Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 15-22).


Fontaine de Georgette.


III

Lausanne.




Lausanne, 29 août

Je ne te décrirai point Lausanne, mon cher Émile.

Qui ne connaît cette ville si singulièrement perchée sur de petites montagnes du haut desquelles un flot de maisons coule dans le ravin qui les sépare ? je ne te décrirai point cette cité escarpée, montueuse, mal pavée, presque inaccessible aux voitures, mais à laquelle la bizarrerie même de son assiette, les hérissements de ses flèches élancées et de son clocher de structure romane donnent une physionomie des plus pittoresques. Tu n’as pas manqué, j’imagine, de rendre visite à la cathédrale, immense basilique, imposant et grandiose vaisseau, monument séculaire dénudé par la Réforme, dépouillé de tous les riches ornements que les âges y avaient entassés. Je ne te parlerai donc ni des verrières, ni des cénotaphes mutilés des anciens évêques de Lausanne, ni du tombeau sur lequel est étendue l’effigie de pierre du preux et malheureux Othon de Grandson, mort en champ-clos dans un duel juridique, ni de la tombe du pape Félix V, ni de celle de l’aïeul de Benjamin Constant, ni du beau morceau de sculpture dû au ciseau délicat de Canova sur la sépulture d’une noble anglaise, ni du banc-d’œuvre de chêne fouillé et découpé avec un art infini. Je ne te parlerai pas non plus du château, massif dé de briques, flanqué à ses angles de quatre tourelles, orné de machicoulis, féodale demeure des évêques lausannois, puis des baillis de Berne, et maintenant résidence du gouvernement cantonnal, ni de l’hôtel de ville qui a un beffroi, de grandes fenêtres antiques et des gargouilles en fer découpé, frisé peinturluré, ni de l’ancienne église conventuelle de Saint-François où se tint, si j’ai bonne mémoire, une séance du concile de Bâle, et dont le clocher est surmonté d’une aiguille fort aiguë, entourée de quatre aiguillettes, fines et légères, d’un très bon effet. De quoi te parlerai-je donc, car il faut bien que je t’entretienne de quelque chose ? Attends... Encore un mot sur la cathédrale, qui, bien que calvinisée, porte toujours le nom de Notre-Dame.

Les catholiques, qui sont en bien petit nombre à Lausanne, ne peuvent se consoler de que cette colossale nef n’a plus d’autels où fume l’encens, plus de tableaux, de châsses, de flambeaux, de reliques, d’orfévreries, de statues, et ne retentit maintenant que des psaumes de l’hérésie, n’abrite que les prédications de l’erreur. L’évêque, dit de Lausanne, résidant à Fribourg, pépinière du jésuitisme helvétique, partage la désolation de son troupeau au sujet de la cathédrale. On prétend que toutes les fois qu’il vient à Lausanne, il se rend incognito, ou du moins sans bruit, dans l’église où il se promène seul et en toute liberté après avoir donné un pour-boire au concierge, — j’ignore si le mot bedaud est usité chez les protestants. — Il tire alors son bréviaire, marmotte en marchant les prières de la messe, et croit par là purifier l’église, lui rendre sa bonne odeur de sainteté antique, détruire au moyen de cet exorcisme les miasmes pestilentiels de la profanation.

Des richesses considérables dont je pourrais te donner le catalogue, et parmi lesquelles on comptait un grand nombre d’images de saints et d’apôtres en or et en argent massif, remplissaient Notre-Dame au moment où les Bernois faisaient la conquête du pays de Vaud (1535), et s’emparaient de Lausanne ; ces richesses allèrent grossir le trésor de Berne. Nos troupes s’étant rendues maîtresses de cette ville, au temps de la République, firent main-basse sur ledit trésor qui, on me l’a assuré, servit aux frais de l’expédition d’Égypte. C’est ainsi que les voleurs furent volés, si toutefois on peut appeler vol une prise de guerre.

Les promenades de Lausanne sont charmantes, surtout par leur position au sommet d’un amphithéâtre de vergers, de jardins et d’enclos au bas duquel le lac étend sa nappe sereine et splendide, déploie ses magies éblouissantes. J’aime Montbenon, esplanade solitaire plantée de gros tilleuls, au sortir de la ville, du côté de Genève, endroit où la rêverie et la causerie sont plus douces que partout ailleurs, quand les recrues de la milice ne s’y exercent pas au maniement du fusil. La jolie petite terrasse du Casino est beaucoup plus fréquentée : le jour, en été, on y voit des bonnes d’enfants, des étudiants qui fument leur cigare, et des étrangers en extase devant le lac richement miroité par le soleil : le soir amène les grisettes, — car il y en a ici et de fort avenantes, je t’assure, — les modistes des rues Saint-François et de Bourg, qui sont presque toutes de jeunes juives très brunes et très agaçantes pour ne rien dire de plus. Près du Casino, dans un chemin ombragé, se cache une petite fontaine avec deux bancs de pierre ; ce lieu se nomme Georgette : c’est là, m’a-t-on dit, que ces demoiselles viennent donner leurs rendez-vous.

