Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 155-163).

NYON.



XVIII

La Promenthouse. — Prangins.




Nyon, 9 sept. — le soir.

Je n’avais qu’une traite de deux lieues à fournir pour aller de Rolle à Nyon, c’est pourquoi je me mis en marche au petit pas, mais l’atmosphère était pleine d’électricité, et la chaleur devint si forte que bientôt je me sentis trempé de sueur et accablé de fatigue ; jamais je n’avais trouvé mon sac si pesant. Aux trois quarts du chemin j’arrivai à un pont joignant les deux bords d’un ravin touffu où coule le torrent écumeux et clair de la Promenthouse, qui, sortant du Jura, se dirige vers le lac et s’y jette.

Il me prit fantaisie de m’arrêter dans cet endroit ombreux, je suivis un sentier à peine frayé, envahi par les halliers, qui me conduisit sur le galet qui borde le torrent formant un coude à peu de distance en avant du pont.

Le lieu était parfaitement solitaire, mystérieux, fermé aux regards, le bois était épais, nul bruit autre que celui des eaux vives, clapotantes, des oiseaux et des insectes ; je me déshabillai, m’assis au soleil, séchai ma sueur, puis je trempai le bout de mes pieds dans la petite rivière pour connaître au préalable sa température, qui me parut d’abord glaciale ; je le retirai aussitôt rouge comme le plus beau corail ; combattant cette première impression désagréable, je m’accoutumai peu à peu au contact de l’onde et m’avançai au milieu du lit de la Promenthouse, marchant sur des cailloux roulés et n’ayant de l’eau que jusqu’à mi-corps, mais je sentais qu’il y eût eu péril pour la santé à rester immobile dans ce courant sans cesse renouvelé.

En le remontant je rencontrai d’abord une espèce de banc de sable, puis une dalle de rocher uni formant un bassin naturel, plus profond, baignoire commode, sans aspérités, au fond plane comme un plancher pratiqué sous des lianes chevelues et des rameaux entrelacés. Ce fut avec une volupté inexprimable, une impression délicieuse de bien-être que je me plongeai dans ce bassin, découvert sans doute par moi ; j’avais de l’eau jusqu’au cou et me suspendant à une grosse racine d’arbre placée là tout exprès pour me soutenir, je gambadais, je me renversais sur le dos, je me laissais entraîner puis revenais en arrière par le mouvement de mes bras pour me laisser entraîner encore. Cet exercice dura au moins vingt minutes et je sortis à regret de ma baignoire de granit, abritée du soleil ardent par une voûte impénétrable de feuillage.

Si Dieu me prête vie et me permet de revoir la Suisse un des prochains étés, je me baignerai de nouveau dans ma piscine de la Promenthouse.

En approchant de Nyon on découvre à gauche, sur la hauteur, le château de Prangins, qui n’a de remarquable que sa position et sa grandeur, son vaste parc est traversé par la grande route ; cette construction ne date que du siècle dernier, un banquier nommé Guiger, qui s’était enrichi en France au temps du fameux système de Law, le fit élever sur les ruines de l’ancien manoir. Parmi les possesseurs de la baronnie de Prangins, on cite, au xviie siècle, Émilie de Nassau, veuve du prince Emmanuel de Portugal[1] ; et, de nos jours, le comte de Survilliers (Joseph Bonaparte) ; je t’ai dit dans une de mes précédentes lettres que Voltaire fit un séjour dans cette résidence princière, possédée actuellement par une dame française, la comtesse de Chavagnac.

