Le Théâtre anglais contemporain
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 869-897).
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LE
THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN

III.[1]
HENRY IRVING. — LES DRAMES DE TENNYSON W. ARCHER ET LA NOUVELLE CRITIQUE


I

Pendant que Robertson essayait de ramener la comédie dans le domaine de la réalité et que Gilbert creusait laborieusement sa fantaisie, que devenait le drame « légitime » ? J’ai montré, dans un précédent article, à quel degré d’humiliation il était descendu, vers 1850. Les anciens théâtres privilégiés, dont il avait été la propriété exclusive, l’avaient abandonné, et, tombé dans le droit commun, les nouveaux théâtres dédaignaient de l’y ramasser. Les deux petites Bateman, âgées de 6 à 8 ans, excitaient, dans Richard III, la curiosité d’un public très naïf et très inculte, prompt à goûter ces exhibitions enfantines parce que lui-même, en littérature, était un peu enfant. Dans ces petites filles symboliques, Shakspeare se rapetissait pour être compris. Un acteur nommé Brooke faisait pis : il rendait Shakspeare presque ridicule. On se moqua de lui jusqu’au jour où l’on apprit sa fin héroïque sur un navire qui le portait en Amérique et qui fit naufrage : le pauvre tragédien n’avait rencontré la vraie tragédie que cinq minutes avant de mourir. De 1850 à 1860, le home permanent, la maison de Shakspeare, c’est le théâtre de Sadler’s Wells à Islington. Imaginez Corneille exilé aux Bouffes du Nord ou, plus loin, au théâtre de Belleville.

Phelps, qui dirigeait l’entreprise, n’était pas un grand acteur, mais un bon acteur. Il avait, avec le « feu sacré », l’intelligence de certains rôles qui convenaient à sa nature et que, jusque-là, les maîtres de la scène avaient abandonnés à des inférieurs. On dit que son Bottom était un chef-d’œuvre de fatuité bonasse et de bêtise consciencieuse : l’ouvrier affolé, comme il arrive, de choses au-dessus de lui. Dans le Songe d’une nuit d’été, la partie fantastique était représentée derrière un rideau de gaze qui jetait entre l’œil du spectateur et la scène un brouillard léger comme le vague du rêve[2]. Kean et Macready (comme, avant eux, Garrick et Kemble) avaient de leur mieux humanisé Shakspeare ; ils s’étaient appliqués à faire sortir de chacune de ses pièces le mélodrame qui y est contenu. Phelps, il me semble, leur rendait le caractère qui leur appartient aussi et qui est le plus noble, celui de poèmes en action. Ce n’est pas là une idée vulgaire ni un mince mérite chez un interprète de Shakspeare.

Plus tard vint le Français Fechter. Ce même Fechter qui, avec Mme Doche, faisait pleurer nos mères dans la Dame aux Camélias, ramena Shakspeare en triomphe au Princess et au Lyceum. Il parut médiocre dans Macbeth ; on disait de lui qu’il n’y avait rien de si mauvais que son Othello, ni rien de si bon que son Hamlet. En effet, il mit en lumière un des aspects de ce grand rôle. Le soir de sa dernière représentation, Macready, retirant le manteau de velours d’Hamlet, répéta avec émotion les paroles d’Horatio : « Adieu, cher prince ! » et il ajouta : « Il me semble que c’est maintenant que je comprends tout ce qu’il y avait de tendresse, d’humanité, de poésie dans ce caractère[3]. » Fechter retrouvait quelques-uns de ces traits échappés à ses prédécesseurs. Il répandait de la grâce et de l’élégance sur les parties calmes ou souriantes du rôle, une élégance fine et intellectuelle, comme il convient à un prince qui a passé par l’Université de Wittemberg. Il détaillait avec beaucoup d’esprit et d’art les conseils d’Hamlet aux acteurs, qui sont l’évangile du comédien.

Après Fechter, nouvelle éclipse ; mais éclipse partielle. Les doublures avançaient à l’ancienneté et devenaient premiers rôles. De 1870 à 1875, j’ai vu plusieurs fois Ryder, dont la voix variait de l’orgue au cor de chasse, et notamment, dans Antoine et Cléopâtre, avec miss Wallis, dont ni le profil ni le jeu ne justifiaient le sacrifice d’un empire. Je me rappelle aussi le masque, délicatement tragique, d’Adélaïde Neilson, qui frémissait de passion, des pieds à la tête, hurlait et délirait sans cesser d’être jolie. Elle mourut en doux heures d’un verre de lait bu au Pré-Catelan, et on prétend à Londres qu’un hôtelier inhumain faillit jeter son agonie sur la voie publique.

Celui qui devait restaurer Shakspeare, faire de lui le plus applaudi et le plus vivant des écrivains dramatiques, était au théâtre depuis longtemps ; il était même déjà célèbre ; mais le revival shakspearien auquel nous assistons date du 31 octobre 1874. C’est ce soir-là qu’Henry Irving joua pour la première fois Hamlet au Lyceum.

Il y avait dans la Cité une école de déclamation, fréquentée par les amateurs d’art dramatique, et qu’on appelait the City elocution class. Un certain Henry Thomas la dirigeait d’après un principe tout nouveau, celui de l’enseignement mutuel. Après que chaque élève avait récité son morceau, ses camarades prenaient la parole, critiquaient son débit, signalaient les défauts d’émission ou de prononciation, d’accent ou d’expression ; le maître résumait les avis et décidait. On donnait, de temps à autre, des représentations. C’est là que parut un soir — c’était en 1853 — un étrange et sympathique adolescent. Ses yeux, pleins de flamme et d’intelligence, éclairaient des traits d’une délicatesse féminine. Il portait encore la veste ronde et le grand col blanc, avec de longs cheveux noirs qui couvraient son cou et descendaient jusqu’à ses épaules. Il avait 14 ans et il était employé dans une maison qui faisait le commerce avec les Indes orientales. Sa première enfance s’était écoulée dans un coin solitaire du Somerset, au milieu des marins et des mineurs. La bibliothèque de la maison ne contenait que trois livres, qu’il avait dévorés : la Bible, Don Quichotte et un recueil de vieilles ballades. De ces landes de l’Ouest où l’âme chimérique du Celle a laissé quelque chose de ses rêveries, il avait été, à 11 ans, transporté dans une maison étroite de Londres, en un de ces quartiers du centre où la vie fourmille et s’entasse. Deux années d’école, puis l’apprentissage commercial, l’existence régulière du bureau. Comment, dans ces conditions, la vocation dramatique se déclara-t-elle chez Henry Irving ? Il le dira peut-être un jour et le dira admirablement. Ce qui est certain, c’est que cette vocation, une fois née, ne douta, n’hésita, ne chancela jamais. Nous sommes en présence d’une de ces vies rares qui sont si bien ordonnées, en vue d’un but unique, par une volonté inflexible et sûre d’elle-même, qu’on n’y surprend ni une minute ni un effort perdu.

Le jeune Irving fréquentait le théâtre de Phelps ; un vieil acteur qui faisait partie de la troupe de Sadler’s Wells, David Hoskyns, lui donna des leçons et, en partant pour l’Australie, lui laissa une lettre de recommandation avec le nom du destinataire en blanc. Phelps eût consenti à l’engager : le jeune homme ne s’en jugea pas digne et voulut commencer par le noviciat provincial. Sans doute il pressentait déjà ce qu’il a nettement exprimé plus tard : « La manière d’apprendre à faire une chose, c’est de la faire. » Un des mots les plus anglais qui aient jamais été dits en Angleterre.

Donc, le 26 septembre 1856, l’affiche du Lyceum de Manchester, porte le nom d’Henry Irving, qui doit jouer le duc d’Orléans dans le Richelieu de lord Lytton. De là il passe à Edimbourg, et, en trois ans, joue quatre cent vingt-huit rôles. Le 24 septembre 1859, il débute à Londres au Princess, dans une adaptation du Roman d’un jeune homme pauvre. Il avait un rôle de six lignes. Que faire ? Répéter ces six lignes tous les soirs jusqu’à l’hébétement ? Il préféra rompre son engagement. Mais avant de retourner en province, il donna deux lectures à Crosby-hall qui procurèrent au Daily Telegraph et au Standard l’occasion de lui prédire une belle carrière. Encore sept années d’études et de succès grandissans sur les scènes de Glasgow, de Manchester et de Liverpool. Un rôle créé en province dans un drame de Dion Boucicault ayant achevé de le placer en évidence, il mit enfin solidement le pied sur la scène du Saint-James, d’où il passa au Queen’s puis au Vaudeville, et enfin au Lyceum.

Il est, sans doute, plus d’un Parisien qui se rappelle les affiches dont l’acteur Sothern couvrit tous nos murs au moment de l’Exposition de 1867, cette obsédante vision de lord Dundreary, avec sa longue redingote, son chapeau incliné et son carreau fiché dans le coin de l’œil. Au second, peut-être au troisième rang de cette troupe qui nous rendait visite, se dissimulait encore Henry Irving.

C’est qu’il y a très souvent deux phases distinctes dans le succès. La première est celle pendant laquelle on fait la conquête des gens du métier. Or les gens du métier gardent parfois le secret avec une singulière unanimité sur les talens qu’ils ont découverts, et ainsi se trouve retardée la seconde période, celle du succès large et définitif auprès du grand public. Irving n’en était qu’à cette première phase lorsqu’il joua Digby Grant dans Two Roses, de James Albery. Digby Grant est un gentleman besogneux, qui a l’air de distribuer des grâces lorsqu’il reçoit des aumônes : un singulier mélange d’orgueil, de bassesse, de rouerie menteuse et d’insolence effrontée. La scène qui ouvre la pièce et où il amène une logeuse qui lui réclame son loyer à lui offrir un prêt de 20 livres, est enlevée si brillamment qu’elle oblige presque à une flatteuse comparaison avec la scène de don Juan et de M. Dimanche. Mais combien le reste est loin de tenir les promesses de ce début ! Ce n’est plus qu’un tumulte de mots, une confusion de jeux de scènes, entrecoupés, çà et là, de niaises préciosités qui tiennent lieu de sentimens. Pourtant la vogue de la pièce fut inépuisable, et tel était le goût du temps que, pour le gros public, deux, et même trois autres acteurs attiraient plus exclusivement l’attention qu’Irving. A la deux cent quatre-vingt-onzième représentation de Two Roses, il récita le rêve d’Eugène Aram, et ce fut une révélation. Ici, en effet, l’art de l’acteur s’élargit immensément. Ce qu’il exprime n’est rien à côté de ce qu’il suggère. Avec tout le domaine de la vie, c’est encore l’à-côté et l’au-delà, la région de l’invisible et de l’inconnu.

