Le Tour de France d’un petit Parisien/2/1

Librairie illustrée (p. 275-285).

I

Au champ de foire

La véritable fête foraine du Havre est inaugurée le 29 septembre, jour de la Saint-Michel, et dure jusqu’au quatrième dimanche d’octobre. C’est une fête très animée, fréquentée par les grandes troupes de saltimbanques, les cirques cosmopolites et d’importantes loges de funambules qui ont suivi l’itinéraire suivant : Paris, pour la foire au pain d’épice ; Caen, le Mans, Nogent-le-Rotrou, Évreux, le 10 août ; Elbœuf, le 1er septembre, — la fête dure trois ou quatre dimanches ; — enfin le Havre.

La loge où le Lorrain Jacob Risler faisait valoir son talent « d’amateur » en relevant le gant jeté par le fameux Marseille junior, et la loge où la petite Emmeline dansait sur la corde en courte jupe rose, avaient brûlé Elbeuf, et se trouvaient au Havre un peu avant le rendez-vous général.

Qui était cette fillette ? C’est ce que le petit Parisien se demandait depuis bien des jours.

Jean était devenu l’habitué de l’Illustre théâtre des Fantaisies dramatiques. Il assistait à la représentation de jour et il assistait encore à la représentation du soir. Il savait par cœur les divers boniments de la parade ; au besoin, il eût pu secourir en qualité de souffleur les pitres avinés, dont la langue s’épaississait et le cerveau se frappait sous les fumées du vin. Il connaissait tous les exercices de la troupe ; il avait même un soupçon de ceux que l’on préparait pour la grande foire de la Saint-Michel ; car il ne résistait pas à la tentation de soulever de temps en temps un coin de toile de la loge et d’y appliquer un œil indiscret, — au risque de recevoir un coup de matraque sur la tête.

Du premier jour, il avait appris ce doux et joli nom d’Emmeline ; et maintenant la petite danseuse aurait bien voulu connaître le nom de ce garçon désœuvré qui passait ses journées autour des baraques de toile, au lieu d’aller à l’école ou à l’atelier.

Le soir lorsque dans la nappe de lumière projetée par la guirlande de gaz enflammé qui courait sur le devant de la loge, la gentille Emmeline apercevait Jean, elle lui faisait un petit salut de la tête et de la main. Un salut ? Non, elle inclinait plusieurs fois la tête familièrement, avec un sourire, ou secouait la main d’une façon amicale. Et quand la petite, croisant ses jambes, se soutenait d’un pied, l’autre appuyé sur les planches par la pointe de son brodequin gris à la semelle blanchie à la craie, il ne lui était pas indifférent de savoir que parmi tous ces visages épanouis, échelonnés par rang de taille qui composaient la foule, — bouches béantes, yeux démesurément ouverts, — elle comptait un admirateur véritable de son talent : ce petit le lui avait dit un soir en passant devant elle :

— C’est pour vous que je viens, mademoiselle Emmeline.

Et ce soir-là, elle avait réussi à danser mieux que d’ordinaire.

Une autre fois, c’est elle qui avait adressé la parole au jeune garçon, — pendant la parade de la représentation du jour ; souvent elle amenait si peu de monde, qu’il fallait la recommencer jusqu’à trois fois.

— Comment vous appelez-vous ? lui dit-elle. Et d’un mouvement arrondi, elle fit bouffer ses jupes de gaze et s’agenouilla à demi pour mieux entendre la réponse, — car la grosse caisse, les cymbales et le tambour redoublaient d’énergie en vue de faire monter jusqu’au Champ de foire les marins et les ouvriers du port.

Elle fut même obligée de répéter sa question.

— Comment je m’appelle ? dit le petit Parisien, devenu subitement soucieux ; je m’appelle Jean.

— Jean ? Et puis ?

— Jean…

— Tu n’as pas d’autre nom ? fit la danseuse étonnée — nuançant d’un tutoiement son dédain inconscient.

— Et vous ? demanda à son tour le jeune garçon.

— Moi, Emmeline ; mon nom est sur l’affiche. Il est joli ; n’est-ce pas ?

— Très joli ; mais celui de votre mère ? de votre père ?

