Éditions Beauchemin (p. 150-167).

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Alphonsine ne dit à son mari que le nécessaire. Toutefois Amable, en apprenant que le Survenant avait dépensé en folies à Sorel l’argent qu’on lui avait confié pour le voyage à Montréal, s’en trouva heureux dans un sens : est-ce que Didace ne se reconnaîtrait pas enfin ? Est-ce qu’il ne mettrait pas l’étranger à la porte ?

Mais Didace n’en fit rien. Loin de là. Il se redressa et redevint le patriarche Beauchemin dont la parole est loi :

— Avant l’arrivée du Survenant, notre bois dormait sur les entraits et nous rapportait rien. Depuis que le Survenant s’en occupe, il nous a rapporté proche de cent quinze piastres, à part de mon canot dont je suis tout satisfait. Là-dessus je lui ai avancé quelque chose comme treize piastres et demie pour une paire de bottes et différents effets. Et il a dépensé pas tout à fait vingt-cinq piastres pour le voyage en question. Ça laisse clair au moins soixante-quinze piastres. Les Provençal pensionnent pour moins que ça la petite maîtresse d’école toute une année de temps. Quant au Survenant il lui est arrivé malheur, je l’admets et je lui ai tiré son portrait correct. De son bord il verra à ce que ça se renouvelle pas. Même si c’est pas toujours une méchante chose qu’un chacun fasse un écart icitte et là : ça lui montre qu’il est pas l’homme fort qu’il se pensait.

Alphonsine et Amable échangèrent un regard d’étonnement. Celui-ci dit à son père :

— Ouais, il a dû vous conter encore quelque chimère, pour vous gagner à lui. On l’a assez engraissé comme il est là. À votre âge vous devriez savoir que si on veut se faire maganner, c’est toujours par le cochon qui est gras. En tout cas, il y a pas d’ouvrage pour trois hommes, sur la terre. À plus forte raison, il y en a pas pour un qui a une passion et presquement tous les vices.

Sur le seuil, le Survenant saisit à la volée les dernières paroles d’Amable et dit :

— Il y a peut-être pas d’ouvrage pour toi, Amable, mais il y en a encore pour moi. Quant à avoir tous les vices, il s’en faut. Tout de même je m’en accorde quelques-uns. Mais j’ai pas de défaut. Tandis que toi, t’as pas un vice, pas un en tout. Seulement, tu possèdes tous les défauts.

Alphonsine rougit jusqu’à la racine des cheveux.

Le Survenant bâilla comme si, en parlant ainsi, uniquement par condescendance, il accomplissait une corvée dénuée d’intérêt à ses yeux, mais nécessaire aux autres. Il continua :

— Je renie pas ma passion, j’aime la boisson, ça se voit. Tu peux pas comprendre ça parce que tu rimes rien en dehors de ta tranquillité. Jouis-tu seulement d’une journée de beau temps ? Ah ! non ! demain, à soir, il peut mouiller. Rien qu’à la pensée de risquer une taule pour aider la terre, tu blêmis de peur : du moment qu’elle durera autant que toi, après… neveurmagne ! T’es pareil à la fourmi qui se défait de ses ailes quand elle a assuré sa vie. Pourquoi des ailes ? Pourquoi voler ? Elle en a plus besoin. Seulement une passion qui se voit pas porte pas le nom de passion : elle fait pas chambranler de bord en bord du trottoir. Pauvre Amable ! C’est pas rien que de ta faute. Le bien paternel aura aidé à te pourrir. Avant toi, pour réchapper leur vie, les Beauchemin devaient courir les bois, ou ben ils naviguaient au loin, ou encore ils commerçaient le poisson. Mais toi, t’es né ta vie toute gagnée, fils d’un gros habitant. Tu t’es jamais engagé. Une famille, c’est quasiment comme le sel. L’eau de pluie tombe du ciel, pénètre la terre, prend le sel dedans, puis gagne les ruisseaux, les rivières et court enrichir la mer. Le ciel pompe l’eau de la mer et retourne le sel à la terre. On dirait que faut que tout recommence dans ce bas monde.