Non seulement Irving pouvait enfermer dans les mots plus de sens qu’ils n’en comportent, mais il pouvait penser le contraire de ses paroles, et le public entendait sa pensée à travers les paroles qui la niaient. À ce moment critique, décisif, de sa carrière, un heureux hasard lui mit dans les mains la pièce qu’il lui fallait, celle qui lui permettrait de montrer ce merveilleux, cet effrayant dualisme de la pensée et de la parole, de l’homme intérieur et de l’homme extérieur. Cette pièce, c’était The Bells, une traduction presque littérale du Juif polonais, d’Erckmann-Chatrian. Irving acheta le manuscrit, l’offrit à son directeur Bateman qui l’essaya comme une chance suprême. Il joua donc Mathis et, en une soirée, d’acteur de mérite passa acteur de génie. Clément Scott courut à son journal et rédigea un article tellement enthousiaste que, le lendemain matin, le directeur du Daily Telegraph le plaisanta doucement à ce sujet et demanda « quel était cet Irving ? » L’article de John Oxenford, dans le Times, analysait avec une pénétration remarquable le pouvoir suggestif de l’artiste et le prodigieux dédoublement dont j’ai parlé. Mathis lui apparaissait, dans ce cadre d’idylle où tout lui réussit et lui sourit, portant en lui un monde de terreurs, où tout est torture et châtimens. Les épouvantes du second et du troisième acte n’auraient pas été intelligibles et eussent manqué leur effet si le premier acte ne les avait fait pressentir par des regards, des sursauts, des silences, par l’indéfinissable je ne sais quoi qui enveloppait le coupable, sous le gai soleil du matin, d’un froid de mort et qui donnait le frisson. L’artiste devait, dans le cours de sa splendide carrière, déployer bien d’autres facultés, parcourir souverainement tous les domaines de son art ; mais il est bien vrai que c’est par la suggestion psychologique, par la peur physique et métaphysique qu’il a gagné sa première grande bataille théâtrale. Aux Bells succéda le Charles Ier, de Wills. De l’aubergiste alsacien à Charles Stuart, il y avait une distance effrayante, un bond à casser les reins. Irving l’accomplit sans effort apparent. C’était le portrait de Van Dyck descendu de son cadre, cette grande mine froide et mélancolique, ce regard hautain et triste, ce sourire amer sous la moustache effilée, ce front pâli, sillonné de veines bleues, qui portait le sceau de la prédestination. Je crois le voir jouant avec ses enfans sur les pelouses de Hampton Court, puis écrasant Cromwell de son royal mépris. J’ai dans l’oreille l’accent de la phrase :… Who’s that rude gentleman ? J’ai devant les yeux le groupe de Charles tenant embrassés la petite Henriette et son plus jeune frère dans la scène déchirante des adieux… Puis, dans un cimetière de village, j’aperçois une longue et maigre silhouette, le noir fantôme douloureux d’Eugène Aram, l’assassin philosophe, qui oblige sa raison à lutter contre ses remords… Dans ces fécondes années, les créations se succédèrent, rapides, diverses, admirables. Enfin le 31 octobre 1874, Irving parut dans Hamlet.

Ce fut son Marengo : jusqu’au troisième acte, la bataille semblait perdue. Son angoisse dut être terrible. La salle était muette, glacée, et ce froid le gagnait. Au troisième acte tout changea. A partir de la scène des comédiens et de la description des peintures imaginaires, la soirée ne fut plus qu’un triomphe continuel. Le public avait devant lui un Hamlet qu’il n’avait jamais vu et qu’il n’aurait jamais rêvé, tous les Hamlets qui avaient déjà paru sur la scène réunis en un seul, harmonieusement fondus dans l’unité d’un tempérament original et puissant. The Bells avaient eu cent cinquante et une représentations, Charles Ier en avait eu cent quatre-vingts : Hamlet emplit pendant deux cents soirées consécutives la vaste salle du Lyceum. Irving aborda le Richelieu de Lytton, où il lutta victorieusement avec le souvenir de Macready. A la fin de la soirée, toute la salle se leva ; les hommes agitaient leurs chapeaux avec transport, au milieu de hourras frénétiques. Pareille scène ne s’était pas vue dans un théâtre anglais depuis un demi-siècle ; elle sacrait Irving le successeur de Kean. Pour compléter cette sorte d’intronisation, lorsqu’il aborda Richard III, l’épée qui battait à son côté était celle qu’Edmund Kean avait portée dans le même rôle et l’anneau qui étincelait à son doigt était celui de David Garrick. Son confrère, le vieux Chippendale du Haymarket, lui avait donné l’une ; l’autre était un présent de lady Coutts. C’étaient comme les insignes de sa royauté théâtrale.

Il a continué à s’emparer de tous les grands rôles de Shakspeare, comme un conquérant qui s’annexe des provinces. Souvent discuté et critiqué, il n’a pas été également admirable dans tous, mais dans tous il a mis sa science et son inspiration ; il les a marqués de son empreinte. Il a soupiré et chanté l’amour avec Roméo ; il l’a raillé et insulté avec Benedict. Il a rugi avec Othello, tremblé avec Macbeth, dévoilé, dans Wolsey, les subtiles profondeurs d’une âme de prêtre homme d’État, déliré sur la bruyère désolée, au milieu du vent de la nuit et des éclairs, avec le pauvre roi Lear. Il a été secondé dans cette tâche par miss Ellen Terry, une artiste du talent le plus élevé et le plus délicat, dont le charme résiste aux années. Autour d’eux s’est formée une génération de jeunes artistes qui, aujourd’hui, vivifient d’autres scènes. Irving n’a pas été seulement l’interprète de Shakspeare, il en a été le metteur en scène et l’éditeur, il lui a donné au Lyceum le cadre que le grand poète eût souhaité s’il avait vécu de notre temps et s’il avait lu Ruskin. Il nous apprend lui-même ce que doit être la mise en scène des chefs-d’œuvre en quelques lignes, que je considère comme définitives, car elles résument, dans leur brièveté, trente ans de réflexions et d’essais : « La mise en scène ne doit donner au spectateur aucune impression particulière, elle doit concourir à l’impression de la pièce. Elle enveloppe les acteurs d’une atmosphère respirable, les place dans le milieu qui convient, sous le rayon de lumière qui doit les éclairer. Son rôle est négatif. Qu’elle ne crée point de disparates, et c’est assez. Veut-elle faire davantage ? elle a tort et devient nuisible. » Toutes les fois que je suis allé au Lyceum, j’ai trouvé ce programme strictement observé. La restauration du texte de Shakspeare est encore plus importante. On le félicitait de nous avoir débarrassés, dans Richard III, de la version de Colley Cibber ; il a continué la même opération avec les autres drames, et nous lui devons aujourd’hui une acting edition des chefs-d’œuvre shakspeariens, un Shakspeare jouable qui est encore le vrai Shakspeare. Je crois résumer fidèlement les principes qui ont présidé à ce travail en disant qu’Irving a dû se poser les règles suivantes : « Des omissions, souvent ; des transpositions, quelquefois ; des interpolations, jamais. »

Je suis loin de prétendre qu’Irving soit un acteur sans défauts ; que, lui aussi, il ne se soit pas trompé quelquefois ; que la richesse de sa nature artistique aille jusqu’à l’universalité. Évidemment il est meilleur dans Richard III que dans Macbeth, et dans Benedict que dans Roméo. La première fois qu’on le voit, sa mimique semble exagérée, ses mouvemens désordonnés et convulsifs. Un critique compare sa marche, dans Hamlet, à celle d’un homme qui traverse, en se hâtant, un champ labouré ; un autre critique signale ce geste étrange qui, périodiquement, soulève ses deux épaules et enfonce sa tête dans son cou à la façon d’un sauvage qui prend son élan pour bondir sur son ennemi. Sa diction est loin d’être sans reproche, et l’artiste l’a reconnu lui-même, puisqu’il a travaillé à corriger les vices dénonciation qu’on relevait chez lui. Minces défauts, en somme, dont une année d’études techniques, au début de sa carrière, l’aurait débarrassé pour jamais. Son tort, à mon avis, est d’être trop grand pour quelques-uns de ses rôles, de les dépasser et de les déborder de toutes parts. « Le premier devoir de l’acteur, a-t-il dit, est d’être l’homme de son rôle, de représenter le personnage, to personate. » Il a, certes, suivi ce principe et déployé un don de transformation qui ne peut avoir été porté plus loin que par Garrick lui-même. Cependant, on le conçoit, plus Irving a grandi par l’étude, par la pensée, par le progrès des années et de la gloire, plus il lui est devenu difficile d’entrer tout entier dans certaines enveloppes étroites, d’y glisser cette « personnalité magnétique » qui fait sa force et son succès. Comme ce figurant qui criait : « Burbadge ! » au lieu de : « Richard ! » c’était à Irving que nous songions ; c’était lui seul que nous pensions voir ; et le drame se changeait en une admirable leçon de lecture dramatique.