— Je ne sais pas, dit la petite questionneuse devenant rose comme sa jupe pailletée.

— Ah ! tu ne sais pas ! répéta Jean, la tutoyant à son tour, sans y mettre de malice. Peut-être ne veux-tu pas le dire ?

— Toi, peut-être… tu ne veux pas le dire ?

— C’est vrai… je dois l’oublier, mon nom. Il est inutile que d’autres le sachent.

— Je suis née à Paris, voilà tout ! reprit la petite fille, non sans quelque orgueil, et comme si cette circonstance rachetait l’absence du nom de famille.

— Si ce n’est que cela, j’en puis dire autant ! fit Jean avec un peu d’humeur.

Ce jour-là le petit Parisien n’assista pas à la représentation du soir. Il rentra à Ingouville, chez la mère Adélaïde — la nourrice du pauvre sauveteur. Jean s’était pris pour la vieille Normande d’un attachement filial et il voulait demeurer auprès d’elle aussi longtemps que les circonstances le permettraient. Il ne sortit pas après le souper, et obtint de l’octogénaire la permission d’écrire de nouveau, en son nom, au juge de paix pour dénoncer à ce magistrat la soustraction des papiers audacieusement accomplie par Jacob Risler et son compère. Peut-être cette fois, obtiendrait-on justice. Mais en s’adressant au juge de paix, Jean s’y prenait mal.

Tandis que des voisines obligeantes venaient comme d’ordinaire aider la « grandine » — la grand’mère — à se mettre au lit, Jean recopia de sa plus belle main sur du grand papier la requête dont la bonne femme avait approuvé la rédaction.

Et comme il tenait une plume, Jean se mit à écrire à miss Kate, hôtel Continental, à Paris — puis à son oncle Antoine Blaisot, puis à son ami Bordelais-la-Rose, à Mérignac, — puis à Maurice du Vergier, à Caen ; mais en passant sous silence la rencontre d’une petite baladine ayant les traits et l’âge de la sœur du jeune baron ; enfin il écrivit à Modeste Vidal, à Paris, — mais un peu au hasard.

Le baronnet n’avait pas séjourné longtemps au Havre avec sa famille. Sa femme et ses filles impressionnées par le drame maritime qui s’était déroulé sous leurs yeux, ne voulaient pas entendre parler de continuer sur le littoral la promenade interrompue par la perte du Richard Wallace. Il leur aurait fallu, du reste, attendre plusieurs semaines au Havre que le yacht réparé fût en état de reprendre la mer. Sir William leur procura donc la puissante diversion d’un voyage à Paris.

Jean n’avait pas voulu les y suivre. Il lui semblait que tant qu’il ne perdrait pas de vue Jacob Risler et le compère Hans, tout espoir de rentrer en possession des papiers détournés ne devait pas être abandonné. Il tenait aussi à vérifier l’origine de la petite danseuse de corde afin de n’avoir pas éternellement l’esprit obsédé de la pensée que cette fillette n’était autre que l’enfant volée aux du Vergier. Enfin, il s’ingéniait à consoler la pauvre vieille Normande, la mère Didi, essayant de lui faire oublier la perte qu’elle venait de faire et y réussissant presque par mille attentions délicates.

Le père Vent-Debout et Mahurec gratifiés d’un an de solde, étaient retournés à Calais, où ils avaient des attaches, — l’un des amis, l’autre une famille. Le mousse Barbillon, tout aussi généreusement traité, était allé retrouver sa tante à Rouen, avec la certitude, ayant le gousset garni, d’être fêté et choyé par sa positive parente, — aussi longtemps, du moins, que dureraient les finances.

Ce qui intriguait le plus le petit Parisien, c’était de voir Risler et l’Allemand réunis. Comment cela avait-il pu arriver ? et comment, une fois de plus, complices l’un de l’autre, étaient-ils venus chez Reculot pour lui arracher le secret du déshonneur du traître Louis Risler ? Il ne le sut que plus tard ; mais nous allons le dire tout de suite.

Jacob, dès sa sortie de la prison de Mauriac, avait écrit à la maison de Strasbourg pour le compte de laquelle Hans Meister faisait des achats dans le Cantal.