Didace, qui jusque là avait paru ne prêter qu’une oreille distraite aux propos du Survenant, l’interrompit soudain, sa grosse voix bourrue comme voilée de mélancolie :

— Ouais, mais c’est jamais la même eau qui repasse.

Étonné, le Survenant se mit à rire et poursuivit :

— Je te le dis, en amitié, Amable, si tu prends pas garde à toi, dans dix ans, dans quinze ans, tu seras pas rien que trop-de-précaution, tu seras devenu un avaricieux. Là, t’auras le vrai vice et tu seras pauvre pour tout de bon ! Puis tu sauras ce que c’est que d’être pauvre !

Amable renâcla :

— Chante toujours, beau marie, chante-nous tes chansons. Berce-nous pour mieux nous endormir !

Venant éclata de rire mais le père Didace cogna du poing sur la table :

— Assez jacasser, vous deux ! L’ouvrage est là qui attend.

* * *

Le soir, le Survenant alla comme à l’ordinaire reconduire Angélina et faire un bout de veillée avec elle. Après plusieurs hésitations, elle lui dit :

— Pâques s’en vient. Encore dix jours et on sera au 27 de mars. As-tu l’idée de passer la fête de même ?

— Je comprends pas. Veux-tu parler de mes pâques ?

— Il manquerait plus que ça, si tu les faisais pas. Je te renierais ben à tout jamais. Je veux dire habillé de même dans ton butin de tous les jours. T’as presquement plus formance de monde.

— L’habillement a pas une grosse importance quant à moi. Mais si je te fais honte, la Noire, je peux ben continuer mon chemin.

— Raisonne donc pas en Survenant de même. Tu sais que tu passes en travers de ton linge. T’en faut du neuf, je t’y fais penser.

— Je saurais jamais me gagner assez d’argent d’icitte à ce temps-là.

— Comme de raison, je parle pas de t’habiller en neuf des pieds à la tête, mais un peu plus richement. Si j’étais que de toi, je chasserais le rat d’eau, ce printemps. Je peux te prêter des pièges et Z’Yeux-ronds est un vrai chien à rats. L’eau va monter d’un moment à l’autre. À part d’être ben malchanceux, tu peux te ramasser une couple de cents belles peaux. Même supposé que tu partages avec le père Didace, ça te laissera encore un fort montant.

— Comment c’est que les peaux peuvent valoir ?

— De sept à douze cents. Puis j’accommoderai la chair que je vendrai au marché.

À la fin de chaque semaine, Angélina tenait éventaire au marché de Sorel. Nulle femme ne savait mieux qu’elle apprêter le rat d’eau, la graisse de rôti et la tête fromagée qu’elle démoulait d’un unique et rapide coup de couteau circulaire. De plus elle excellait à préparer, selon la saison, soit de légers paquets de grainages, soit des marinades dans du vinaigre étendu d’eau à point, soit encore des fruitages en terrines débordantes à l’œil, mais au fond largement pourvu de feuilles de rhubarbe. Même elle ne se gênait pas de détailler la catalogne à la verge plutôt qu’à l’aune, à l’ancienne façon. Toujours digne et toujours sur ses gardes contre des entretiens familiers capables d’entraîner quelques sous de rabais, elle vendait tout à gros prix à une clientèle choisie.

— Mon doux ! continua Angélina, on a connu des printemps où des chasseurs prenaient jusqu’à des sept cents rats.

Puis elle ajouta, d’une voix à peine affaiblie :

— Pour l’habillement, je peux t’avancer l’argent…

Venant voulut lui caresser la main mais elle se déroba. Ils arrivaient à la maison. Angélina prit les devants. Quand elle eut allumé la lampe, le Survenant vit trois billets de cinq piastres sur le coin de la table.

— Écoute, chérie…

Se penchant vers l’infirme, il chercha son regard mais il le trouva si limpide qu’il aurait pu s’y mirer. Le premier, il baissa la vue et prit l’argent sans ajouter un mot.