Vers la fin du dix-septième siècle, huit ou neuf cents de ces pauvres proscrits pour cause de religion, de ces infortunés Vaudois des vallées du Piémont, — dont la race était persécutée depuis si longtemps par les ducs de Savoie et les rois de France, livrée aux inquisiteurs, brûlée juridiquement, traquée, massacrée, emprisonnée ou exilée au mépris de toutes les lois divines et humaines, huit ou neuf cents Vaudois, dis-je, faisant leur troisième tentative pour regagner leurs chères montagnes et en chasser ceux qui les en avaient dépossédés, se réunirent de diverses parties de la Suisse et de l’Allemagne dans la forêt du Bois de Nyon et de la bergerie de Prangins (le lieu était propice pour se tenir caché, ils pouvaient facilement se procurer des vivres, soit de Rolle, soit de Nyon, traverser le lac, resserré dans ces parages, et débarquer inopinément dans la Savoie qu’il leur fallait traverser). Mais cette réunion ne fut pas ignorée des autres Vaudois, de ceux du Pays-de-Vaud, et bien des gens vinrent voir leurs assemblées et les préparatifs de l’expédition téméraire et aventureuse qu’ils allaient entreprendre. Le soir du vendredi 16 juin 1689, M. Arnaud (ou de La Tour), qui était à la fois pasteur et colonel de ces exilés évangéliques, fit la prière solennelle et l’on s’embarqua entre neuf et dix heures sur quatorze barques mises à réquisition. M. de Prangins, qui était venu par curiosité entendre cette oraison évangélique, partit précipitamment pour Genève et donna l’alarme au Résident de France, lequel prit en toute hâte le chemin de Lyon pour faire marcher des dragons contre les Vaudois, — c’était le temps affreux des dragonnades de Louis XIV, — mais ceux-ci ne purent être atteints, et cette fois leur expédition eut un plein succès.

C’est une histoire touchante, merveilleuse, héroïque, sublime que celle de ce peuple qui, soutenu par Dieu dans les plus terribles épreuves, les plus épouvantables malheurs, reste fidèle à ses croyances, à ses pures traditions, garde le souvenir de la patrie, y rentre malgré les armées nombreuses aguerries, bien armées et disciplinées de la France et de la Savoie, et qui, rétabli enfin par la force des choses dans les gorges de Lucerne, d’Angrogne et de Saint-Martin, oublie magnanimement persécutions, piéges infâmes, sanglantes boucheries, guet-apens, et défend les états de son prince menacés par l’étranger.

Rien de plus beau, de plus noble dans les annales des nations !

De nos jours d’autres bandes d’exilés ont fait une apparition sur ces rivages : je veux parler des réfugiés polonais, du général Romarino et de leur projet de révolutionner la Savoie.

Tu sais l’issue malheureuse de cette entreprise aussi imprudente que mal conçue et inopportune.

À Nyon le lac et le canton de Vaud se rétrécissent considérablement et sont près de finir, la rive de la Savoie montre distinctement ses villages, la frontière du Pays-de-Gex (Ain) n’est qu’à une lieue, le col des Rousses, route de Paris, dessine son échancrure, et l’enclave genevoise de Céligny, vue sur la carte de ces contrées, ressemble à une grosse verrue sur un petit nez.

Ainsi la ville où je suis occupe une position propice au commerce d’importation et d’exportation ; elle a un certain aspect d’aisance, de prospérité, de progrès qui frappe tout d’abord.

Le château, hérissé de tourelles et de donjons, s’élève dans la cité haute et produit un admirable effet, soit de la campagne, soit du Léman ; il fut bâti, d’après Besson, chroniqueur de Savoie, par Claudine de Brosse ou de Bretagne qui y fit porter un saint suaire, que l’on montra en ce lieu pendant quatorze ans. Que pourrais-je te dire sur Nyon qui n’ait déjà été ressassé partout, qui ne soit ou doive être connu de tout le monde ?... Te parlerai-je de l’ancienne ville celtique, sur les vestiges de laquelle Jules-César fit bâtir Niodunum ou Novidunum, capitale d’une colonie de chevaliers (Colonia Julia equestris) destinée à civiliser l’Helvétie méridionale ? Te parlerai-je des antiquités mutilées qu’on y a découvertes ? Faut-il t’apprendre que Nyon fut une des quatre bonnes villes du Pays-de-Vaud, c’est-à-dire des cités à priviléges sous les princes de Savoie, et eut un bailli au temps de la domination bernoise ? nommer ses couvents ? disserter sur sa primitive assiette ? te lapider avec des pierres milliaires et tumulaires ? te verser l’ennui à pleine amphore ? t’endormir avec des lambeaux d’inscription latine ? barbouiller dix pages à propos d’un couperet de boucher, appelé hache de sacrificateur, d’un vase... nocturne anobli par le nom de lacrymatoire, d’un fragment de plat à barbe, d’un fond de marmite, d’un bec de lampe et d’autres raretés de ce genre ?

