Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 127-131).


XV

Digression politique.




Gimel, 6 septembre.

Voici ce que Benjamin Constant, qui était Suisse de naissance, mais Français d’origine, de cœur, par choix, a dit quelque part :

« Qu’est la Suisse ? une terre hospitalière, ouverte à tous, visitée par tous, neutre entre tous, un oasis de paix au milieu de l’Europe politique. Toute la politique de la Suisse était de n’en avoir point ; ainsi a-t-elle vécu pendant des siècles ; ainsi a-t-elle tenu ouvertes ses paisibles contrées pour quiconque est venu leur demander un asile... La Révolution l’a tirée de ses habitudes de paix et de neutralité, le rétablissement de 1814 ne les lui a pas rendues, et depuis ce temps on ne sait quelle contradiction intérieure, aiguisée de contestations religieuses, la trouble et la tourmente..... »

La situation n’a pas changé : le mal signalé par Benjamin Constant ne fait qu’empirer de jour en jour, une grande catastrophe est imminente — qui vivra verra ! —[1]

L’état permanent de sourde agitation de ce pays dérive d’un vice organique, d’une constitution défectueuse. Les mots peuple suisse, nation suisse ne sont que des mots, des mots impropres qui n’ont aucun sens réel, des mots de pure convention. Il n’y a pas de peuple suisse, il n’y en aura jamais, il n’y a que des peuplades suisses qui se considèrent chacune comme des nations différentes, et ne sont unies entre elles que par un lien faible, relâché, sur le point de se rompre ; Suisse est un nom générique, voilà tout, comme celui d’Européen presque : je ne vois dans ces contrées alpestres que des Vaudois, des Genevois, des Zurichois, des Bernois, des Lucernois, etc., tous ayant leur gouvernement particulier, leurs couleurs, leurs institutions, les uns catholiques, les autres protestants, ceux-ci conservateurs, ceux-là radicaux. Sur les bords du Léman on parle français, allemand sur ceux de l’Aar, italien dans le Tessin ; de là trois Suisses bien distinctes : une française, une allemande, une italienne.

Dans notre France les frontières des trente-deux provinces primitives se sont effacées pour toujours : on est du Dauphiné, mais on n’est plus Dauphinois, de la Bretagne, mais on n’est plus Breton... on est Français. Un seul pouvoir plane sur le pays, de Dunkerque à Perpignan, de La Rochelle à Colmar ; on peut dire : nation française, peuple français ; encore une fois, on ne peut pas dire : nation suisse, peuple suisse ; et si on le dit, c’est par une habitude vicieuse.

Les Suisses ont des intérêts divers, des croyances religieuses opposées pour lesquelles ils se passionnent comme s’ils vivaient en plein seizième siècle, des costumes et un langage différents : on voit que tout concourt à les désunir, à les séparer, à empêcher qu’il ne s’établisse à la place de cette confédération d’États un gouvernement unitaire, homogène et compacte.

La nécessité de la défense commune, le maintien de l’indépendance générale, un danger imminent peuvent seuls faire taire les discordes, les jalousies, les rancunes inter-cantonnales, les luttes confessionnelles, mais elles recommencent de plus belle dès que le péril est passé.

Le pacte fédéral n’est guère qu’un mythe, une lettre morte, et je serais peu surpris d’apprendre demain que le Valais se donne à la Sardaigne pour jouir en toute sécurité des bienfaits du jésuitisme ; — ce projet a déjà été sur le tapis.

À moins d’une révolution qui renverse à jamais les barrières séparant ces grandes municipalités, — pour nous servir de l’heureuse expression de M. de Bonald, — la confédération suisse se fractionnera, dans un temps donné, en plusieurs petites confédérations, à moins que les grandes puissances de l’Europe, intervenant dans les querelles des cantons, ne se partagent les vallées helvétiques : leur accord tacite maintient l’intégrité de ce territoire, qui n’est riche qu’en sites romantiques ; ils pourraient bien s’entendre un jour pour se l’adjuger à l’amiable.

Jusqu’à ce jour, que je suis loin d’appeler de mes vœux, la Suisse ne sera, quoi qu’elle fasse, qu’une société de sociétés. Ce mot de Montesquieu est une excellente définition.

J’ai poussé une reconnaissance jusqu’à Gimel, gros village au pied du noir Marchairu, montagne du Jura.

Rien d’intéressant.

Je viens de consommer un exécrable dîner que j’ai payé fort cher, et qui m’a fait regretter la cuisine et les prix modérés du bonhomme Bron, qui est la complaisance, l’honnêteté et la candeur personnifiées.

Je suis à la fenêtre de l’auberge de Gimel donnant sur la rue ; un beau canard de Barbarie, qui a des rubis à la tête, de l’hermine aux ailes et un duvet à nuance changeante sur le dos, prend ses ébats dans une rigole qui sort du lavoir entouré de lavandières, je lui jette de gros morceaux de mie de pain qu’il croque avec voracité, puis il secoue la queue joyeusement, lève la tête vers moi et semble me dire :

— Encore !

Je recommence à jeter de la mie à profusion, d’autres canards arrivent le bec au vent. Une servante leur apporte de la salade, ils s’en montrent peu friands et reviennent vers moi, le cou dressé, la queue frétillante. Ma distribution continue, — un pain tout entier y a passé, — toute la volaille de Gimel accourt. — Je m’arrête car la charité a ses bornes.


  1. Les événements de l’année 1845 confirment ces tristes prévisions.