Angélina embellissait. L’amour la transfigurait. Il ne l’avait pas remarqué auparavant. Cette fille farouche et pure qui, sans penser à mal, offrait de l’argent à un homme lui rappela soudain le raisin sauvage qu’il avait cueilli le soir de son arrivée au Chenal. Avant de frapper à la porte des Beauchemin, il avait vu une vigne chargée de raisin noir et il s’était arrêté auprès. L’âpreté du fruit lui avait d’abord fait rejeter au loin la première grappe, puis peu à peu il s’était mis à en manger, y prenant goût et sans parvenir à s’en rassasier.

À voix basse, au cas que son père ne dormît pas, Angélina dit :

— Boire, c’est une ben méchante accoutumance. À l’avenir, tâche donc de te comporter comme un homme, Survenant.

Il fit signe que oui.

— Samedi en huit, continua Angélina, après le marché, je pourrai aller avec toi à l’« Ami du Navigateur », pour pas que le Syrien te passe n’importe quoi.

Elle, si effacée d’ordinaire, s’enorgueillit à la pensée de se promener au bras du Survenant, dans la rue des magasins, à Sorel, à la vue du monde entier. Bernadette Salvail ne serait pas sans l’apprendre.

Distrait et nerveux, Venant répondit dans le vague. À tout moment il palpait les billets de banque dans sa poche et son regard consultait l’horloge. Au bout d’un quart d’heure, comme Angélina tirait son sac à ouvrage, il dit en se levant :

— Sors pas ton tricotage, la Noire. Je peux pas veiller tard à soir.

Sans plus d’explication, il partit. Mais, arrivé au chemin, au lieu de se diriger vers la maison des Beauchemin, d’un pas alerte il prit la route de Sorel.

* * *

Le lendemain l’eau monta sur la glace et Venant voulut chasser le rat musqué tout de suite, sans tendre des pièges, sans amener Z’Yeux-ronds et sans prendre conseil de personne. Il prépara le petit bac tôlé, y installa le fusil, plus deux ou trois canards domestiques, dans une poche, pour chasser en maraude le canard sauvage et il partit, tantôt à pied sur la glace, tantôt dans l’embarcation. La nuit froide avait fait se former un peu partout une glace mince, même au fond du bac que Venant, inexpérimenté, avait négligé de garnir d’un tapon de paille. Il y glissa et tomba par-dessus bord dans un trou où par bonheur l’eau était peu profonde.

En se relevant il vit des canards voler dans la baie. Quoique tout mouillé, vitement il travailla à se faire une petite cache. Des canards passèrent à une belle portée. Mais le fusil avait senti l’eau et ne partit pas du premier coup. Venant attendit. Bientôt une autre bande se jeta tout proche. Il tira un canard à l’eau, puis en descendit deux au vol. Mais il n’avait tué qu’un rat à la patte rongée.

Voyant la triste chasse, le père Didace sourit.

— Il est peut-être trop de bonne heure, observa Venant.

— Voyons donc ! J’ai connu des années, où on chassait le rat, après des coups de pluie, dans le mois de janvier, avant le temps permis comme de raison. La fourrure avait moins de prix, c’est vrai, parce que l’animal n’était pas de saison. Mais la chair était aussi bonne. Demain, j’irai te montrer la vraie manière.

Sur la fin de l’après-midi Z’Yeux-ronds rechigna de façon inaccoutumée à la porte. Amable alla ouvrir. Le chien, le nez levé, attendait à côté de deux superbes rats d’eau qu’il avait rapportés dans sa gueule.

Amable, fier d’avoir sa revanche sur le Survenant, dit à son père :

— Perdez pas votre temps à lui enseigner la chasse : il aura seulement à prendre ses leçons de Z’Yeux-ronds.

À la première lueur du jour, Didace et le Survenant appareillèrent. Ils avaient près de quarante pièges à poser, puis à marquer d’une palette de cèdre.

— Passe-moi la ferrée, ordonna Didace.

Didace, armé de la pelle, se mit à creuser partout où il y avait trace de rats, sur le bord de l’eau, dans les buttes ou au creux des souches. Le Survenant l’aida à lever la tourbe et à faire des trous pour y placer le piège et le masquer après. De son côté, Z’Yeux-ronds chassait. Il suivait les pistes, déterrait les ouaches et courait s’embusquer à la sortie pour attendre le gibier.