M’en préserve le ciel !

Nyon a produit des hommes dont il est fait mention dans le dictionnaire de Lutz et dont je ne puis me dispenser de parler : M. de la Fléchère, qui fut pasteur en Angleterre et dont on connaît les doctrines religieuses et le poëme De la Nature et de la Grâce ; M. Reverdil, qui habita le Danemarck et contribua de tout son pouvoir à la noble tâche de l’affranchissement des serfs de ce royaume ; — il mourut en 1808 ; — et M. Gaudin, botaniste de mérite, auteur de la Flore helvétique.

J’ajouterai à cette liste le nom d’un de nos modernes compositeurs de musique les plus distingués, — je dis nos, car il est fixé depuis longtemps à Paris, — celui de l’auteur de l’opéra de Stradella et de plusieurs mélodies très estimées et très originales d’inspiration et de facture : notamment la Ronde du Sabbat (de Victor Hugo), le Lac (de Lamartine), et le Poète mourant, de Millevoye). Le père de M. L. Niedermeyer naquit en Allemagne ; son fils est digne du pays qui a produit les plus grands musiciens : Gluck, Haydn, Mozard, Beethoven, Weber, Meyerbeer, Sporr, Mendelssohn et tant d’autres[2].

Le château de Nyon, dont la position et la structure sont si remarquables, rappelle trois hommes célèbres, trois contemporains unis par une étroite amitié : Bonstetten, Matthisson et Muller.

Le premier, publiciste érudit, philosophe, métaphysicien et de plus poète par le style et la pensée, homme bon, pieux, exalté et sensible, né d’une famille patricienne bernoise, occupa en qualité de bailli le château (1787 — 1793), y vécut deux ans avec le second, — un des meilleurs poètes lyriques de l’Allemagne, comme tu sais, — et y reçut souvent le troisième, célèbre par son Histoire des Suisses.

On peut dire que le philosophe a donné un historien aux pays helvétiques en engageant Muller à écrire, et que celui-ci a doté la science d’un génie de plus en mettant une plume dans la main de Bonstetten.

L’ancien bailli de Nyon et Matthisson se sont suivis de près dans la tombe (1831 — 1832) ; l’un a fini ses jours à Genève, — sa ville de prédilection, celle où il avait passé sa jeunesse et connu Cramer, Abauzit, Jallabert et Moultou ; — l’autre, après avoir été professeur, lecteur de la princesse d’Anhalt-Dessau, conseiller intime de légation du roi de Wurtemberg, premier conservateur de la Bibliothèque royale de Stuttgard, après avoir revu des lettres de noblesse du roi actuel de Wurtemberg, s’est éteint à Woertlitz, âgé de 70 ans ; il était né à Hohendodeleben, dans les environs de Magdebourg.

Pendant son séjour à Nyon, près du lac qu’il aimait tant, Bonstetten accueillit et protégea les proscrits de notre révolution, et bientôt, à la chute de l’État de Berne et de la domination bernoise dans le Pays-de-Vaud, il dut lui-même accepter les offres d’un ministre de la cour de Danemarck et se réfugier à Copenhague.

Il eut pour amis, outre ceux que j’ai cités, le poète anglais Gray, Mme de Staël et Charles Bonnet dont j’aurai à m’occuper dans quelques jours, M. Stapfer et Mme Frédérique Brun.

Dans un voyage à Yverdon il fit la connaissance de J.-J. Rousseau, mais il ne paraît pas qu’il ait entretenu depuis lors des relations avec lui.



  1. Elle s’y retira avec sa fille lorsque les Espagnols se furent emparés de son pays. Le tombeau de cette princesse se trouve dans une chapelle latérale de la cathédrale de Genève.
  2. Lausanne a produit aussi un musicien maintenant fixé en France et digne d’être cité bien qu’il ne se soit révélé encore que par des compositions légères pour le piano, gravées en grande partie à Genève, et des succès de salon ; je veux parler de M. le marquis de Langalerie, ancien officier de la Garde royale, et dont la famille est d’origine française.