Le Tour de France d’un petit Parisien/2/14

Librairie illustrée (p. 420-429).

XIV

À Dunkerque.

Dunkerque est une de nos jolies villes de France, bien bâtie, riche et fort animée. C’est un grand centre de commerce, indispensable à la région du Nord, pour expédier ses produits et recevoir les matières premières dont elle a besoin pour son industrie. On fait rapidement fortune à Dunkerque, et les négociants y dépensent rondement l’argent qu’ils gagnent. Cela se voit rien qu’à l’aspect de la ville. Un grand nombre d’Anglais sillonnent ses rues ; il y en a moins toutefois qu’à Boulogne-sur-mer, où ils sont comme chez eux.

Le port et la rade de Dunkerque sont célèbres. La rade est la meilleure de tout un littoral dangereux, et cela grâce à l’abri que présentent les bancs de sable situés au large, grâce aussi aux phares et aux feux flottants, aux balises qui indiquent les contours et les deux passes.

Le port incessamment disputé à l’invasion des sables de la mer par des systèmes d’écluses, de digues, de bassins de chasses, de bassins à flot est plein de mouvement. Des paquebots en sortent chaque jour à destination de Londres, de Rotterdam, de Saint-Pétersbourg, du Havre, de Bordeaux.

À certains moments de l’année, l’animation ordinaire du port augmente encore ; il en est ainsi vers la fin de l’été, lorsque les bateaux armés pour la pêche à la morue reviennent de Terre-Neuve par petites flottilles. Dès qu’on les signale en vue, les familles des pêcheurs accourent pour assister au débarquement des leurs. C’est un spectacle des plus émouvants. Hélas ! ils ne reviennent pas tous ; mais les braves gens qui ont le bonheur de se trouver sains et saufs au milieu de ceux qu’ils ont quittés, se montrent si heureux de rapporter un pécule amassé au prix de rudes labeurs et de tant de dangers ! La part de ces marins varie de mille à quinze cents francs.

Détruit complètement à la suite du traité d’Utrecht, le port de Dunkerque ne fut tiré de son anéantissement que par les travaux gigantesques entrepris au commencement du siècle. Cette restauration ne s’est achevée qu’en 1845 ; mais les navires d’un fort tirant d’eau ne trouvaient pas accès dans les bassins. Depuis 1860 seulement, trois bassins à flot reçoivent des navires de 1,000 tonneaux. Ce n’était pas encore suffisant, et l’on dut songer à entreprendre une série de travaux, avec une dépense évaluée à cinquante millions, pour avoir un quatrième bassin à flot, porter de trois à cinq le nombre des écluses de chasse, établir des darses, prolonger les quais, élargir et rendre plus profond le chenal.

Jean, bien qu’il connût l’animation de Nantes et du bas de la Loire, fut frappé du grand mouvement de ce port de Dunkerque, placé à l’extrême nord de la France et presque à la frontière. Le long des quais s’alignaient sur plusieurs rangs et battant pavillons de toutes couleurs, les fins voiliers venus d’Amérique et d’Australie, et les robustes coques des bâtiments des ports du nord de l’Europe, à la forte carrure rebondie, capable de résister au besoin à la pression des glaces. Des chalands, des canots remplissaient le peu d’espace laissé libre entre eux. Le vent et la marée froissaient et faisaient craquer les navires trop rapprochés l’un de l’autre.

Mâts et vergues semblaient se mêler, s’enchevêtrer dans une confusion extrême, rendue en apparence inextricable par un lacis embrouillé de cordages. Les vapeurs en partance rejetaient par leur cheminée une fumée noire. Ceux qui démarraient laissaient derrière eux un bouillonnement d’eau remuée par une hélice invisible.

Les quais apparaissaient encombrés par de prodigieux entassements de marchandises apportées de toutes les parties du monde, et dont les odeurs âcres, rances, nauséabondes, parfois un parfum épicé, trahissaient la nature et l’origine. Les grues pirouettant sur elles-mêmes, allaient plonger leurs multiples chaînes dans les flancs des navires, pour en tirer de lourds fardeaux, déposés à terre méthodiquement. Les barriques se rangeaient auprès des barriques, les caisses, les sacs, les ballots énormes s’empilaient, les céréales remuées à la pelle s’amoncelaient sur de larges toiles, les cuirs, les peaux de bêtes s’entassaient, dépouilles raidies des grands troupeaux de l’Amérique du Sud, les cornes de buffles, les ossements de diverses provenances se dressaient en pyramides, les bois de construction s’élevaient comme d’immenses bûchers ; et de même les merrains, les bordages de sapin gras, les billes de bois des îles pour l’ébénisterie.