Bien qu’il ait un tendre respect pour les grands artistes qui l’ont précédé sur la scène, Irving fait peu de cas de la tradition. Sa méthode est toute personnelle, et il ne craint pas de la conseiller à ceux qui suivent la même profession, y compris les débutans. Cette méthode a trois phrases auxquelles s’adaptent trois procédés successifs. D’abord l’étude patiente et consciencieuse du texte : il faut comprendre la pensée de l’auteur. Quand on l’a comprise, on s’abandonne à son instinct, à son inspiration. Puis, parmi les effets ainsi découverts, on opère une sélection, on fixe les bons par une sorte de notation qui permet de les reproduire artificiellement et indéfiniment. Ainsi Irving passe en souriant à côté du paradoxe de Diderot sur le comédien. Diderot a raison lorsqu’il affirme que l’acteur ne se livre pas sur le théâtre aux hasards de l’inspiration, mais Diderot a tort quand il en conclut que le métier de l’acteur est purement mécanique. Comme Talma l’a justement observé sur lui-même, les émotions que l’acteur représente et qu’il nous communique sont quelquefois des impressions anciennes, réellement éprouvées et emmagasinées par l’étude. Mais exigera-t-on qu’il ait dans le cœur l’envie de tromper lorsqu’il joue l’hypocrite ; qu’il soit amoureux de sa camarade qui lui donne la réplique dans une scène de tendresse ; ou qu’il ait soif de sang humain lorsqu’il simule un assassinat ? Ces sentimens violens et souvent opposés, — à supposer qu’un même homme en fût capable, — paralyseraient l’acteur, loin de l’inspirer. On attend de lui non qu’il ressente toutes les passions, mais qu’il les comprenne et qu’il les imite. Quelle culture et combien de dons suppose cette imitation ! L’acteur devra être tour à tour peintre, sculpteur, porte, musicien, psychologue, moraliste, historien, et s’il est tout cela, ce ne sera pas encore assez.

Va-t-on au théâtre pour y trouver l’image de la vie ou, au contraire, pour y oublier la vie ? Irving se place à mi-chemin de la théorie exclusivement réaliste et du point de vue ultra-idéaliste. Ce qu’on voit au théâtre, c’est encore la vie, mais avec un intérêt plus intense, des passions plus concentrées, un pouls qui bal plus vile, avec toutes les virtualités de l’homme et de la femme portées à leur comble, et surtout avec les principes régulateurs du bien et du mal qui donnent aux événemens un sens final et font du spectacle une leçon. « Laissez aller l’ouvrier au théâtre, ce sera le meilleur moyen de l’empêcher d’aller au cabaret. » Le théâtre est vraiment une école ; il apprend à vivre aux nouveaux venus ; et quant aux fatigués et aux mélancoliques, il les réconcilie avec l’existence en dégageant l’idéal de poétique justice qui plane au-dessus d’elle.

Voilà, en substance, ce qu’a exposé, à plusieurs reprises, le grand acteur, je ne dirai pas pour la défense de sa profession, — « le théâtre, a-t-il dit fièrement, n’a pas besoin d’être défendu, » — mais pour la glorification de son métier. Tout récemment, dans sa conférence du 1er février 1895, il démontrait que l’art de l’acteur est vraiment l’un des beaux-arts. Prenant pour point de départ une définition de Taine, il discutait avec notre grand penseur comme avec l’un de ses pairs, dans un style aussi brillant que serré et précis. Irving est trop épris de la beauté de la forme pour ne pas sentir le prix que donne à la pensée son expression littéraire. S’il n’est pas né écrivain, il l’est devenu ; sa phrase a une pureté, une noblesse, une haute et sereine simplicité qui continue sur le lecteur le prestige subi par le spectateur. Les premières conférences étaient pleines de détails charmans, de mots lumineux, d’observations frappantes ; dans la dernière, il s’est élevé jusqu’à la philosophie de son art, et on y sent l’ambition infatigable d’une intelligence qui n’est jamais lasse de monter. Elle a atteint aujourd’hui le plus haut degré de sa course. Aussi l’ordonnance royale qui a fait de lui « sir Henry Irving », au mois de mai dernier, ne pouvait-elle venir plus à propos. Lorsque cette faveur est accordée à un fonctionnaire blanchi sous le harnais ou à un major général qui ne peut plus monter à cheval, le monde ne se retourne guère pour voir qui en est gratifié : cette distinction banale n’éblouit que la couturière de madame ; elle n’émeut que les fournisseurs de la famille. Dans le cas d’Irving, elle est une date historique, un événement social. Il est le premier acteur investi de cette quasi-noblesse. Ce qui est pour lui une réalité est une possibilité pour tous les comédiens. Il les élève donc tous en s’élevant au-dessus d’eux.

Oserai-je le dire sans manquer d’égard aux bons et même aux grands comédiens que possède encore notre pays ? Irving me semble le premier dans son art, le leader et le roi de sa profession. Il l’est par la beauté et l’unité de sa vie, par la vigueur splendide de sa vocation, par la variété magnifique de ses dons, par son intelligente sympathie pour tous les autres arts et pour les idées qui sont l’âme de son temps. Et, d’autre part, par la croissance lente et la formation progressive de son talent, par cet esprit d’indépendance et d’initiative étroitement uni au culte du passé, il est une des incarnations de sa race, un des hommes en qui, aujourd’hui, se lisent le plus clairement les caractères du génie anglais. Rien ne lui a manqué, pas même de faire fortune. C’est de quoi il s’est justifié à l’avance, au cas où l’on serait tenté de lui en faire un reproche, par un mot curieux qui achèvera son portrait : « Il faut que le théâtre réussisse comme affaire pour ne pas échouer comme art. » En effet, Shakspeare cesse-t-il d’être Shakspeare parce que, dans les mains d’Irving, il est devenu une mine d’or ?


II

La personnalité d’Irving a si bien rempli les pages précédentes que je n’ai pu y faire place et y rendre justice à ceux et à celles qui, de près ou de loin, l’ont aidé à remettre le colosse debout sur la scène. Et d’abord Ellen Terry, qui n’a pas été seulement une incarnation délicate, touchante et passionnée des héroïnes de Shakspeare, mais qui, plus peut-être que son illustre compagnon, a fait, dans sa suave et pure diction, chauler le rêve du poète. D’Amérique sont venues Mary Anderson, dont les attitudes sculpturales sont dans tous les souvenirs et, tout récemment, cette petite Ada Rehan, qui nous a donné une Rosalinde si moderne et si troublante. Un critique a pu écrire, parlant de cette vogue à laquelle tout a conspiré, que « Shakspeare est, de tous les dramaturges du jour, celui qui a le plus de succès. » Il a pu ajouter en toute vérité que, « remis à la mode sur le théâtre, il a, à son tour, remis le théâtre à la mode. » Cette résurrection de Shakspeare n’a-t-elle eu que de bons effets ? N’a-t-elle pas été accompagnée de certains inconvéniens, qui n’ont pas disparu, et de quelques dangers qui n’ont pas tous été heureusement surmontés ? Ou se prend à douter que Shakspeare soit le meilleur des maîtres qu’on puisse offrir à une nouvelle génération d’écrivains dramatiques, surtout lorsqu’on regarde de près ce que c’est, dans la pratique, que l’imitation de Shakspeare. Imiter Shakspeare, c’est copier d’une façon toute superficielle ses locutions et ses formes de langage, son action multiple, ses changemens de scène ; mêler la prose et les vers, les calembours et les coups de théâtre ; par-dessus tout, prendre certains airs que l’on regarde comme la marque du maître. Pour s’approcher de lui, ce n’est pas la prose et les vers qu’il faudrait faire alterner, mais le réalisme et la poésie dont ils ne sont que les signes extérieurs ; ce n’est pas les calembours et les coups de théâtre, mais le rire et l’émotion, ce qui est très différent. On ne s’assimile point l’esprit de Shakspeare, chose impossible à un homme de notre temps ; on ne fait que s’affubler de la défroque qui a servi d’enveloppe à son génie. Cette défroque ne nous va pas ; elle est ou trop longue ou trop courte, ou les deux ensemble. On endosse Shakspeare pour une heure et on ressemble au grand homme comme un clerc d’avoué, déguisé en mousquetaire, une nuit de samedi gras, ressemble à d’Artagnan, ou comme un Turc de carnaval ressemble à un vrai Turc qui fume sa pipe dans un petit café du vieux Stamboul. Ce gigantesque modèle, dont on ne saisit pas tous les aspects parce qu’il dépasse l’orbite de notre lunette, paralyse et opprime l’intelligence. Le comprît-on, on n’en serait pas plus avancé. Ce serait folie de vouloir qu’un dramaturge anglais n’eût pas lu Shakspeare, car c’est là qu’il prendra conscience de l’âme anglaise dans toute son étendue et dans toute sa profondeur. Qu’il absorbe donc Shakspeare, qu’il s’en pénètre ; puis qu’il l’oublie, s’il peut, et soit de son époque ; qu’il ne promène pas, dans nos rues, le doublet et le haut-de-chausses de l’an 1600. Il faut choisir entre Shakspeare et la Vie, car, en littérature pas plus qu’en morale, nul ne peut servir deux maîtres. Peut-être Shakspeare a-t-il été et est-il encore le grand obstacle au libre développement d’un théâtre national. Et il ne faut pas s’émerveiller : Shakspeare n’aurait jamais pu naître s il y avait eu, à deux siècles en arrière de lui, un autre Shakspeare.

