Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 97-104).


X

Rencontres.




Aubonne, 4 septembre, — trois heures.

Je veux, mon cher ami, essayer de soutenir deux thèses opposées, contraires, et que je formule ainsi :

1re Il est bon de voyager seul.

2e Il est mauvais de n’avoir pas un compagnon de voyage.

Procédons avec ordre et méthode : je vais plaider coup sur coup le pour et le contre, bien qu’aucune des Facultés de droit du royaume ne m’ait conféré le titre d’avocat.

Celui qui voyage seul jouit d’une liberté pleine et entière, il peut presser ou ralentir le pas selon son bon plaisir, s’arrêter et séjourner où il lui plaît ; il ne se dirige que par sa propre volonté, il ne prend conseil que de lui-même, il mange, boit et dort à sa guise, augmente ou restreint sa dépense ; en un mot, conserve une indépendance complète dans ses allures, et ne redoute aucune opposition à ses fantaisies, aucune entrave à ses desseins. Personne ne le trouble dans ses réflexions, ne lui parle quand il a envie de garder le silence, ne l’assomme d’un verbiage indifférent, et ne provoque obstinément des réponses fatigantes ; personne ne lui dit : allons à droite, quand il désire aller à gauche ; venez à l’ombre, quand il préfère cheminer au soleil ; il n’est point obligé de faire et de demander à autrui de ces réciproques concessions sans lesquelles il n’y a pas de bonne intelligence possible ; il jouit de son libre arbitre, exempt de la crainte de gêner ou de contrarier quelqu’un qui peut-être n’ose se plaindre et proteste mentalement contre un projet subit, une résolution soudainement prise et réalisée en dehors de ce qui était convenu d’avance.

Deux amis peuvent fort bien avoir un tempérament différent, des goûts et des habitudes inconciliables. L’un, par exemple, aime à dormir tard, l’autre à se lever matin : cet inconvénient est des plus fâcheux quand on tient à faire route ensemble ; il y a toujours contrariété, humeur, rechignement et murmures au moment du départ. Je m’arrête là et conclus qu’il est bon de voyager seul.

Prête l’oreille maintenant à ma plaidoirie pour la partie adverse :

Je soutiens qu’il est mauvais de n’avoir pas un compagnon de voyage et prétends le prouver sans de longs discours.

Le voyageur solitaire s’ennuie bien vite de ne pouvoir communiquer à personne les réflexions que lui suggèrent mille objets, une sorte de mélancolie assombrit ses pensées ; sa rêverie devient vague, confuse et se fatigue d’un continuel exercice ; l’instinct de la sociabilité ne tarde pas à se révéler impérieusement et le porte à échanger des paroles avec les premiers quidams qu’il rencontre, auxquels il n’a rien à dire, dans le seul but d’entendre des voix humaines. Et puis, s’il tombe malade, s’il est assailli par des malfaiteurs, les soins et l’assistance d’un compagnon ne valent-ils pas mieux pour lui que ceux des étrangers ? La conversation intermittente repose l’esprit et empêche de trouver le temps long quand on se voit obligé de traverser un pays monotone, uniforme et triste, ou, qui pis est, de s’y arrêter, de séjourner au milieu de gens grossiers et ignorants.

La conclusion de ceci est facile à déduire.

Mais trêve d’avocasserie ! je ne sais, en définitive, lequel vaut le mieux de voyager seul ou avec quelqu’un ; j’attendrai ton opinion là-dessus ; — souvent il m’arrive de désirer un compagnon et souvent aussi de me réjouir de ma solitude.




En quittant Wufflens, — prononce Vuflan à la manière vaudoise, — j’ai pris le chemin d’Aubonne où je couche ce soir et où je suis arrivé assez tard et par un temps lourd et sombre annonçant l’orage.

Que te dirai-je de mon trajet à travers des campagnes fraîches assurément, mais qui ne m’ont rien offert de particulier, de digne d’étude ?

Wufflens, Aubonne et les villages que j’apercevais sont dans l’intérieur des terres, sur des éminences ou au fond de ravines touffues, traversées par des ruisseaux d’une pureté à rendre jaloux le cristal de roche ; mais toujours le lac, immense réservoir qui les reçoit, apparaît par quelque échappée heureuse entre des collines, par quelque trouée de feuillage. On le perd de vue un moment, mais on ne tarde guère à le revoir, immobile ou frissonnant, calme ou agité, azuré ou gris, resplendissant ou terne comme le ciel, dont il reproduit les changeantes nuances, les teintes variées ; ainsi l’image d’une personne aimée, d’une femme surtout, se présente presque continuellement aux yeux de l’esprit, aux regards de l’imagination, il n’est pas possible de la perdre de vue longtemps.