Les femmes de la Suisse m’ont paru généralement grandes et bien tournées, mais leur personne exhale quelque chose d’impassible et de glacial : l’élément français apporté par les rapports de voisinage, le service militaire et les réfugiés si nombreux de la révocation de l’édit de Nantes, a été tempéré, refroidi par l’élément germanique apporté par la conquête bernoise. Les Vaudoises sont des Allemandes qui parlent, sans accent tudesque, un français gâté par beaucoup d’expressions et de locutions locales.

Chez nos voisins le sang est beau, les formes sont vigoureusement accusées, harmonieuses, potelées. Le sexe a une exubérance de sève qui lui donne une tournure hommasse, et rend trop criard peut-être le vermillon des visages. L’excès en tout est un défaut, je n’en excepte pas celui de santé qui produit quelquefois la maladie.

J’ai souvent éprouvé cette déception :

J’admirais de jolies bouches de jeunes filles et de jeunes femmes ; tout à coup, s’ouvrant pour parler ou pour sourire, elles me montraient de vilaines dents en ruine, des vides fâcheux et prématurés.

À quoi faut-il s’en prendre ?

À la vivacité extrême de l’air et de l’eau.

Avoir une dent contre quelqu’un ou montrer les dents, sont des façons de parler très hasardées dans ce pays.


Je suis monté, cet après-midi, sur la montagne qui domine la ville et dont le point culminant a nom le Signal, j’ai gravi un chemin sur le flanc du vallon du Bout du Monde au fond duquel coule le ruisseau du Flon, et traversé quelques bancs de roches, puis je me suis trouvé dans l’épaisse forêt de Sauvabelin — Sylva Bellini — où les antiquaires croient que les druides adoraient Bélus.

Du reposoir du Signal, maisonnette dont le toit avancé est soutenu par des piliers, I’on découvre une grande partie de la contrée : Lausanne s’étage sur ses croupes, le lac découpe ses bords enchanteurs semés de nombreux villages, la haute et vieille tour d’Ouchy, port de la ville, se détache sur l’eau, et les vertes pentes de Lavaux avec leurs vignobles si bien cultivés descendent mollement à la rive.

Il faisait du vent, le lac se moirait de grandes taches blanches, deux voiles latines gracieusement penchées se montraient au large du côté de Meillerie, le soleil empourprait de ses rayons horizontaux les chênes de Sauvabelin ; quand il eut disparu derrière le Mont-Tendre, une des plus hautes sommités du Jura, les neiges alpestres, par de là le Léman, se teignirent d’un carmin pâle, et l’azur de leur base s’assombrit.

Je n’ai jamais contemplé plus poétique, plus ravissant spectacle ! Rien n’est admirable, tu le sais, comme le coucher et le lever du soleil dans les Alpes éternelles !


Lausanne est entouré d’un réseau de cotages, de villas qui ont, pour la plupart, des noms gracieux, exprimant leur position, leur physionomie, ou bien de pure fantaisie ; ces noms se lisent à la grille d’entrée presque partout ouverte au public, ce qui n’est point d’usage dans notre pays, où chacun veut être libre chez soi, et ne pas subir l’importunité de continuelles visites. Pendant l’été de 1839 que je passai à Lausanne, je vis souvent, le dimanche, des familles d’artisans installées sur l’herbe et faisant collation dans la campagne du riche M. Aldimann avec autant de sans gêne que des boutiquiers parisiens savourant le cervelas à l’ail et le vin à douze sur les gazons de Vincennes ou de Romainville.

Les plus remarquables campagnes sont celles de Villamont où résida le grand Haller, de Monrepos, dont j’aurai bientôt l’occasion de te reparler ; de Valency, près de Prilly, de Beauséjour où logea Napoléon et a demeuré, en 1840, le poète polonais Adam Misciewizc qui occupait alors une chaire de littérature latine à l’Académie de Lausanne, et qui maintenant professe la littérature slave au collége de France ; de l’Élysée, du Bois de Vaud, de la Sollitude, de Béthisy, de Bellevue, de Sainte-Luce et de Beausite ; ces campagnes, ainsi que beaucoup d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, sont entretenues avec le plus grand luxe ; plusieurs ont pour habitants, durant l’été, des étrangers de distinction, et notamment des Anglais qui partent en même temps que les hirondelles, et vont prendre leurs quartiers d’hiver à Nice, à Gênes ou à Florence.

Il me paraît que la joyeuse Angleterre (merry England) n’a pas grand attrait pour ses riches naturels.