Ce sont là des considérations a priori, mais l’expérience des vingt dernières années les confirme. Ces années ont vu l’apothéose de Shakspeare et la mort du drame classique. Parmi les derniers qui aient essayé de le galvaniser, je ne vois guère à citer que Wills et Herman Merivale. Dans le drame intitulé the White Pilgrim, Merivale a jeté quelques vers vraiment beaux : on y sent le premier frisson de ces sombres et impalpables rêveries, venues vers nous avec les souffles froids du Nord et où nous baignons notre fièvre. Quant à Wills, il a donné un moment des espérances. On pouvait se tromper sur l’avenir de ce talent. « Il était, dit M. Archer, si fort et si faible, si viril et si puéril, si soigneux et si négligé, si poétique et si banal ! » Sa vie décousue, son caractère passionné, sa hâte de produire, ajoutaient à l’illusion et lui donnaient, à quelques pas, un air de génie. Ce n’était qu’un faux air. J’ai vu jouer deux pièces de lui, Charles the first et Claudian. La première évoquait au théâtre, — pour la dernière fois, sans doute, — la légende du roi martyr dont les travaux historiques de Gardiner ont dispersé les derniers atomes. Et voici le sujet de Claudian. Un homme qui a tué un moine est frappé, pour ce crime, d’une malédiction qui, au lieu de l’atteindre, s’attache à tous ceux qui se trouvent sur sa route. Il fait du mal sans le vouloir, même lorsqu’il veut faire du bien ; il cause la mort de ceux qu’il aime. A la fin, il est sauvé, de sorte que cet abominable gaspillage de vies humaines, ce torrent de larmes et de sang, ces souffrances, ces désespoirs, ces agonies, tout cela ne sert qu’à faire asseoir un criminel en robe blanche au banquet de la vie immortelle. « Pour que le monde soit le purgatoire de Claudian, il faut qu’il soit d’abord l’enfer de toute une génération. » Il en est ainsi de toutes les pièces de Wills : elles reposent sur une conception qui s’écroule quand on l’analyse, et la versification est trop pauvre pour masquer ou racheter la fragilité de l’idée dramatique.

Malgré les efforts d’Henry-Arthur Jones et de quelques écrivains actuels, le vers tragique, le vers blanc, dont j’ai essayé de caractériser l’impression, a vécu. S’il y avait encore des auteurs pour le manier, il n’y aurait plus d’acteurs pour le dire, et je ne vois guère qui osera le « chanter » après Ellen Terry.

Un nom, cependant, se présente à la pensée, un grand nom qu’il serait profondément injuste d’oublier dans cette revue du théâtre contemporain : celui de Tennyson. M. Archer remarque que Tennyson, si heureux dans sa vie de poète, a manqué d’à-propos dans sa carrière de dramaturge. Il a écrit ses pièces trop tard et trop tôt : trop tôt pour le public et trop tard pour son talent. En effet, il avait soixante-six ans quand il a publié Queen Mery, la première en date des six pièces qui composent son théâtre. Il y a près de vingt ans de cela, et l’éducation des spectateurs était bien loin d’être aussi avancée qu’elle l’est aujourd’hui. Ce n’était pas leur faute s’ils apportaient au poète un goût quelque peu gâté par le succès d’Our Boys et des Pink Dominoes, et une âme fermée aux jouissances supérieures de l’imagination. Envers le poète lauréat, les artistes firent leur devoir, et même quelque chose de plus ; c’est la critique, — et, ici, je me couvre de l’autorité du plus éminent de ses membres, — c’est la critique qui a décidé l’échec des drames de Tennyson, et si elle ne l’a pas précisément condamné sans l’entendre, elle l’a, du moins, écouté sous l’empire d’une idée préconçue. J’emprunterai encore la malicieuse expression de M. Archer : les critiques « s’attendaient à être désappointés » ; ils n’étaient venus que pour cela. De quoi se mêlait ce vieillard d’aborder une nouvelle carrière, et celle-là, justement, où la jeunesse n’a pas trop de toutes ses forces ? Qu’est-ce qui lui prenait, de se découvrir de nouvelles facultés à l’âge où il n’est, d’ordinaire, permis que de se répéter et de se relire ? Est-ce qu’un homme a le droit d’être bon dans deux métiers ? Est-ce qu’il n’y a pas, contre ces sortes de choses, une « loi du cumul » tacitement votée par les critiques et appliquée par eux avec une impitoyable rigueur ? Pour la beauté de ce raisonnement, il fallait que Tennyson échouât à la scène : donc il échoua.

Mais, comme cet échec n’était pas juste, il s’en est relevé, et son théâtre, même quand il est médiocre, même quand il est mauvais, est du théâtre vivant.

Je suis tombé dans le tort commun. Au cours d’un des premiers articles que j’aie eu l’honneur d’insérer dans cette Revue, j’ai parlé de Tennyson, en 1885, comme si la tombe était déjà scellée sur lui. Peut-être avais-je raison d’écrire que dans le jardin du poète, sur lequel était descendu l’hiver, certaines fleurs ne fleuriraient plus. Mais, ce qui ne m’apparaissait pas alors et ce qui est aujourd’hui manifeste pour moi et pour bien d’autres, c’est que le dernier âge du poète a gardé quelques-unes de ses grâces primitives et développé devant nous des qualités que sa jeunesse n’avait point connues. Jusqu’au bout, il est resté en communication avec l’âme des humbles. De plus, il s’est révélé comme un maître dans l’art de poétiser et de vivifier par l’expression les discussions sociales et religieuses qui nous passionnent ; il a déployé au théâtre un sens historique et un sens dramatique de l’ordre le plus élevé et, si ces deux dons se sont nui quelquefois jusqu’à se paralyser l’un l’autre, leur combinaison, à tel moment heureux, nous a valu des fragmens de drame, des morceaux de chefs-d’œuvre.

Je rangerai ses pièces non par ordre de dates, mais par ordre d’importance. La plus mince de toutes est the Falcon. La scène se passe dans quelque vague région d’une Italie demi-fantastique ; aucune indication de lieu, ni de siècle. C’est un conte bien connu de Boccace, mais du Boccace naïf et pur. Un gentilhomme pauvre, Federigo, aime respectueusement et sans espoir la belle et riche veuve, Monna Giovanna. Son dernier bien, son orgueil, sa joie, et, aussi, son unique moyen d’assurer sa subsistance est un admirable faucon qu’il a dressé lui-même pour la chasse. Un matin, Monna Giovanna lui rend visite à l’improviste et, ignorant le dénûment de son voisin, s’invite sans façon à déjeuner. Federigo, dont la basse-cour est vide, fait tuer son oiseau favori pour le servir à la dame. Or c’est précisément le faucon qu’elle venait lui demander pour satisfaire à la fantaisie d’un enfant malade. Force est à Federigo d’avouer le sacrifice que l’hospitalité et l’amour lui ont inspiré, et Monna Giovanna en est si touchée qu’elle tombe, et pour jamais, dans ses bras.

Lorsque le Faucon fut présenté au public, en 1879, au Saint-James, John Hare, qui est un directeur plein de goût en même temps qu’un comédien excellent, l’avait monté avec respect, avec amour, l’avait entouré d’une mise en scène poétiquement réaliste. Federigo et Monna Giovanna, c’étaient les Kendal, et ceux qui ont vu Madge Robertson dans ce rôle, s’en souviennent comme on se souvient d’une toile de maître, rencontrée dans les musées d’Allemagne ou d’Italie. Au point de vue plastique, elle a donné, en créant Giovanna, un pendant à sa Galatée. Mais ni le charme du décor, ni la perfection du jeu, ni la musique des vers ne pouvaient assurer une longue vie à la pièce. A peine se figure-t-on quelques centaines de spectateurs choisis savourant cette chose légère, délice d’une heure, enthousiasme, d’une soirée. Dès le lendemain, le cockneyisme devait reprendre possession de la salle et redemander ses plaisirs ordinaires. La critique fit cause commune avec les cockneys, mais pour une raison moins étrangère à l’art. Elle remarqua que, s’il y a un sujet dans le Faucon, c’est, apparemment, le sacrifice de Federigo. Or ce sujet, si mince qu’il soit, n’est pas traité. Deux mots d’aparté avec son domestique, un ordre à voix basse, voilà tout ce qui amène et justifie la condamnation de l’oiseau. Encore plus décevant que le déjeuner offert à Monna Giovanna. le menu présenté par lord Tennyson à ses spectateurs ne se composait que de hors-d’œuvre délicats, et c’était trop peu pour ces robustes appétits.

The Promise of May a eu un sort pire que the Falcon. La pièce est tombée très franchement. Une certaine partie du public, — avec le fameux marquis de Queensberry à sa tête, — a feint de croire que le poète parlait par la bouche de son héros, lorsqu’il dénonce, avec tant d’amertume et dans un pêle-mêle inquiétant, les principes et les préjugés sur lesquels est bâtie la société. Ces spectateurs manquaient vraiment d’intelligence et de patience. La contre-partie ne manque pas aux théories négatives de Harold. Lorsqu’il a déclamé sur le mal que les religions ont fait aux hommes, Dora lui montre (un peu faiblement, il est vrai) les bienfaits qu’ils en ont reçus. Lorsqu’il a prophétisé la dissolution prochaine et universelle du lien conjugal, elle lui répond, avec simplicité, mais non sans émotion ni sans grâce : « Moi, j’avais eu le rêve d’une pure et parfaite union où l’homme et la femme, l’un plus fort, l’autre plus faible, mais pourtant semblables, marcheraient ensemble, la main dans la main, à travers cette vallée de pleurs jusqu’à la tombe, qui est au fond, et s’endormiraient ensemble dans cette nuit, bientôt passée comme un moment, pour se réveiller toujours ensemble dans la lumière ou dans la gloire et ne se plus quitter jamais, jamais ! » Et quand Harold arrache, pour la lui offrir, une branche de pommier fleurie, cette fille de fermier regarde avec tristesse le rameau dévasté : « L’an prochain, il n’y aura pas de fruits. » C’est là un touchant symbolisme, et c’est bien ainsi qu’on aime à voir un poète réfuter la morale de la sensation qui, en cueillant les fleurs, empêche les fruits de naître et détruit jusqu’aux germes de l’avenir.