MM. Dillenburg et Bohlanden ayant reçu d’Orléans une lettre de leur agent, les informant en termes étranges de son voyage forcé à travers la France et de l’accident qui le retenait sur une chaise longue à l’hôpital général d’Orléans, conclurent à l’insanité d’esprit de Hans Meister et le remercièrent de ses services.

Toutefois Jacob Risler fut par eux renseigné sur la résidence de son ami. Il se rendit alors en hâte à Orléans, où il servit de bâton au convalescent dès ses premières sorties.

À Orléans même, les deux compagnons — les deux drôles — firent rencontre d’un pitre asthmatique et contrefait, de son nom Mathurin, dit Zéphir, dit Passe-lacet, grand avaleur de coups de pied, dans le haut des jambes et de bourrades dans le dos, tête à claques, à la tignasse jaune faite à point pour économiser une perruque de chanvre. Zéphir entraîna Jacob Risler et l’Allemand avec lui, leur promettant du « travail » dans la loge de Marseille jeune, — qu’il s’en allait rejoindre à Elbeuf — au premier comme hercule « amateur », au second dans la « musique : » Jacob ayant vanté l’énorme talent de son compère pour battre la caisse…

Incorporés, bientôt après, l’un et l’autre dans la troupe de Marseille, selon leurs aptitudes, ils avaient suivi le déplacement de la loge. Ils se trouvaient au Havre depuis une semaine, lorsque le même Mathurin, dit Zéphir, dit Passe-lacet, se fâcha avec Jacob Risler, qui lui avait administré nombre de coups de pied et taloches pour sa satisfaction personnelle, et non pour les besoins de la parade. Ces insultes reçues en petit comité étaient allées au cœur de Passe-lacet, et non content d’appeler Risler, Lorrain, « traître à Dieu et à son prochain » — ce qui est une injure depuis longtemps épuisée et de nul effet — il lui jeta à la figure que les gens de son pays — et de son nom — méritaient d’être fusillés comme des chiens, — et l’étaient : on pouvait s’en informer chez Jean Reculot d’Ingouville, qui avait les Risler dans ses « petits papiers ».

Jacob, tenant en respect le pitre en lui plaçant sous le menton un poing vigoureux, le força à s’expliquer davantage, et apprit que, par le plus grand des hasards, le sauveteur du cap de la Hève, ancien sergent dans les corps francs des Vosges se trouvait être celui-là même qui avait fait passer son frère Louis par les armes. Mathurin, de Sainte-Adresse, qui n’avait pas toujours été pitre, tenait les faits de Reculot : aux heures de la pêche à la ligne au bords des plages, le sergent « bleu » aimait à raconter cette histoire aux familiers qui l’entouraient, façon à lui de soulager sa conscience d’honnête homme des quelques remords que lui procurait le souvenir de l’acte de justice sommaire, accompli par ses ordres dans les rues du village de Fontenoy.

Mis au courant de ces faits, Jacob Risler s’était promis de ne pas quitter le Havre sans avoir rendu visite à l’ancien sergent, et, s’il était possible, sans être entré en possession de ces « petits papiers » dont avait parlé Mathurin. Sur ces entrefaites, la nouvelle arriva au Havre du naufrage du Richard Wallace et de la mort du sauveteur. Sur l’heure même, Jacob et Hans se présentèrent au domicile du défunt, et réussirent à s’emparer du carnet du sabotier fusillé et des papiers qu’il contenait, parmi lesquels figurait, on le sait, une liste de détenteurs d’armes, dressée de la main même du dénonciateur.

La pauvre vieille Adélaïde ne savait pas en ce moment que son Jean Reculot venait de périr à la pointe de Barfleur : des voisins chargés de lui apprendre le triste événement, se concertaient pour la préparer à ce deuil.

De tous ces faits, le petit Parisien ne connaissait encore que la soustraction des papiers. Il ne manqua pas de s’informer de la durée de la fête foraine : il avait plusieurs semaines devant lui.