Et c’étaient plus loin des déchargements de guano et de nitrate de soude réclamés par les besoins agricoles de nos départements du nord, un échange de charbons de terre français et de charbon de terre anglais ; toutes les marchandises de l’importation, sel, vins, etc ; le plomb envoyé par l’Espagne et le Portugal, les soufres de Sicile, les bois de mâture de la Suède et de la Norvège, tandis que l’on chargeait en même temps des huiles, des graines de colza, des tourteaux, du lin et ce qui s’exporte quotidiennement en légumes, en fruits, en beurre à destination de l’Angleterre. Pour l’Angleterre aussi ces cargaisons de viande sur pied, bêlant, meuglant, et que l’on poussait vers les chalands et les transports.

Les matelots en vareuses, coiffés du chapeau de toile cirée ou du bonnet plat à houppe, bronzés, couturés, se dandinant, les pieds largement posés à terre, se mêlaient sans se confondre ; le Hollandais court et trapu, l’Espagnol et l’Italien nerveux et susceptibles, le Portugais alerte, le Norvégien calme et silencieux, l’Anglais flegmatique et gai, roux de poil, le Russe bon enfant et rêveur ; et de même les idiomes gutturaux du Nord se croisaient, demeurant distincts, avec les langues musicales du midi.

Quelques-uns de ces matelots procédaient au chargement ou au déchargement des navires dont ils formaient l’équipage ; d’autres, fatigués d’une longue navigation s’entraînaient du côté des tavernes du quartier de la citadelle, et abandonnaient la tâche complémentaire aux gens du port : tout un peuple de portefaix circulant lentement, le dos ployé sous la charge, la tête couverte d’une sorte de capuchon de toile goudronnée, ou d’un bourrelet en couronne, les mains appuyées aux hanches dans des attitudes de cariatides soudain douées de vie et de force.

Les lourds camions s’avançaient jusqu’à la limite extrême des quais, attelés de chevaux grands et vigoureux pour recevoir des caisses ou des ballots. Les haquets chargeaient les tonneaux ; les brouettes même avaient leur emploi, et des hommes de peine les poussaient sur d’étroites planches joignant les navires aux chalands où l’on versait leur contenu.

Sur les chantiers de radoub, dans les bassins mis à sec, les bâtiments réfugiés dans le port avec des avaries, étançonnés aux parois des bassins, étaient réparés par des nuées d’ouvriers qui les attaquaient de toute part : charpentiers, calfats, blindeurs, peintres, cordiers se distribuaient la coque, le pont, la mâture.

C’est toujours un beau spectacle que celui de l’activité humaine, et Jean, impressionné par ce tableau d’une ville maritime où converge le travail de tant de gens dans les deux mondes, se surprit honteux de son désœuvrement, bien qu’il n’eût quitté que depuis peu de jours la librairie du quai des Grands-Augustins. Il se rendit en toute hâte, et comme pour ne plus rien voir, à l’endroit où il devait rencontrer Jacob Risler, redevenu « l’oncle » Jacob.

Lorsqu’ils s’étaient séparés la veille, Jacob Risler, toutes réflexions faites, avait « défendu » à Jean de se montrer à madame Cydalise avant le mariage.

— Mais si je dois être garçon d’honneur ? avait objecté Jean.

— Eh bien ! ce n’est pas une difficulté ça ; on en trouvera un autre de garçon d’honneur !

— Ah ! parfaitement !

— Tu vas me comprendre, avait dit Risler se reprenant. Je ne me dédis pas de ce que j’ai promis. Mais je ne veux pas que madame Cydalise prenne peur et se sauve avec la petite. Sais-tu comment elle l’appelle cette petite ?

— Comment le saurais-je ?