De tels détails éclairaient la pensée de Tennyson et auraient dû obtenir sa grâce auprès des siffleurs, mais ils ne voulurent pas entendre raison. Ces malentendus ne sont possibles qu’avec une pièce qui ne se défend pas elle-même. Or, par malheur, the Promise of May est une de celles-là. On y retrouve quelques traces de ces dons idylliques qui rendent si doux les petits poèmes de la jeunesse de Tennyson, avec l’intelligence des âmes rustiques qui ne l’abandonna jamais et l’éloquence amère, la veine de satire morale et sociale qui coule à Hots dans la seconde partie de Locksley Hall, Sixty years after. Mais, lorsqu’il faut en venir à l’action, le poète est déplorablement faible, enfantin, presque niais. Ce Harold, posé au début comme le type du nihiliste que rien n’émeut ni n’effraye, tombe finalement à un tel désarroi et à de si piteux balbutiemens qu’on en a honte pour lui. Si Tennyson a voulu nous faire entrevoir le mariage de ce triste séducteur avec la sœur de sa victime comme une satisfaction donnée à la morale, il s’est lourdement trompé, et le peu qui restait de la pièce s’évanouit avec ce dénouement répulsif.

Le succès relatif de la Coupe, au Lyceum, m’étonne moins que M. Archer. Je n’en chercherai pas la cause principale dans la grâce d’Ellen Terry ou dans le magnifique décor du temple de Diane. The Cup a certaines qualités qui sont faites pour plaire à la moyenne du public. Le sujet est tiré des récits de Plutarque Sur les femmes illustres, et d’un passage qui avait déjà induit en tragédie un Français, un Allemand et un Italien. Peut-être, sans en avoir une conscience nette, Tennyson a-t-il pris quelque chose du ton de son auteur primitif et de l’allure de ses devanciers. Il a été, cette fois, moins Anglais, moins shakspearien et moins lui-même que dans ses autres œuvres. Le dialogue est rapide, agissant ; les personnages ne se livrent pas à des fantaisies poétiques, ne développent point de théories, mais expriment des sentimens qui n’ont rien de compliqué ni d’étrange. L’un d’eux est intéressant : c’est Synorix. A part le don juanisme qui le modernise trop, ce type ambigu, moitié barbare et moitié romain, dont la civilisation a affiné l’intelligence mais non éteint les passions, est une créature d’exception, une sorte de monstre qui connaît sa supériorité intellectuelle et sa déchéance morale ; il confond ces deux sentimens en une mélancolie qui n’est pas sans grandeur.

L’attrait de ce caractère est ce qui a fait manquer la pièce à Tennyson ; il a passé à côté du sujet que lui offrait Plutarque et dont s’étaient saisis Thomas Corneille et Montanelli, ce dernier avec talent et succès, malgré l’enflure du style. Ce sujet, c’est l’action de Camma, veuve du tétrarque de Galatie que Synorix, avec l’aide des Romains, a fait mourir et a remplacé au pouvoir. Synorix l’aime et veut l’épouser. Camma ne peut se soustraire à cet odieux mariage ; elle feint d’y consentir. D’après le rite sacré, elle doit porter ses lèvres à la même coupe que Synorix devant l’autel de Diane. Elle lui fait boire la mort dans cette coupe et l’y boit elle-même avec lui. Pour que ce dénouement n’éveillât dans notre esprit aucune objection, il eût fallu nous faire haïr Synorix autant que le hait Camma. Or Tennyson semble avoir tout fait pour diminuer l’horreur de son caractère. Il lui a donné le prestige d’une noble tristesse, l’excuse d’un grand amour, l’a en quelque sorte obligé de tuer son rival dans le cas de légitime défense. Il a mis le comble en nous montrant dans le premier époux de Camma un personnage inintelligent et brutal qui justifie mal les regrets et le sacrifice de la jeune femme. Ajoutez que, si le véritable sujet est le drame intérieur qui se passe dans l’âme de Camma, nous ne savons rien de ce drame jusqu’à la scène finale. Un coup de théâtre ne fait pas une pièce, et M. Archer a sans doute raison de préférer l’œuvre de Montanelli à celle de Tennyson. Malgré ces défauts, je crois que la Coupe retrouverait, comme en 1881, un accueil favorable auprès du public. Elle rappelle décidément nos tragédies par la dignité, la décence, par ce sérieux que ne trouble le mélange d’aucun élément comique, par cette identité dans les caractères, cette continuité de ton et cette unité d’action qui, quoi qu’on en dise, plaisent à l’esprit plus que ne fait l’imitation la plus fidèle des contrastes et des incohérences de la vie.

S’il n’avait écrit que le Faucon, la Coupe, la Promesse de mai, Tennyson ne tiendrait qu’une bien petite place parmi les écrivains dramatiques. S’il doit vivre au théâtre, c’est par ses trois drames historiques : Queen Mary, Harold, Becket. Ces drames, a-t-on dit, étaient forcément inférieurs, même avant de naître, aux drames historiques de l’âge d’Elisabeth dont ils imitaient si fidèlement l’allure et le caractère. En effet les Histoires de Shakspeare et de ses contemporains étaient taillées dans la Chronique, qui, presque à l’égal des Mémoires, garde la vivacité de l’impression personnelle et comme la chaleur de la vie. Tennyson, lui, a pris ses drames dans l’histoire proprement dite ; or l’histoire est une personne sérieuse et scientifique qui dissèque la vie pour la mieux étudier, qui discute plus qu’elle ne raconte et met des jugemens modernes à la place des passions anciennes. L’objection est spécieuse, mais elle n’est que spécieuse. D’abord la définition qu’on donne de l’histoire, vraie peut-être, d’un Guizot, d’un Hallam et d’un Lecky, s’appliquerait bien mal à un Carlyle, à un Michelet, ou à un Taine. En lisant Freeman, et surtout Froude, Tennyson était-il plus loin d’un contact direct avec l’âme du passé que Shakspeare en parcourant les pages, souvent froides et languissantes, d’Holinshed ? Et, encore, Froude fût-il aussi sentencieux, aussi glacé qu’il est, au contraire, pittoresque et passionné, Tennyson eût suppléé à ce défaut par ses propres facultés. C’est le moment de rendre pleine justice à la délicatesse ; et à la puissance véritablement hors ligne de son sens historique. Un drame historique, si j’entends les mots, tient de l’histoire et du drame. Mais, parmi les auteurs des drames historiques de ce siècle, lequel a été un historien en même temps qu’un dramaturge et un poète ?

Il ne s’agit pas du sens critique de l’histoire qui n’a que faire en celle matière, mais de ce don, accordé à bien peu d’hommes, de revivre par les sens de l’imagination les émotions d’un siècle qui dort tout entier dans la poussière. C’est ainsi que Michelet a assisté au supplice de Jeanne d’Arc, Macaulay au procès de Warren Hastings, Carlyle à la prise de la Bastille et à la bataille de Marstonmoor. Les hommes et les objets se seraient peints sur leur rétine que l’ébranlement donné à leur cerveau n’eût pu être plus formidable. Mieux vaut cent fois leur vision intellectuelle que la vision physique d’un Holinshed ou d’un Ayala !

Ce don rare était un des privilèges de Tennyson et prenait en lui cette acutesse féminine qui affinait toutes ses facultés de poète. Comme preuve, prenez tout le bye play de ses pièces historiques, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas essentiel, tout ce qui est action accessoire, détail de mœurs, menus traits de caractères, miettes de l’histoire ; par exemple, le récit du mariage de Philippe et de Marie, celui du supplice de Jane Grey par Dagenhall, dans Queen Mary, et, dans Becket, les sarcasmes lancés contre l’église romaine par Walter Map, ce spirituel précurseur de l’amer et sombre Langlande. Un Bulwer, un Tom Taylor peut découper des lambeaux de chronique, encadrer dans sa prose des mots historiques ; mais au-dessous et au-delà de ces mots, nous fera-t-il, comme Tennyson, entrevoir un état des âmes, nous fera-t-il plonger dans les profondeurs de la vie ancienne ?

Je sais bien que ce n’est pas tout ou, plutôt, que ce n’est rien, si, à cette puissance d’évocation intime, le poète ne joint pas la force dramatique. Y a-t-il un drame dans Becket, dans Queen Mary, dans Harold ?

Je répondrai, à la manière des jurés : Non, sur la première question ; oui, sur la seconde et sur la troisième.

Il est vrai que Becket a obtenu, dans l’été de 1893, un éclatant succès. Mais les trois quarts de ce succès sont dus à Irving. Ceux qui sont familiers, de longue date, avec le grand acteur, savent à quel point il est épiscopal, pontifical, hiératique. L’ascétisme médiéval est une des manières d’être que sa personnalité artistique remplit le plus exactement et où elle s’emboîte le plus à l’aise. On serait venu de loin et on aurait supporté de longues heures d’ennui pour assister à cette symbolique partie d’échecs où la lutte de l’évêque[4] et du roi fait pressentir toute la pièce, à ce dialogue saisissant dans lequel Becket raconte à son confident ses tragiques angoisses et ses rêves prophétiques, à l’orageuse discussion de Northampton où l’archevêque signe les fameuses constitutions, puis se rétracte ; enfin à cette scène de l’assassinat qui suit l’histoire pas à pas et où, d’ailleurs, la pantomime seule eût suffi. Ceux qui ont vu Irving la mitre en tête et la crosse à la main, frappé et tombant sur les marches de l’autel, pendant que le plain-chant des moines arrive, par bouffées, de l’église supérieure, mêlé aux cris du peuple qui heurte à la porte et aux grondemens du tonnerre dont tressaille jusqu’en ses fondemens l’auguste et immense basilique, ont éprouvé, ce soir-là, une des plus fortes émotions qu’aucun spectacle ait jamais données.

Pourtant, il n’y a point là de drame, car un drame est une situation qui mûrit et se transforme, une action qui marche. Le duel du roi et du prélat n’est, dans la pièce aussi bien que dans l’histoire, qu’une succession confuse de chocs indécis. La métamorphose du soldat courtisan en évoque martyr est à peine indiquée par le poète. Et que dire de l’idylle amoureuse, annexée au drame historique en dépit de l’histoire et en dépit du drame lui-même ? Tout le tact d’Ellen Terry n’a pu sauver cette insipide Rosemonde. Les complications relatives à la mystérieuse retraite de la jeune femme relèvent de la farce encore plus que du mélodrame, et quant aux détails plaisans dont l’épisode est enjolivé, ce comique est si bas et si plat qu’on en ressent un malaise. Je puis me taire là-dessus pour ne pas avoir la douleur de me moquer d’un homme de génie, mais je ne puis m’empêcher de reprocher à Tennyson la faute irréparable qu’il a commise en compromettant son Becket dans cette aventure équivoque et en lui donnant à garder la maîtresse du roi, dans le temps même où il le tient en échec avec tant de hardiesse.