On s’aperçoit aisément que les touristes, en si grand nombre dans le canton de Vaud, ne s’éloignent point du littoral du Léman : à mesure que l’on pénètre au cœur du pays on trouve des bourgades plus pauvres, des auberges plus misérables, des habitants moins civilisés et moins civils, qui regardent l’étranger-artiste avec une sorte d’étonnement idiot et prennent volontiers son bagage portatif pour la pacotille d’un marchand ambulant, d’un colporteur. Il est à remarquer aussi que les touristes de la zone qui borde le lac sont en grande partie des Anglais qui ne voyagent point à pied ; les peintres et les poètes préfèrent avec raison à ce canton l’autre bord du lac qui appartient à la Savoie : là sont les puissants effets, les magnificences sévères et grandioses de la nature, les sites sauvages, imposants, vraiment sublimes, vraiment inspirateurs. Je parcourrai dans peu de jours ces rives qui furent françaises et qui le redeviendront tôt ou tard.

J’ai fait rencontre aux environs de Bussy de deux jeunes gens et d’un enfant montés sur un chariot villageois et chassant devant eux des vaches qu’ils venaient d’acheter à la foire et qui tondaient à belles dents les haies du chemin. Ils m’ont demandé si je vendais des chansons, et ma réponse a été facétieusement affirmative. Arrivés au village, nous entrons dans une pinte, je remplis de vin ma gourde et leur verse le reste de la bouteille ; ils pensaient payer leur part de la dépense, mais je paie tout sournoisement ; ils réclament contre ce mauvais procédé, alors j’ai la sottise de leur dire :

— Laissez, je suis plus riche que vous.

Cette inconsidérée parole ne fut pas plus tôt lâchée que j’en ressentis une sorte de peine ; je craignis de les avoir blessés, humiliés, de leur paraître orgueilleux ; toutefois ils me pardonnèrent mon tort, et nous nous séparâmes amis.

À la nuit tombante je traversais Lavigny. En passant devant une hôtellerie pleine de buveurs, je vis une femme qui venait rôder près des vitres, sans doute pour surprendre son mari en devoir de se griser.

Je suivais la route sinueuse, apercevant Aubonne dans l’ombre, à une certaine distance, au-dessus d’un vallon profond et richement boisé, quand je fus accosté timidement par une petite fille qui marchait avec précipitation, inquiète de s’être attardée et de se trouver seule, à la brune, sur une route assez peu fréquentée. Elle me demanda si nous étions bien loin de la ville, et si je m’y rendais ; ma réponse et le ton amical avec lequel je lui parlai dissipèrent sa frayeur enfantine, elle se mit sous ma protection et j’écoutai complaisamment, comme il sied à un observateur, son babil. Marie Rochat est une petite blondine de huit ans, vive et éveillée. J’appris qu’elle revenait de Saint-Livres, qu’elle avait un crouye papa, — un méchant papa, — qu’elle avait eu trois mamans, que le crouye papa donna un coup de hache à la première maman qui en mourut, et que la dernière maman, encore vivante, était souvent battue par le crouye papa et battait Marie pour s’en venger. Ces détails naïfs me touchèrent et je plaignis du fond du cœur cette pauvre petite créature qui trottait pieds nus à côté de moi dans la poussière du chemin.

La route, au sortir de Lavigny, descend brusquement au fond du vallon par une pente raide ; nous traversâmes là un pont romantique, sous lequel l’Aubonne fait rage parmi des blocs de rochers moussus et des lianes pendantes. Pour éviter les rampes qui serpentent au flanc de la montagne et abréger notre chemin, la petite fille me fit prendre un sentier rapide où l’on a pratiqué un champêtre escalier au moyen de planches enfoncées dans le sol.

Bientôt nous arrivâmes au pied des grands et irréguliers murs de clôture du château d’Aubonne et je dis à Marie de me conduire au meilleur hôtel de la ville. Elle me pria de l’attendre un moment et courut chez sa belle-mère, — du moins je l’imagine. — Quand elle fut revenue, elle me demanda un demi-batz pour me servir de conductrice. Je lui en donnai un tout entier (15 centimes), et elle me mena au logis d’où je t’écris après souper, — le cabaret de L’Orange, situé dans une rue grimpante et pavée de cailloux très pointus. — Marie Rochat est certainement intéressante, mais surtout intéressée : sa précaution quelque peu méfiante a mis un frein à ma libéralité qui s’efforce toujours de procéder avec justice et discernement.

J’ai fait cinq lieues aujourd’hui : il pleut, il tonne, il vente, il grêle, je trace cette relation à la lueur des éclairs, l’échine endolorie du frottement de mon sac. Mon repas du soir n’a rien eu d’épiscopal, il se composait d’un potage aux herbes, au pain et aux pommes de terre en purée, — le seul que l’on trouve dans les auberges rustiques de cette province, — d’un morceau de mouton rôti et d’un petit fromage sec fait de lait de chèvre. Mon hôte a la mine d’un brave homme, ce qui ne prouve pas qu’il le soit.

Je vais me coucher, à demain !