— Tu savais tout, tantôt ! Eh bien, à moi, lorsque nous rions honnêtement, elle la désigne ainsi : ma dot. C’est sa dot ! Et de fait, elle dit vrai, car sans la gentillesse de cette enfant et le relief qu’elle donne à la troupe, jamais je n’aurais épousé sa mère, ou soi-disant telle ; malgré que celle-ci possède de son côté quelques économies. — Mais ce n’est pas le moment de causer, avait ajouté Jacob Risler, rompant l’entretien. Trouve-toi demain au pied de la tour du Leughenaer, j’y serai, — et il fera jour.

Jean se rendait donc à l’entrée du chenal où se trouve la tour du Leughenaer qui éclaire cette entrée d’un feu fixe de quatrième ordre, établi à son sommet, et qui porte en outre deux cadrans illuminés la nuit. Cette tour, située à l’est du port, domine des constructions du siècle dernier où sont installés les services de la douane, la chambre de commerce, le bureau central d’octroi.

En approchant de la tour, Jean aperçut Jacob, — et il faisait jour comme avait dit « l’oncle » — et Jean allait pouvoir étudier sur la physionomie du promis de madame Cydalise quelle dose de sincérité comportaient ses paroles.

— Eh bien ! te voilà, grand gamin ! Sapré vaurien ! commença par dire Jacob Risler sur un ton jovial. Tu me fais croquer le marmot, tandis que tu flânes en oubliant ton parent, Parisien doublé de Lorrain ! Il est entendu, ajouta-t-il, que je te trouverai toujours sur mon chemin… Si c’était au village, au Niderhoff, cela se comprendrait ; mais la France est pourtant assez grande… Enfin, c’est comme ça ; seulement il faut que ce soit pour mon bien et pour le tien, — ou sinon !…

— Mon oncle, répondit Jean, je suis on ne peut mieux disposé à entrer dans vos vues. Apprenez-moi ce que je dois faire pour vous contenter et je m’empresserai de combler vos désirs. Permettez-moi d’ajouter que ce n’est point par pur désintéressement. La raison qui me fait réclamer en faveur de mon père est trop honorable, pour que je me cache de l’invoquer comme stimulant.

— En voilà un discours ! Pour des paroles inutiles, ce sont des paroles inutiles. Ce qui est arrivé est arrivé ; je n’y puis rien changer. Tu n’es pas responsable des fautes de ton père, après tout !

Le rouge monta au visage de Jean.

— Vous parliez hier au soir d’une façon plus encourageante, dit-il.

— S’il y a quelque chose à faire, eh bien ! je le ferai ; je ne demande pas mieux. Mais il faudra que tu t’y prêtes.

— Je suis à vos ordres, mon oncle.

— Nous verrons bien ! Donc c’est entendu : tu ne te montreras pas avant mon mariage.

— Ah ! vous êtes fixé sur ce point ?

— Résolument.

— Et après ?

— Après, c’est autre chose. Nous adoptons la petite en nous épousant ; je deviens le maître, et je n’aurai plus à craindre de voir manquer tous mes calculs. Les parents de Cydalise… sont-ils riches ?

— Oui, ils sont très riches.

— Très riches ?

— Peut-être pas très riches, mais fort à leur aise.

— Et… sont-ils gens à faire un sacrifice pour rentrer en possession de leur enfant ? — toujours à supposer que ce soit leur enfant. Y a-t-il des parents dans l’entourage, capables de réunir entre eux tous quelques centaines de billets de mille ?

Jean devina l’intention de Jacob Risler : rendre Cydalise à sa famille en faisant un marché avantageux.

— Tu me regardes comme si tu ne comprenais pas ce que je dis.
Il demanda à Jean s’il avait déjeuné (voir texte).

— Je ne vous comprends que trop ! s’écria Jean.

— Vraiment ! que trop ! s’écria Risler à son tour. Ça te contrarie ? ça te déroute ? Voyez-vous l’honnête garçon qui se formalise lorsque son oncle veut faire une action méritoire : restituer leur bien à papa et à maman ? Tiens ! tu me fais bouillir le sang !

Et l’ex-hercule « amateur », dans un mouvement de colère, rompit brusquement sur son genou l’épais gourdin qu’il tenait, comme pour se délivrer de la tentation de s’en servir.