Je n’ai pas à adresser la même critique à la Reine Marie ni à Harold. Dans la première pièce, le drame humain, psychologique, qui est à demi submergé sous l’histoire, mais non pas cependant au point de disparaître, c’est le développement du caractère et de la destinée douloureuse de cette misérable reine ; c’est ce chemin, d’abord semé de fleurs, puis pavé de pierres aiguës et bordé d’épines, où elle marcha, en si peu d’années, d’une jeunesse tardive à une vieillesse précoce, et de la joie enthousiaste à une agonie solitaire, maudite et désespérée. Ce fut une vie trois fois manquée. Reine, elle rêva la grandeur du pays et le laissa sous le coup d’une honte nationale, la perte de Calais. Catholique, elle essaya de restaurer sa religion et, loin d’y réussir, creusa entre Rome et son peuple un abîme que les siècles n’ont pas comblé. Femme, elle aima un homme de glace, un rocher vivant : son cœur s’y meurtrit et s’y brisa. Elle connut, avant de mourir, l’anéantissement de tous ses projets ; elle lut le mépris et le dégoût dans les yeux de celui qu’elle adorait et à qui elle avait offert, pour se le rendre propice, des sacrifices humains.

Voilà le drame que Tennyson a dessiné, sinon entièrement achevé, dans Queen Mary. Celui qui fait le sujet de Harold s’accuse en pleine lumière, avec un relief saisissant. C’est la lutte de la foi religieuse avec le patriotisme et l’ambition. Tous les sentimens qui militent des deux parts sont indiqués avec une supériorité digne des maîtres, dans les scènes successives qui se passent à la cour de Guillaume lorsque Harold y est prisonnier. Après que la politique a parlé par la bouche du vieux seigneur normand, vient la scène sublime où Wulfuoth, le jeune frère de Harold, lui décrit les lentes tortures du prisonnier, ce mort vivant, à jamais privé de ses amours, de la vue des champs, de la mer et du ciel comme de la société des hommes ; dont le nom même disparaît de leur souvenir, rongé par l’oubli comme il est rongé dans son cachot par les bêtes immondes de la terre. Quand Harold a cédé, c’est chose émouvante de le voir se courber avec Edith devant la fatalité chrétienne, sacrifier, comme rançon du serment violé, son bonheur intime à l’accomplissement de son devoir royal. Le dilemme se transforme et ses deux aspects nouveaux se personnifient dans deux femmes, dont la rivalité n’a rien de banal, et ne rappelle pas ces vulgaires éclats de jalousie auxquels le théâtre nous a trop habitués. Edith abandonne à Aldwyth le héros vivant ; mort, elle le revendique avec une noblesse et une fierté d’accent qui font tressaillir.

Ainsi deux œuvres, — je n’ose dire deux chefs-d’œuvre dramatiques, — entourés d’une gangue historique qui est, elle-même, de matière infiniment précieuse, tel est le legs du grand lyrique au théâtre de son pays. Vienne une main pieuse qui dégage ces deux drames, fasse circuler l’air et la lumière autour de leurs lignes essentielles ; vienne un grand acteur qui comprenne et incarne Harold, une grande actrice qui se passionne pour le caractère de Marie, et, sans effort, Tennyson prendra sa place parmi les dramaturges[5].


III

N’est-ce pas un signe du temps que la vaste salle du Lyceum se soit remplie deux mois de suite, pendant les chaleurs de l’été, d’une foule respectueuse qui venait entendre et applaudir Becket ? Faites la part d’Irving ; faites aussi la part de la mode, un fait subsiste : cinquante à soixante mille personnes se sont intéressées, se sont passionnées pour cette lutte de l’esprit et de la force, de la royauté nationale et du sacerdoce romain, ressuscitée par un poète. Bien d’autres symptômes accompagnent celui-là et le confirment.

Je ne veux pas dire qu’il n’y ait plus de grossièreté à Londres : rien ne serait plus faux. Jamais la bête humaine n’y a été plus librement lâchée ; jamais le sensualisme, depuis les jours lointains de George IV ou depuis ceux, plus lointains encore, de Charles II, ne s’y est donné plus impudemment carrière. Mais ces goûts-là ont certains lieux pour se satisfaire. Tous les soirs, trente music-halls, dont l’entrée flamboie comme une bouche de l’enfer, appellent la multitude pour lui offrir des obscénités qui sont peu voilées et de la chair qui l’est moins encore. Tant pis pour la morale ! tant mieux pour l’art ! Car, pendant ce temps, on ne va plus chercher dans les théâtres que des émotions et des pensées. Toutes ces pensées ne sont pas justes et toutes ces émotions ne sont pas saines. N’importe ! la bête humaine, dont je parlais, reste à la porte. J’ai raconté la première vogue des Burlesques au Royalty et au Strand. Cette vogue a fait ensuite la fortune d’un théâtre plus luxueux, la Gaiety, avec Nellie Farren, qui a hérité des anciens rôles de Mrs Bancroft et les a singulièrement encanaillés. Si vous prononcez ce nom devant un « vieux marcheur » londonien, dont la jeunesse a battu son plein de 1865 à 1875, vous allumerez au fond de sa prunelle une petite flamme libidineuse et attendrie. Aujourd’hui plus de Nellie Farren, plus de burlesques ! L’opérette végète ; la pantomime n’amuse plus guère les enfans. Parmi les genres inférieurs, deux subsistent et ont même étendu leur clientèle. La farce a pris ses aises : il lui faut trois actes au lieu d’un seul pour se déployer. Le mélodrame, qui habitait dans les quartiers excentriques, au-delà des ponts, dans des parties de Londres dont la géographie était mal connue, au Surrey, au Victoria, au Grecian, au Standard, a fait un retour offensif. Il règne en maître à Drury-Lane, à l’Adelphi et au Princess. Dans cette immense agglomération humaine, il y a un troisième public pour ces deux genres populaires, un public qui ne se confond ni avec le public des music-halls ni avec celui des grands théâtres où l’on joue le drame littéraire et la haute comédie.

Le succès persistant, et même croissant, de la farce et du mélodrame n’est pas un symptôme inquiétant. Ces genres répondent à des besoins primitifs et légitimes de l’esprit. Je crois inutile de prouver qu’il est bon de faire rire les gens et que ce rire commence leur éducation. Ceux qui méprisent les absurdités du mélodrame ne songent pas que l’acceptation même de ces absurdités révèle, chez la foule, un instinct idéaliste, dont les lettrés sont souvent dépourvus. J’ai effleuré, à propos d’Irving, une question, souvent discutée : si nous allons au théâtre pour y chercher l’image de la vie ou pour oublier la vie. Le mélodrame résout la question, en donnant raison aux deux hypothèses et satisfaction aux deux besoins, en offrant l’extrême réalisme du décor et du langage à côté de l’extraordinaire dans les sentimens et dans les événemens. Ces multitudes qui se régalent des pièces de Buchanau, de G. Sims ou même — pour descendre un degré plus bas — de Merritt et de Pettitt, passent quelquefois, de plain-pied, à Shakspeare, car il y a un mélodrame dans tout draine de Shakspeare, et, n’était l’archaïsme du langage, ce mélodrame ferait vibrer l’âme populaire en 1895 comme en 1595. Le mélodrame a sa moralité, mais elle est grossière parce qu’elle naît d’un accident. Une passerelle qui traverse un torrent se brise sous les pas du méchant ; un pan de mur s’écroule sur lui et l’écrase ; une chaudière éclate et le disperse en atonies. Il faut apprendre à ces gens-là que le châtiment du coupable doit sortir de ses fautes mêmes, Réussiront-ils à le comprendre ? S’ils n’y viennent pas, leurs enfans y viendront et s’assoiront auprès de nous dans les mêmes salles de spectacle. Mais, derrière eux, apparaîtront de nouvelles couches de spectateurs incultes qui réclameront encore du mélodrame.

Quant au drame littéraire et à la haute comédie, dont je suis ici les destinées, ils sont, depuis une dizaine d’années, installés sans partage au Lycewn, au Haymarket, au Garrich, au Saint-James, au Court et au Comedy théâtre ; ils ont souvent aussi pour home le Criterion, que dirige cet acteur excellent, Charles Wyndham. Le personnel de ces théâtres compose une élite artistique vraiment rare, qui se recrute et se fortifie sans cesse par l’apparition de nouveaux talens. On a vu les progrès que l’acteur et l’actrice ont réalisés au point de vue du bien-être matériel, de la dignité personnelle et de la considération sociale. Mais le progrès le plus remarquable, c’est celui de l’intelligence. A quoi le doivent-ils ? A l’observation, à l’étude, à l’effort, à ce désir du mieux qui met en branle et tient en mouvement les individus, les classes, les sociétés. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, un directeur eût dit à une jeune fille qui sollicitait un engagement : « Savez-vous chanter ? Savez-vous danser ? Vos jambes sont-elles droites ? » Aujourd’hui il lui demanderait, surtout, d’avoir du talent.

Les comédiens anglais doivent beaucoup aux nôtres. Sarah Bernhardt, en particulier, a eu une influence décisive, qui exigerait une étude à part, et les voyages de la Comédie-Française sont regardés en Angleterre comme des dates. Clément Scott, dans ses Thirty years at the play, raconte, comme un homme de théâtre pouvait seul le faire, la représentation improvisée, au Crystal Palace, par nos comédiens, après le banquet que leur avait offert le monde théâtral de Londres. Ce soir-là, Favart et Delaunay jouèrent On ne badine pas avec l’amour devant le parterre le plus sensitif et le plus vibrant, exclusivement composé d’acteurs et d’auteurs. Lorsque, au dénouement, on entendit dans la coulisse le bruit d’une chute avec un cri étouffé, et que Favart reparut, toute pâle, et traversa la scène comme un ouragan de désespoir en jetant ces mots : « Elle est morte ! Adieu, Perdican ! » une telle angoisse d’admiration étreignait les poitrines qu’on oubliait d’applaudir, et il y eut une seconde d’étonnante stupeur, de respectueux silence, comme devant une catastrophe véritable : le plus bel hommage qui ait jamais été offert au talent scénique. Je ne serais pas surpris que cette soirée eût marqué dans la carrière de plus d’un artiste.

