) en longeant les terrasses, il venait rejoindre la porte du Bourg-de-Four ou du Château.

Ce fut la première enceinte de Genève, au-delà était l’église ronde de Saint-Victor et son faubourg, et le Bourg-de-Four, qui avait reçu, selon toute apparence, son nom du marché qui s’y tenait. Le lac baignait le milieu du Perron et les terrasses de la rue des Chanoines[2] ; des anneaux, destinés à arrêter les barques, attachés aux murailles, l’attestent encore.

Les rues basses sont d’une origine plus récente que la partie haute de la ville. Le commerce leur donna naissance. On éloigna le lac dans les xiie et xiiie siècles. À la fin du xiiie s’éleva le couvent des Cordeliers de Rive, dont les eaux du Léman baignaient encore les murs en 1535. Dès lors, il fallut donner à la ville agrandie une enceinte nouvelle. La muraille partit de la Tour-Maîtresse à Rive, renferma dans la ville la Madeleine, les Rues-Basses, le bas de la Cité et le Bourg-de-Four ; le mur fut flanqué de vingt-deux tours, et la nouvelle enceinte porta le nom et fut l’œuvre de Guillaume de Marcossay, évêque (1366—1377). En dehors de cette enceinte s’étendaient les faubourgs que l’on détruisit en 1535.

Celui de Saint-Laurent avait trois cent cinquante pas jusqu’à la chapelle de Saint-Laurent, au haut des Hutins.

Celui du temple de Rhodes ou de Saint-Jean de Jérusalem avait huit cents pas jusqu’au pont de Jargonnaud. Le temple s’appuyait aux glacis.

Celui de Saint-Victor ou de Saint-Antoine avait cinq cents pas et tirait vers Malagnou.

Celui de Saint-Léger s’étendait à quatorze cents pas le long de Plainpalais, jusqu’au pont de l’Arve.

La Corraterie (ancien quartier des corroyeurs) se prolongeait vers le pont de l’Arve et avait sept cents pas de longueur ; la plupart des logis pour les étrangers s’y trouvaient. On détruisit ces maisons plus tard, et de leurs matériaux on éleva un mur qui allait du Rhône à la porte Saint-Léger et renfermait les crêts de la Treille et de nouveaux boulevards.

À la jonction de l’Arve et du Rhône était l’église de Notre-Dame-de-Grâce, démolie en 1535.

Au delà des ponts on trouvait le bourg de Saint-Gervais. Il n’était, jusqu’à l’an 1444, réuni qu’imparfaitement à la ville de Genève ; à l’époque de la Réformation il fut entouré de murailles.

Aujourd’hui ce quartier populeux, sur la rive droite du Rhône, forme à lui seul la moitié de la ville à peu près ; on y arrive du dehors par la porte Cornavin, à laquelle aboutissent les routes de Lyon, de Paris et de Lausanne ; je viens de parcourir celle-ci dans toute son étendue.




Bonnivard raconte ainsi dans sa Chronique comment les premiers magistrats de la république gagnaient jadis leurs émoluments, qui, à vrai dire, n’étaient pas très considérables :

« J’ai ouï dire à quelques anciens qui avaient été souvent syndics qu’avant l’alliance avec les Suisses le sénat ayant peu d’autorité avait peu d’affaires ; de sorte que quand ils allaient à la Maison-de-Ville l’été, ils faisaient ouvrir toutes les fenêtres pour jouir du frais, puis se mettaient à déviser des navires que faisaient faire le duc (de Savoie) et son frère le bâtard, et après se faisaient apporter leur rente, qui était à chacun un sol et un verre de Malvoisie, puis se retiraient et ainsi mangeaient[3] le bien du commun qui ne montait alors qu’à 3,000 florins. »

L’hôtel-de-ville, noir bâtiment où siégeaient ces bons et affairés sénateurs, est situé dans la haute ville, non loin de la cathédrale ; une sorte d’escalier sans marches, une rampe fort douce et accessible aux voitures mêmes conduit de la cour aux appartements supérieurs. On lit au-dessus de la porte de la rampe cette inscription patriotique destinée à perpétuer le souvenir glorieux de la défense des citadins qui rendit nulle la déloyale et traîtreuse escalade tentée nuitamment par le duc de Savoie en 1602, et qui est aussi une exhortation pour l’avenir :

Pvgnate pro avis et pro focis
Liberavit vos Dominvs
xii die decembris MDCII.



Les trois premiers apôtres de la Réforme à Genève, Farel, Viret et Froment, furent en butte à la haine, tantôt sourde et dissimulée, tantôt franchement agressive, du parti catholique, et notamment des chanoines et des gens d’église qui débitaient sur ces prédicants les contes les plus saugrenus, les imaginations les plus folles que les béats et les béates propageaient à l’envi. Ils prétendaient que Farel n’avait point de blanc aux yeux, qu’un petit diable se tenait suspendu à chacun de ses cheveux et s’y balançait agréablement ; qu’il avait des pieds de bœuf et était fils d’un juif de Carpentras.

Ils faisaient accroire aussi à leurs ouailles que les Réformateurs étaient changés, la nuit, en chats noirs ; ils les empêchaient par toutes sortes de terreurs d’aller au prêche, et ils leur disaient poétiquement :

Faret farera
Viret virera
Et Froment on le moudra,
Cependant Dieu nous aidera
Le diable les emportera.

Inutile d’ajouter que cette prédiction rimée ne se réalisa point.




J’ai remarqué encore à l’hôtel-de-ville :

Dans la voûte de la rampe plusieurs têtes, à savoir : celles de l’empereur Aurélien, de Pompée, de Jules César, du consul Marcellus, de Henri IV, et la devise de Genève, — singulier amalgame !

Dans une salle une table de l’alliance faite, en 1584, entre la république et deux cantons suisses.

Enfin les deux portes de l’édifice, dont le fronton est soutenu par des piliers de marbre noir, sur lesquelles on a sculpté les armes de la ville où figurent l’aigle impériale et la clé de Saint-Pierre.

Je ne sais si de ton temps l’État entretenait à ses frais, comme aujourd’hui, plusieurs de ces fiers oiseaux, objet de la vénération des citoyens et qui habitent une grande cage aux boucheries, près du lac.

De même Berne, à cause de son blason, entretient des ours.


Armoiries de Genève.
  1. Qui tirait sans doute son nom des pelletiers, des fourreurs.
  2. Depuis ce temps il s’est considérablement éloigné et l’on a pu construire les quais modernes faits dans de belles proportions.
  3. Il eût mieux valu dire : buvaient.