Leur besogne terminée, les deux hommes soufflèrent. Ils avaient les mains crevassées et en sang. Le Survenant tira de la poche de son mackinaw un flacon de gin et demanda à Didace :

— Vous prendriez ben une gobe de fort pour vous regaillardir ?

— Je prends rien, protesta hautement Didace comme si pareille offre fût de nature à l’offenser.

Cette fois, il se demanda où le Survenant pouvait ainsi se procurer de quoi boire et se dit : « Je m’en mêle plus. Je m’en mêlerai plus jamais ! » Même l’insistance du Survenant ne le fit pas céder :

— Essaye pas, Survenant, tu perds ton temps. Je me suis acarêmé après l’autre soir que tu sais, je me décarêmerai seulement le jour de Pâques au matin. Pas avant.

— Je veux pas vous démentir, père Didace. Pourtant, hier matin, quand vous étiez à faire le train, dans l’étable, vous sentiez pas rien que le petit-lait. Vous aviez le parler dru. Et les animaux filaient doux.

— J’avais pas bu plus que ma botte, je venais de déjeuner.

— Déjeuner ? Aïe ! Pas rien qu’au gros lard, hein ? C’est pas à moi que vous ferez accroire ça.

D’un grand sérieux, Didace expliqua :

— Si tu veux savoir la recette, je vas te la donner : je me casse deux œufs dans un bol de bonne grandeur, je vide dedans un demiard de crème douce, et je le remplis de whisky en esprit. C’est mon déjeuner, quoi !

Puis, subitement pressé, il ajouta :

— Ho ! donc ! qu’on s’en aille à la maison. À c’t’heure que tu connais la manière, tu chasseras le rat tout seul, Survenant. Si tu veux t’en donner la peine, tu devrais en attraper une trentaine par jour, au moins.

— Ouais, on va embarquer. Peut-être ben que votre déjeuner vous attend…

— Il est pas de rien, se dit le père Didace, en riant malgré lui.

Quand ils arrivèrent au quai, un étranger les guettait. Didace l’accueillit d’un salut silencieux et laissa l’autre parler le premier. Celui-ci, avant même de décliner le but de sa visite, sortit une bouteille de whisky et en offrit aux deux hommes. Didace refusa net. Mais brusquement, de son parler bref, il ordonna à Venant :

— Prends mon coup, Survenant.

Après, il se mirent à causer de choses et autres, tous trois accrochés aux piquets du quai, comme s’ils y étaient embrochés. À peine l’étranger eut-il laissé entendre qu’il faisait le trafic des peaux de fourrure que Didace s’empressa de dire :

— Le rat d’eau sera ben rare ce printemps, j’ai peur. Je me demande où il loge : on le voit presquement plus. Une chasse de deux, trois rats par jour, c’est beau. Demandez au Survenant. Aïe, Survenant ! Comment c’est que t’as tué de rats dans ta journée d’hier ?

— Un rat.

— Vous voyez ?

À son tour le trafiquant, aussi futé, remarqua :

— Il est décourageant de voir comme le rat musqué se passe de mode. On comprend pas la raison. Les femmes veulent plus le porter. Il y en à prétendre qu’il est moins bon qu’avant.

Didace l’interrompit :

— Le rat de ruisseau, ou le rat du nord, peut-être ben, mais le rat des îles est trop ben nourri, trop gras, pour ça.

Le trafiquant comprit qu’il n’aurait pas le dessus. Il baissa de ton :

— C’est pas pour mon plaisir que je ramasse les peaux. Je fais pas une cent de profit dessus, mais seulement pour accommoder une petite clientèle.

Ils parlementèrent encore un peu, jusqu’à ce qu’ils convinssent d’un prix pour la chasse de la saison : dix cents la peau. Tant que dura l’entretien, chaque fois que le commerçant renouvela l’offre de boire, le Survenant dut avaler double rasade, sur l’invitation de Didace Beauchemin :

— Prends mon coup, Survenant.