Mais pourquoi le juge de paix n’intervenait-il pas ? se demandait Jean. Il eut enfin le mot de l’énigme : il lui fut donné par le commissaire du quartier d’Ingouville : le juge de paix lui avait passé la réclamation.

Le commissaire envoya chez la vieille Normande son secrétaire, — un ancien ami de Reculot — et la bonne femme confirma sa plainte de vive voix. Jacob Risler et Hans appelés chez le commissaire, nièrent effrontément avoir rien dérobé au domicile du sauveteur…

Ce fut en vain que Jean essaya de démontrer toute l’importance pour lui de la soustraction du petit carnet. Ce n’était pas un vol d’une valeur pouvant se chiffrer. L’affaire en resta là. Ce que voyant, Jean se promit de tenter à son tour de mettre la main sur le carnet révélateur.

Il partagea son temps entre le théâtre des Fantaisies dramatiques où Emmeline dansait sur la corde raide, et la loge du célèbre Marseille. Hans Meister finit par s’étonner de l’assiduité de ce garçon autour de sa caisse et, en y regardant de plus près, il reconnut le « neveu » de son ancien associé, — à qui il avait tant de fois promis un châtiment proportionné à son ressentiment, au mauvais sang que le jeune garçon lui avait fait faire.
Jean aperçut Jacob et Hans autour d’une table (voir texte).

Le petit Parisien apprit bientôt où logeaient les deux compères ; il les suivit à la fin d’une représentation tout le long de la rue du Débarcadère, qui traverse la ville parallèlement à la Seine. Ils ne s’arrêtèrent qu’au bout de cette rue, au coin du Cours et devant la gare du chemin de fer : Jacob et Hans demeuraient là. Mais ils prenaient leurs repas à la loge même. Jean s’en assura en venant épier à travers la toile, et en écoutant les conversations.

Un soir, vers sept heures, il aperçut Jacob et Hans assis autour d’une table, où avaient pris place des femmes en maillots roses, en tutus verts ou rouges frangés d’or, un caraco d’indienne sur leurs épaules nues, et des gars de solide encolure, — lutteurs et amateurs, — couverts négligemment de quelque vieux paletot ; aux pieds, des savates, en attendant de chausser l’escarpin de lutte à collet de fourrure. M. et madame Marseille, en tenue de ville, présidaient avec autorité. Sur la table de bois sans nappe, les grossières assiettes de faïence placées devant tous ces gens de robuste appétit, ne désemplissaient que pour se remplir aussitôt ; les verres étaient vidés par grandes lampées. Jacob tenait très bien son rang parmi les convives ; Hans également, mais avec une ombre au front, un souci : peut-être l’ennui de ne pouvoir, dans ce milieu, préparer librement son potage favori d’œufs battus délayés dans de l’eau chaude ; peut-être encore, de s’entendre appeler Choucroute, sobriquet familier à lui imposé dès la première heure.

Marseille junior donnait ses dernières instructions, gourmandant les indolents, stimulant le zèle de chacun.

— Toi, d’abord, le Cuirassier, tu n’as pas fait durer la lutte assez longtemps !… Faut de l’honnêteté au travail… Toi, mon mal blanchi — il s’adressait au nègre Abdoul, — tu y vas trop fort… Je ne veux pas que tu me démolisses mes amateurs !…

» À propos d’amateurs, toi, Jacob, là-bas (c’était Jacob Risler), je ne te paie pas pour aller passer le temps de la parade chez le mastroquet… Quand je jette les gants, il faut que je voie ta main, mon bonhomme. Et toi, l’autre, le petit, quand je m’égosille, faut pas tenir ta langue dans ta poche ! Si je te dis : « Tu veux un gant, toi ?… T’es trop jeune ! » il faut me répondre poliment : « M’sieu Marseille, tâche donc voir d’essayer ! » Alors, je dis : « Moi je ne travaille plus, mais j’ai mon nègre ! » Tu ripostes : « Je n’en ferai qu’une bouchée ! » Là-dessus, nous rions, et je te jette le gant. Mais faut allumer le public !

L’instant d’après, pendant que Passe-Lacet levait le couvert, Jacob Risler et plusieurs autres « amateurs » s’échappaient par la porte de derrière, le feutre mou sur l’oreille, la cigarette aux lèvres, et allaient se mêler à la foule attirée par les premiers coups de grosse caisse. La parade allait commencer.