Il en jeta les deux morceaux au loin, et reprit avec force :

— J’entends que tu me dises le nom de ces braves gens ! Je sais déjà que la mère est baronne et que l’on demeure à Caen. Madame Cydalise me l’a confié. Pour connaître le nom je n’aurai qu’à m’adresser à la police qui a fait chercher la fillette il y a trois ans, — la police et la gendarmerie ; mais ça me gêne la gendarmerie ; je ne tiens pas à la mettre dans mon jeu. Enfin, s’il le faut, en m’y prenant adroitement, j’arriverai tout de même à mes fins. Je n’ai vraiment qu’à aller moi-même à Caen, ou y envoyer quelqu’un de sûr : tout le monde doit y connaître l’histoire de l’enfant volé. Te voilà maté, hein ? Et par l’oncle Jacob encore !

Jean semblait atterré.

— Pourquoi voulez-vous vous débarrasser de Cydalise ? dit-il avec des sanglots dans la voix.

— Pourquoi ? répéta Risler qui observait le jeune garçon et étudiait l’altération de ses traits.

— Je n’ai pas voulu apprendre à la baronne que sa fille était avec vous. J’ai pourtant bien combattu avant de me décider à ne rien révéler !

Risler prit un air bonasse. Il craignait d’en avoir trop dit et de donner à Jean la tentation de faire échouer ses fructueuses combinaisons, en avertissant les parents de la jeune fille.

— C’est que vois-tu, mon Jean, fit-il avec une bonhomie bien jouée, c’est embarrassant une fille quand elle est grande. Maintenant ce n’est rien. Mais vois-la en âge d’être mariée ! Est-ce que c’est moi, qui ne suis pas son père, qui peux m’occuper de lui trouver un mari, un brave garçon… Mets-toi à ma place ? C’est une responsabilité ça… lourde… lourde… très lourde.

— Écoutez, mon oncle, ne précipitez rien, dit Jean. Et il avait un air suppliant. Laissez aller les choses…

— Du reste, reprit le madré Jacob, j’ai aussi d’autres projets. Notre directeur, le bonhomme Sartorius, se fait vraiment trop vieux ; je lui ferai une pension et il ira chauffer ses douleurs au soleil, quelque part. Je donnerai de l’agrandissement à la baraque ; j’en veux faire un véritable théâtre à l’instar de ceux de Paris ; on y jouera Geneviève de Brabant avec le traître Golo ; je vois tout ça en idée, bien que je ne sois qu’un paysan du Niderhoff, un sabotier… Il me faudra des acteurs, un machiniste, un souffleur, — je veux un souffleur d’abord, — des violons à l’orchestre… Il pourrait bien y avoir place pour toi…

— Je ne dis pas non, mon oncle.

— Il me faudra des décors. As-tu quelques dispositions pour la peinture ? pour la musique ?

— Peut-être bien mon oncle.

— As-tu de la mémoire ? Acteur, cela s’apprend…

— Je pourrais tenter la chose, mon oncle.

— Et je me dis que Cydalise devenue une grande et belle fille, ayant grandi et embelli en même temps que mon théâtre, j’aurais vraiment peu de chance si je ne lui trouvais pas autour de moi, dans ma troupe même, un bon mari qui m’aiderait à soutenir la prospérité de l’établissement.

— Oh ! certainement, mon oncle ! fit Jean.

Le pauvre garçon tomba si bien dans le piège grossier qui lui était tendu, que Jacob Risler se mit à rire bruyamment, d’un rire grossier : il lui riait au nez, sans plus se gêner.

Jean l’observait, ne voulant pas croire toutefois qu’il était joué.

— Vois-tu, je m’en réjouis déjà, dit Risler. C’est très gai de réussir !… Et puis l’idée de me voir une nouvelle famille, de te savoir auprès de moi, ça m’épanouit d’aise. Tu ne sais pas combien je suis content de t’avoir retrouvé !

— Vraiment ?

— Oui, et tu vas quitter Dunkerque… pour que je n’aie pas à me repentir du bon accueil que je t’ai fait.

— Vous voulez que je m’en aille ? Où cela ?

— Où tu voudras… jusqu’après la noce : c’est plus sûr pour madame Cydalise.