La critique dramatique était enfin sortie de l’état inférieur et précaire où j’ai dû la montrer dans la première partie de ces études. Elle avait maintenant l’indépendance et l’intelligence nécessaires pour aider au mouvement qui se dessinait et y prendre une large part. Lorsqu’on écrira une histoire du théâtre anglais au XIXe siècle, il faudra y réserver une place à des hommes comme Dutton Cook, Moy Thomas, Clément Scott et à tous ceux qui, ayant débuté pendant les années de sécheresse et de famine, ont conduit la critique, et avec elle tout le peuple d’Israël, hors de la terre de servitude. Le temps n’est pas si loin où la critique « vendait son âme pour une annonce » ; où Chatterton, l’ancien ouvreur de loges devenu maître de trois scènes et qui se laissait appeler par ses créatures le Napoléon du monde dramatique, prétendait faire chasser Clément Scott du Weekly Dispatch, lui fermer l’entrée de ses théâtres et même refuser son argent au guichet ; où l’acteur critiqué se déclarait diffamé et en appelait au jury ; où le jury, composé de commerçans et jugeant au point de vue commercial, décidait invariablement en faveur de l’artiste ; car plus une critique était juste, plus elle portait préjudice à celui qui en était l’objet.

Ce furent vraiment de dures années à passer. Peut-être qu’un des hommes auxquels la critique doit surtout son émancipation est James Mortimer, le fondateur du London Figaro. Américain d’origine, Mortimer a passé de longues années à Paris ; il était personnellement connu de Napoléon III, et c’est dans le cabinet impérial, à Saint-Cloud, que j’ai fait sa connaissance. Il possédait à fond notre théâtre aussi bien que notre politique, et, lorsque son journal, par suite du retrait de certain patronage financier, fut devenu, de quotidien qu’il était, hebdomadaire, ou bi-hebdomadaire, Mortimer y donna une grande place et une grande liberté à la critique. Non seulement il ouvrit une tribune à Clément Scott et à William Archer ; mais, loin de les désavouer, en cas de réclamation, il les couvrit hardiment, et je l’ai vu, le chapeau sur l’oreille, regarder tranquillement les claqueurs qui le huaient à son entrée dans la salle. Le brave et spirituel petit journal a vécu ; Mortimer lui-même a traversé, depuis lors, dans sa carrière d’éditeur, des jours difficiles. Il n’en est pas moins juste de lui reporter, devant le public français, le témoignage mérité que lui rendent ses anciens collaborateurs, afin qu’ayant été à la peine il soit quelque peu à l’honneur, maintenant que la bataille est gagnée et que les barbares ont été chassés du théâtre. Bien souvent, depuis lors, il est arrivé à la critique de se tromper ou de se déjuger, de servir une vanité ou une rancune, une spéculation ou une coterie, d’abuser de son nouveau pouvoir ou de retourner à son ancienne faiblesse, de condamner une bonne pièce et d’en glorifier une mauvaise ; mais, en somme, elle vaut mieux qu’elle ne valait, et c’est, ou, du moins, ce devrait être, pour toutes les choses humaines, l’expression ordinaire et la commune limite de l’éloge.

Les deux écrivains qui s’étaient rencontrés dans la petite boutique du London Figaro, près du vieux Temple bar, aujourd’hui disparu, en face de l’emplacement où devait s’élever le Palais de Justice, Clément Scott et William Archer n’étaient séparés que par quelques années ; mais ils représentaient, dans leur profession, des temps, des écoles, des tempéramens opposés. Scott a été le critique de l’ère robertsonienne ; Archer est le critique du drame actuel et, jusqu’à un certain point, du théâtre de demain.

S’il est, à l’heure actuelle, une douzaine d’hommes en qui l’Angleterre vivante et pensante prend conscience d’elle-même, William Archer est un de ces douze. Sa passion pour le théâtre — il en a raconté les débuts dans une délicieuse préface adressée, l’année dernière, à son ami Robert Lowe[6] — date de sa première jeunesse, et aucun élément impur ou intéressé ne s’y est mêlé. Il n’a jamais écrit de pièces, ou, du moins, n’en a jamais fait jouer aucune. Par principe, il s’abstient de fréquenter les coulisses et d’entretenir des relations personnelles avec les artistes. Il est tout à sa mission de critique, et, pour la mieux remplir, il a étudié tout le passé du théâtre national et toutes les littératures dramatiques, mortes ou vivantes. Il est un répertoire, une bibliothèque de références ; mais, à la différence de beaucoup d’érudits, il met toujours une idée féconde à côté d’un renseignement précis. Sur tout ce qui touche son métier, il pense et fait penser. En même temps qu’il devenait un pénétrant critique, il est resté un « petit journaliste » hors pair. L’humour, dont il est plein, coule à torrens sur tout ce qu’il écrit ; un humour facile, limpide, vif et délicat, où je n’ai jamais rencontré une défaillance de goût ni une touche de pédantisme. Je ne crois pas que, dans toute sa vie, il ait imprimé une ligne insipide ou obscure. Il voudrait ennuyer qu’il ne le pourrait pas : la gaîté, le bon sens et l’esprit l’accompagnent et ne le quittent jamais.

Pour le faire comprendre à des Français, le plus court serait de le comparer à quelqu’un des critiques dramatiques de cette génération ou de celle qui l’a précédée, et, par exemple, de faire voir en quoi il se rapproche de M. Francisque Sarcey ou de M. Jules Lemaître, en quoi il s’en éloigne. Mais la comparaison est impossible, parce que les situations diffèrent ici encore plus que les talens. Les excellons écrivains que je viens de nommer sont, chez nous, les gardiens et les interprètes d’une tradition consacrée par des chefs-d’œuvre ; ils la restaurent ou l’affinent soit par la vivacité et la bonhomie, soit par la délicatesse et la grâce de leurs impressions personnelles. Le public auquel ils s’adressent est plus blasé qu’ignorant et a plus besoin d’être réveillé que d’être instruit. William Archer est un initiateur ; il a eu à s’ouvrir passage à travers une forêt de préjugés ; en tout, il doit remonter aux élémens, prouver des principes que nous ne discutons plus, accomplir, en un mot, une tache qui ressemble quelque peu à celle de Lessing dans la Dramaturgie de Hambourg. En tirant des milliers d’articles qu’il a publiés depuis vingt ans les questions qu’il s’est posées et les réponses qu’il y a faites, on composerait un corps de doctrine assez complet sur les problèmes, grands ou petits, qui touchent l’art et le métier de l’acteur, de l’auteur et du critique de théâtre.

Sa conception du théâtre est très large. Il le considère comme une réunion, un rendez-vous de huis les autres arts. Jusqu’où va la vie, aussi loin va le domaine du théâtre. Il accepte toutes tes formes et tous les genres, pourvu que ce ne soient pas des importations exotiques et qu’ils répondent à un besoin de l’âme des foules. Ainsi le mélodrame n’est, pour lui, que « la tragédie illogique », et, quant à la farce, il ne s’inquiète point de ses progrès, car « une farce vraiment gaie vaut mieux qu’un drame prétentieux et raté. » La duperie serait de les juger d’après les lois de l’esthétique : « On ne prend pas, dit-il, la hauteur d’un pain de sucre avec des observations barométriques. » Le drame lui-même peut exister en dehors de la littérature. C’est précisément le cas où se trouvait le drame anglais il y a dix ou quinze ans. La mission de la critique, suivant M. Archer, était de l’élever à la dignité d’un genre littéraire, de le réconcilier avec la littérature. Quelle critique conviendra-t-il d’y employer ? La critique analytique ou la critique dogmatique ? la critique comparative, anecdotique, humoristique ? Elles ont, toutes, l’une après l’autre, leur utilité et leur moment, à condition d’être sincères et indépendantes.

« Une pièce doit contenir ces trois élémens : une peinture, un jugement, un idéal. » Sur le premier point se pose la grosse question du réalisme au théâtre. M. Archer résume en un dilemme les objections des adversaires du réalisme : « Ou bien vous me montrez sur la scène ce que je vois, ce que j’éprouve moi-même tous les jours, et alors où est la nouveauté, où est la leçon ? Ou bien vous me présentez des objets, des mœurs, des sentimens inconnus, et alors comment puis-je juger de leur degré de réalité ? » M. Archer répond que le théâtre nous force à « observer, » c’est-à-dire à voir et à sentir d’une façon particulière tout ce que nous voyons et sentons dans la vie ordinaire sans y prendre garde et sans en tirer aucune conclusion. Quant aux sensations que nous n’avons jamais éprouvées et dont nous ne pouvons contrôler l’exactitude, le critique anglais croit fermement à l’existence d’un sens intime qui repousse ou accepte la peinture d’un monde inconnu. Si M. Zola nous décrit les mœurs financières du second Empire, si Pierre Loti nous transporte auprès de Rarahu ou de Chrysanthème, un instinct infaillible nous avertit, si nous sommes trompés ou instruits, si c’est de la fantaisie ou de l’histoire.