Ce soir-là, Jacob sortit deux fois vainqueur de la lutte. Il avait coupé ses moustaches et taillé ses cheveux d’une manière bizarre ; la tenue débraillée d’un marin du commerce remplaçait son habit bourgeois : histoire de dérouter ceux qui auraient trop facilement reconnu « l’amateur » de tous les soirs. Il y réussit au point que Jean lui-même eut besoin do suivre son parent assez avant dans la rue du Débarcadère, pour être tout à fait sûr de son identité : Hans et Jacob se prirent de querelle ; ils disputaient en allemand, et Jean ne connut pas la cause du désaccord…

Le jeune garçon marchait tout songeur. Il cherchait ce moyen d’entrer en possession du carnet soustrait, — quelque moyen audacieux peut-être, mais qui serait honnête quand même, vu l’honorabilité du but et l’indignité des gens à qui il avait affaire. Il ne voulait pas aller se coucher avant d’avoir trouvé… Il lui semblait que ses idées s’activeraient grâce au mouvement…

La soirée était fort belle, éclairée par un croissant de lune, tout juste assez pour laisser leur éclat aux étoiles et leur utilité aux becs de gaz. Jacob et Hans pénétrèrent dans l’hôtel de troisième ordre où Jean les avait déjà vus entrer…

Le petit Parisien tourna le dos au Cours, et descendit vers les bassins de la ville, admirant cette activité commerciale qui fait du Havre un des plus grands ports de la France. Il longea d’un pas fébrile le bassin Vauban, revint sur ses pas et, laissant à sa gauche le bassin de l’Eure, il contourna le bassin de la Barre ; puis remontant au nord par le quai Casimir Delavigne (un illustre enfant du Havre), il suivit le bassin du Commerce, par le quai du même nom, redescendit vers l’avant-port par le quai des Casernes qui borde le vieux bassin, et ne s’arrêta un moment qu’à l’extrémité de l’avant-port, sur la place des Pilotes : un trois-mâts américain sortait à pleines voiles.

Mais le moyen à employer ne se présentait pas à l’esprit rétif du chercheur…

Il s’en retourna perplexe vers les coteaux d’Ingouville, en prenant le boulevard François Ier, qui monte vers le nord…

Il arriva à la maisonnette qu’avait achetée Reculot, et dont l’escalier se trouvait en dehors comme l’escalier d’un chalet suisse, formant galerie et protégé par un auvent, à l’imitation de nombre d’anciennes maisons du Havre, où le bois jouait un plus grand rôle que la brique et la pierre.

Jean apercevait à ses pieds la ville entière, son port, ses bassins, la jetée, les faubourgs ; à gauche la Seine remplissait un estuaire immense, avant de se jeter dans la mer ; à droite le cap de la Hève ; devant lui, la plage, la mer sillonnée de nombreux navires garnis de feux pour éviter les abordages. Ce panorama, il l’avait tous les jours devant les yeux, mais ce soir-là, le petit Parisien fut étrangement impressionné. La ville et ses bassins illuminés présentaient un spectacle féerique. Les deux phares de la Hève jetaient au loin sur les flots les faisceaux de rayons de leurs foyers électriques ; le phare d’Honfleur tremblait dans la végétation sombre de la côte de Grâce, comme un ver luisant ; le feu de Fatouville faisait jouer ses lueurs alternativement carminées et blanc d’argent ; les fanaux réglementaires des steamers, — verts, rouges, blancs, — couraient çà et là comme d’autres lucioles ; enfin, la mer donnait, elle aussi, sa note dans ce concert lumineux en laissant bouillonner une écume phosphorescente sous l’étrave des grands navires, dont le gouvernail traçait un sillage de paillettes de feu.

Jean, pour mieux voir, avait monté l’escalier extérieur, conduisant à la chambre qu’il occupait ; et il regardait, appuyé à la balustrade de bois… Tout à coup, il fit un mouvement et se frappa le front :

— Enfin, murmura-t-il, j’ai trouvé !