Librairie Beauchemin, Limitée (p. 39-44).


VI

L’IBIS


Quand Yvaine redescendit, son père était prêt à partir. Le savant embrassa sa fille et monta dans la limousine qui s’éloigna rapidement.

La jeune fille appela Derba et courut se réfugier dans le parc, sous un berceau de lilas en fleurs au parfum grisant. Ce coin délicieux était un de ses préférés ; elle y avait passé de bien douces heures à lire ou à rêver.

Elle s’assit sur le vieux banc de pierre et tomba bientôt dans une profonde rêverie… Sa pensée se portait à quelques années en arrière, au retour de son dernier voyage en Algérie. Invité par un de ses amis, officier de spahis, à participer aux grandes chasses, Pierre de Kervaleck avait de nouveau quitté la Bretagne et traversé la mer.

Sa fille l’avait accompagné, mais elle n’avait pas fait la chasse aux grands fauves. Restée à Alger avec la femme de l’officier, elle avait attendu le retour des chasseurs.

Quand Yvaine et son père quittèrent l’Algérie, ils se rendirent à Rennes où résidait la famille de Kerleven et où Pierre s’était marié. C’est là que la jeune fille avait connu son cousin.

Beau garçon, portant avec aisance son uniforme de lieutenant de vaisseau, Hervé de Kerleven était considéré par bien des familles comme le fiancé idéal et les jeunes filles de la meilleure société de Rennes l’auraient accepté sans hésiter. Yvaine produisit sur lui une profonde impression. Elle était si simple, si gracieuse, si charmante. L’officier de marine, bien que de dix ans plus âgé qu’elle, se mit à l’adorer. Quand la jeune fille fut sur le point de retourner chez elle, Hervé lui avoua son amour.

Et Yvaine, sans la moindre coquetterie, avait répondu à la brûlante question de son cousin :

— Je suis trop jeune, Hervé, pour me marier… Je ne veux pas non plus quitter mon père !…

— Au moins, m’aimez-vous, Yvaine, m’aimez-vous un peu, moi qui vous adore ?… avait murmuré l’officier.

Et la jeune fille, levant vers lui ses yeux limpides, avait dit :

— Je vous aime comme j’aimerais mon frère, Hervé… Je ne vous dirai rien de plus…

— Me permettez-vous d’espérer ?…

Yvaine (elle s’en souvenait) n’avait pas répondu. Craignant d’en avoir trop écouté et trop dit, elle s’était sauvée… Et maintenant, elle se demandait si l’officier n’avait pas cru comprendre que, malgré tout, elle lui laissait de l’espoir… Il n’avait pas dû cesser de penser à elle, puisque quatre ans après il revenait…

Car la jeune fille devinait bien qu’Hervê venait beaucoup plus pour la revoir que pour visiter le merveilleux musée, orgueil de son oncle…

À ce moment, le roulement lointain d’une voiture lui fit dresser la tête. Ce devait être le savant et son neveu. Yvaine se leva vivement et courut, son devoir de maîtresse de maison lui ordonnant d’accueillir le visiteur.

La limousine franchit la grille et décrivit une courbe savante devant le grand escalier où Yvaine, souriante, toute fraîche dans sa toilette blanche, se tenait.

En revoyant sa jolie cousine, dans le printemps de ses vingt ans, l’officier eut un moment d’émotion indicible… La jeune fille resta calme et accueillit Hervé avec sa grâce habituelle.

Après le dîner, le châtelain fit faire à son neveu la visite du musée. En toute sincérité Hervé écouta avec attention les savantes explications de son guide et admira de bonne foi ses merveilles.

Quand le soleil fut moins chaud, Pierre de Kervaleck envoya les jeunes gens faire un tour dans le parc. Yvaine y consentit de bonne grâce, malgré la résolution de parler qu’elle lisait dans les yeux de son cousin.

Quand ils furent arrivés presque au milieu du parc, le long du ruisseau d’eau vive bordé de peupliers, Hervé dit doucement, très ému :

— Yvaine, pardonnez ma hardiesse… Je ne voudrais pas vous dire un mot qui puisse vous offenser, mais, depuis quatre ans, je vis d’un espoir… Je vous aime tant, Yvaine… Si vous vouliez m’accepter pour mari, vous feriez de moi le plus heureux des hommes.

La jeune fille leva les yeux vers son cousin et le vit si ému, si sincère, qu’elle fut peinée du chagrin qu’elle allait lui causer…

Mais ce rêve, qu’elle caressait, ce rêve de toujours, qui lui faisait revoir le ciel limpide de l’Égypte et l’immensité du désert roux, ce rêve grandi avec elle, elle ne pouvait le briser… On vit de rêve, et celui d’Yvaine était si beau… si beau…

D’une voix douce, comme pour rendre son refus moins cruel, la jeune fille répondit :

— Je vous suis reconnaissante de votre constance, Hervé, et je suis très touchée de votre amour sincère… Mais je ne puis le partager… N’espérez plus… Écoutez-moi, je vais tout vous dire comme je dirais tout à un frère aîné : mon cœur appartient à un rêve. Je l’ai donné voici bien longtemps, et je n’ai jamais oublié… Ce rêve remplit mon âme depuis mon enfance, il m’est cher et j’espère qu’il se réalisera… Pardonnez-moi, Hervé, je devais vous dire la vérité !…

L’officier eut un geste de découragement. Il eut l’impression qu’après avoir entrevu l’aurore, il se retrouvait en pleine obscurité. Il fit un effort, et prononça lentement, comme un dernier regret :

— Je vous aurais rendue si heureuse !…

Yvaine, le regard lointain, semblait ne pas avoir entendu… Hervé comprit et se tut.

Sans s’en apercevoir ils s’étaient dirigés vers la volière où le bruyant petit peuple ailé s’ébattait.

— Voulez-vous voir mes oiseaux, Hervé, demanda Yvaine à son cousin qui marchait en songeant.

Et comme il acceptait :

— Tenez, lui dit-elle, vous qui avez voyagé sous les tropiques, regardez mes colibris…

La beauté des oiseaux arracha un moment l’officier à ses tristes pensées. Son regard fut soudain attiré par un superbe ibis au plumage rose admirable, si beau qu’Hervé s’extasia.

— Mon ibis, dit lentement Yvaine, d’une voix de rêve, c’est mon préféré parmi mes oiseaux : il vient de là-bas, il a vécu au bord du Nil, dans le pays où j’ai laissé mon cœur !…