Ce caractère réaliste, M. Archer le refusait à la comédie de Robertson ; ou si elle l’avait possédé, elle l’avait très vite perdu. A force de verser de l’eau chaude dans la fameuse théière, on n’offrait plus au public qu’un breuvage insipide dont on essayait vainement de corriger la fadeur en le faisant alterner avec l’amertume du « café » français, escorté de l’inévitable « cognac ». « Notre théâtre, avait écrit Matthew Arnold, est suspendu entre le ciel et la terre ; il n’est ni réaliste ni idéaliste, il n’est que fantaisiste. » M. Archer acceptait l’idée de Matthew Arnold et, de là, poussait plus loin son raisonnement. Outre la peinture des mœurs et des caractères, le drame nous offre une action à juger, et c’est là que le critique avait des vérités toutes nouvelles à dire à ses compatriotes. Le théâtre anglais se croyait très moral : le critique lui enlevait cette illusion. Il n’était pas loin d’admettre comme parfaitement fondé le mot de M. Got qui donnait à notre scène la préférence au point de vue de la moralité ; ou plutôt il était d’avis que le théâtre des Français a une mauvaise morale et que le théâtre des Anglais n’a point de morale du tout. Ce qui rend une pièce morale, est-ce le coup de théâtre final qui foudroie le traître et récompense la vertu, ce triomphe du bien qui se perd dans un remue-ménage de paletots endossés et de petits bancs renversés ? Non : une pièce est morale si elle développe une situation psychologique donnée, un problème de conduite auquel elle impose ou plutôt suggère une solution juste. Or, M. Archer ne voyait point de drame écrit sur ce modèle en 1880 : rien que de fades marivaudages, un tout petit coin de la vie, et, pour unique problème, l’antagonisme de la pauvreté et de la richesse, éternellement nivelés par l’amour.

Il voulait voir planer au-dessus de toute œuvre dramatique l’aspiration vers le bien ou vers le mieux, vers un mode de vie supérieur à la vie ordinaire et qui sera peut-être la vie de demain. Il voulait que le théâtre eût un idéal, non un idéal rétrospectif et pour ainsi dire réactionnaire, comme il arrive en un pays de tradition où l’on ne croit jamais si bien réformer que quand on restaure, mais un idéal de marche, si j’ose dire, un idéal d’avenir et de progrès.

Ses articles étaient comme des secousses répétées et vigoureuses données à un homme endormi, car « tout effort, disait-il, vaut mieux que l’apathie. » Il sondait toutes les avenues, fouillait tous les petits coins, soulevait à la fois toutes les questions de théorie et de métier. Jusqu’à quel point est-il sain d’imiter Shakspeare ? La censure est-elle plus favorable aux mœurs qu’elle n’est oppressive pour le talent ? L’établissement d’un théâtre national, qui servirait d’école et d’étalon, est-il possible et contribuerait-il au perfectionnement de l’art ? Que faut-il penser du paradoxe de Diderot sur le jeu de l’acteur, et qu’en pensent les acteurs eux-mêmes ? Quelle a été, dans le passé, la situation sociale des artistes et que sera-t-elle dans l’avenir ? Seront-ils respectés à cause de leur profession, comme le juge, le clergyman, l’officier, ou malgré cette profession ? Quels sont les droits et les devoirs de la critique ? Quels sont les dangers et les avantages de la combinaison qui met presque toutes les grandes scènes aux mains d’acteurs-directeurs ? L’auteur anglais doit-il accepter la collaboration de l’acteur-directeur, et jusqu’à quel point ? Voilà quelques-unes des questions qu’il a traitées et résolues avec une compétence que nul ne conteste, une franchise, une abondance, une souplesse et un brio qu’on ne peut s’empêcher d’admirer, même quand on est d’avis un peu différent.

Ce n’est pas tout. La partie la plus importante, peut-être, du rôle joué par M. Archer, a consisté dans ses travaux sur les littératures dramatiques étrangères. Il a, l’un des premiers, fait connaître les Norvégiens et les Allemands ; mieux que personne, il a fait comprendre les œuvres de nos dramaturges et le parti qu’il y avait à en tirer pour l’éducation du théâtre anglais. De l’influence exercée par Ibsen et Björnson, par Sudermann et ses compatriotes sur la génération d’aujourd’hui et de demain j’aurai à parler bientôt. J’indiquerai ici seulement la forme nouvelle prise par l’adaptation des œuvres françaises depuis 1875 ou 1880 ; mouvement curieux dont M. Archer n’est assurément pas l’unique auteur, mais dont il a été le témoin très attentif et très pénétrant et auquel ses conseils ont donné comme un caractère de scientifique précision.

La façon dont les Anglais, il y a un demi-siècle, imitaient nos pièces ressemblait, un peu à la manière hâtive dont une bande de voleurs dévalise une maison trop riche. On fait ce qu’on peut, mais on a peu de temps et on manque de méthode. La conséquence est qu’on emporte des bibelots sans valeur et qu’on néglige des bijoux de prix. Lorsque les directeurs de Londres accouraient en poste pour se disputer un manuscrit et se jouaient mille tours en route pour se devancer les uns les autres, c’était quelquefois le moyen de faire plus tôt faillite qu’ils mettaient ainsi aux enchères. De 1850 à 1880, on prenait tout sans distinction. On traduisait deux et même trois fois le même vaudeville inepte. Un mélodrame depuis longtemps oublié au boulevard du Temple devenait le Ticket of leave man, dont le succès a duré jusqu’à nous. Par compensation, on a vu telle grande comédie d’Augier ou de Feuillet, restée à notre répertoire, languir et mourir au bout de quelques semaines devant l’indifférence du public anglais, sans que personne songeât à tirer une leçon de l’événement. Cependant la situation légale s’était peu à peu transformée : la notion de la propriété littéraire internationale était née et avait fait son chemin. En voici les étapes. Le principe avait été posé par un acte du Parlement en 1852. L’auteur étranger possédait le droit de propriété pour cinq ans, mais l’adaptation restait en dehors de la loi : il suffisait d’ajouter un personnage ou d’intervertir deux scènes pour être quitte de toute redevance. En 1875, nouvelle loi qui assimilait l’adaptation à la traduction. Enfin, en 1887, à la suite de la convention de Berne et des intéressantes discussions qui l’avaient précédée, un acte du conseil a purement et simplement prononcé que la propriété littéraire des étrangers est, de tous points, identique à celle des nationaux et jouit des mêmes droits.

Ce sont des lois fort libérales et qui font honneur aux législateurs, mais je suis obligé de dire qu’elles ont beaucoup réduit l’importation des produits français sur le marché dramatique anglais et quelles en ont préparé, pour l’avenir, la suppression complète. On y regarde à deux fois avant d’acheter une pièce qui se trouve grevée dès le principe d’un double droit d’auteur ; on étudie nos procédés, pour apprendre de nous, si on peut, à se passer de nous. Bien n’a contribué plus efficacement, depuis quelques années, au progrès du drame indigène.

C’est ici qu’intervient, avec le flair du directeur-auteur, la raison du critique. Au point de vue anglais, il y a deux espèces de pièces dans le domaine de notre haute comédie. Les unes, comme celles de Dumas et d’Augier, doivent être traduites presque littéralement et offertes au public comme des spécimens accomplis de la civilisation et de l’art parisiens. Y toucher serait les détruire : Sint ut sunt aut non sint ! Dans d’autres pièces, une fois qu’on a décortiqué l’enveloppe, détaché les mille détails adventices dont l’auteur français avait ingénieusement revêtu son sujet, il reste une idée à développer, avec une structure solide, capable de supporter une nouvelle bâtisse. On peut construire une chose parfaitement anglaise avec ces excellens matériaux exotiques parmi lesquels on fait son choix. C’est affaire de goût, de tact, d’inspiration, et je conçois que ce genre de travail, par certain côté, passionne des gens de théâtre.

Pour savoir comment on « adapte », il aurait fallu nous trouver dans un compartiment de premières de la ligue du Nord certain matin du printemps de 1878. Ce compartiment était occupé par trois Anglais : M. Bancroft, M. Clément Scott et M. Stephenson. La veille ils avaient assisté à la représentation de Dora ; Bancroft avait acheté le droit de traduction à M. Michaëlis qui, lui-même, l’avait acheté à M. Sardou. Comment en faire une pièce anglaise ? Quelqu’un suggéra la question d’Orient qui ; en ce moment, soigneusement maniée par Disraeli, soulevait l’amour-propre britannique. Tous les music-halls retentissaient du fameux refrain : But by Jingo, if we do… La trouvaille fut d’intéresser le jingoïsme à l’affaire et de faire collaborer Disraeli avec Sardou. « En arrivant à Amiens pour avaler un bouillon, dit un des trois complices, la pièce était faite. » On sait que, sous le nom de Diplomacy, Dora a eu, en Angleterre, un succès encore plus long et encore plus retentissant qu’en France.

Ce n’était là qu’un tour d’adresse et un coup de chance. Voici venir une nouvelle adaptation qui a ce double avantage d’échapper à la loi et d’élever l’art à un degré supérieur. Elle ne prend plus à l’auteur français qu’une thèse sociale, une situation dramatique, un problème moral. Elle transporte la thèse, la situation, le problème, en pleine vie anglaise, après s’être assurée que la vie anglaise les comporte réellement. Puis, oubliant l’œuvre originale, elle cherche loyalement la solution. Si elle aboutit à un dénouement neuf, à une conclusion opposée, elle s’en réjouit au lieu de s’en effrayer. Dans ce cas, elle s’est prouvé à elle-même son indépendance ; elle sent qu’elle a ouvert le champ à un fécond et suggestif parallèle entre les deux races, les deux arts et les deux morales.

C’est là que nous en sommes : cette forme de l’adaptation est la plus intéressante et la dernière étape à franchir avant l’ère de l’émancipation complète, de l’originalité absolue.


AUGUSTIN FILON.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet.
  2. Henry Morley, Journal of a playgoer.
  3. Henry Irving, The Drama.
  4. Le bishop du jeu d’échecs anglais, c’est notre « fou ».
  5. Je me décide à ne parler ici ni des drames de Browning, ni de ceux de M. Swinburne. Ces drames, pour des raisons que j’aurai sans doute, un jour, l’occasion de déduire, appartiennent à l’histoire de la poésie et non à celle du théâtre.
  6. William Archer, the Theatrical world fur 1893.