Jean, de trop bonne composition maintenant qu’il ne s’appartenait plus, se rappela la promesse faite par lui à Vent-Debout.

— J’ai une invitation pour Calais, dit-il.

— Pour Calais ! C’est à merveille, puisque notre troupe s’y rend en quittant Dunkerque : tu pourrais aller nous y attendre ? Tu vas donc partir. Lorsque tu me retrouveras, je serais marié et un peu le papa de cette petite fée de Cydalise qui t’a ensorcelé, je le devine. Pars… et tu verras que je suis un bon oncle. Est-ce dit ?

— C’est dit, mon oncle, repartit Jean ; je quitterai Dunkerque aujourd’hui même.

— Surtout, tu ne viendras pas te planter, te montrer devant la loge !

— Puisqu’il ne faut pas que madame Cydalise me voie.

— Tu es garçon d’esprit.

Sur ce, Jacob Risler administra une forte taloche au pauvre Jean, et lui tourna le dos.

Jean, soucieux et triste, le regarda s’éloigner ; puis avec la mobilité du jeune âge, il se dirigea aussi avant que possible du côté de la mer, en quête d’une distraction quelconque, et obsédé par cette idée que Cydalise, — ou Emmeline ou Sylvia, — serait malgré tout rendue à sa famille, et que de toutes les manières elle serait perdue pour lui, qui par sa conduite s’exposait à devenir le complice de Jacob Risler, — chose odieuse !

Alors avec un air ahuri, — égaré, — il se mit à arpenter l’estacade de l’est qui, avec une seconde estacade parallèle, forme le chenal. Sur cette jetée, large de deux mètres, et dont le plancher est fait de poutrelles trop espacées, Jean rencontra quelques promeneurs. À son extrémité, l’estacade se terminait par une plate-forme avec des bancs. Mais Jean revint sur ses pas.

Dès qu’il put prendre un bateau, il traversa le chenal, et il se trouva aux environs des forts et de l’immense bassin des chasses.

— Qu’est-ce que c’est que ces forts ? demanda-t-il à un douanier.

— À gauche du bassin des chasses, dit le douanier, loquace comme les gens qui demeurent souvent de longues heures sans parler, c’est le fort Risban, à droite de ce bassin c’est le fort Revers.

— Qu’est-ce qu’on y fait donc dans votre bassin ? Pourquoi dit-on bassin de la chasse ?

— Non pas de la chasse, mais bassin des chasses. C’est un bassin creusé pour recevoir à la marée haute les eaux de la mer. Elles sont retenues au moyen d’écluses et lâchées à marée basse pour balayer les sables amoncelés à l’entrée du chenal, qui sans cela, feraient un barrage élevé, et fermeraient le port.

— Ah ! très bien ; je commence à comprendre. Les sables sont un vrai danger, ma foi !

— Et ils en mangent des millions ! reprit le douanier. Tout le littoral de l’arrondissement est occupé par ces dunes. Dunkerque cela veut dire en flamand Église des dunes, — Dune Kerke. Vous ne saviez pas ça ? Ces dunes sont les unes mobiles, les autres arrêtées à l’aide de plantes d’une certaine sorte, choisies pour cela, il faut le croire.

— Je vois ça, fit Jean.

— Il a fallu aussi élever une digue depuis la ville jusqu’à Mardick pour protéger les terres contre les grandes marées.

— C’est bien du travail !

— Malgré tous ces inconvénients, Dunkerque est une place forte de premier ordre. Les fortifications sont construites presque entièrement en sable, ce qui je suppose n’est pas bien fameux, mais au besoin il serait facile de noyer le pays jusqu’à Bergues, sous un mètre et demi d’eau ; et voilà une vraie force.

— Allons, tout est pour le mieux…

— Excepté le métier que je fais.

— Douanier ?

— C’est un vilain métier, ennuyeux pour un ancien soldat très actif.

— Chacun se plaint de son métier.

— Quel est le vôtre ?

— Libraire, dit Jean à tout hasard. Je l’ai été du moins ; mais je vais m’y remettre… je crois. Vous n’aimeriez pas mieux… saltimbanque ?

— Ah ! certes non !

— Au fait ! ni moi non plus !