* * *

Le samedi saint, vers l’heure du midi, les habitants qui tenaient éventaire au marché de Sorel depuis la veille se hâtèrent de regagner leur demeure. Tel que convenu, Angélina attendit le Survenant. Après l’avoir attendu vainement jusqu’à deux heures, elle se rendit à l’« Ami du Navigateur », puis visita les magasins environnants et se hâta de retourner au premier endroit, sans trouver trace du Survenant. Afin de se donner meilleure contenance, elle palpa distraitement les étoffes, marchanda un vêtement et ensuite un autre, mais l’œil sans cesse tourné vers la porte. Pour échapper au harcèlement du Syrien prêt à lui céder « à sacrifice contre de l’argent cash » son commerce en entier, elle sortit.

Alors elle se mit à arpenter le trottoir en face de l’hôtel que fréquentaient les habitants. Dès qu’un homme entrait à l’auberge ou en sortait, vitement elle s’absorbait à regarder la vitrine voisine ou encore elle tournait le coin jusqu’à ce que de nouveau le trottoir fût désert. Dans la rue un vieux enlevait par larges plaques la glace sale et effritée qu’il lançait mollement sur les bancs de neige en bordure. Parfois Angélina fixait une limite ; elle fermerait les yeux et compterait jusqu’à cinquante. Si, en les ouvrant, le Survenant n’était pas là, elle passerait son chemin. Mais le soleil baissa ; il se cacha derrière une grosse nuée héliotrope, et Angélina attendait toujours.

Le ciel se fonça à l’approche de la nuit et tout changea d’aspect. L’eau se retira des rigoles. Angélina grelotta ; le froid se glissait dans son dos. Il lui sembla que le vieux avait vieilli soudainement. Elle-même s’aperçut livide et les yeux creux, dans la vitrine. À son oreille maintenant les pelletées de glace tombaient avec un bruit mat, celui de la terre que l’on jette sur une tombe. Toute rapetissée, la tête rentrée dans les épaules et les mains enfouies dans ses manches, elle allait et venait sans cesse, tournant sur ses pas, pareille à une petite vieille égarée en chemin et qui n’ose s’aventurer trop loin.

— Cherchez-vous quelqu’un, la demoiselle ?

Elle sursauta. Les yeux égarés, elle regarda autour d’elle. Le vieux lui parlait ; il ne semblait pas malicieux. Toutefois, elle hésita avant de répondre. Les mots qu’elle s’était exercée à dire de façon naturelle et qui lui paraissaient presque faciles tout à l’heure l’étranglaient maintenant. D’une voix torturée, elle demanda :

— Vous auriez pas vu entrer à l’hôtel un grand rouge à tête frisée, qui a toujours une belle façon ?

Le vieux branla la tête :

— Pauvre demoiselle ! des têtes frisées, il y en a, à la douzaine sur la terre. Puis des gars avec une belle façon, à la veille d’une fête, c’est presquement rien que ça qu’il y a dans les hôtels. Et c’est pas tous des enfant-jésus-de-prague. Allez-vous-en donc dans votre maison. Votre place est là, ben plus qu’icitte.

Angélina rougit de honte. Mais l’homme vit une telle détresse dans son regard qu’il eut pitié d’elle.

— Si je le vois, votre rouget frisé, vous y faites dire quoi ?

— Qu’il est attendu au Chenal du Moine.

En se retournant, Angélina crut que le sol se dérobait sous ses pas : le Beau-Blanc à De-Froi avançait vers l’hôtel. Elle ne put lui cacher à temps son visage défait par le chagrin. Déjà il lui disait :

— Si c’est le Venant aux Beauchemin que vous cherchez, attendez-le pas : je viens de le rencontrer avec sa compagnie, dans la Petite-Rue.

Le coup porta mais l’infirme se roidit et eut le courage de ravaler ses larmes. Si de sa mauvaise langue le bavard allait colporter partout chez Pierre-Côme Provençal, chez Bernadette Salvail, chez les Beauchemin, et même au presbytère de Sainte-Anne, qu’il l’avait vue rôder devant l’hôtel ? Certes, Angélina souffrait de croire que le Survenant ne l’aimait pas, mais à la pensée que les gens du Chenal connaîtraient son délaissement, sa souffrance s’accrut.

Et que penserait le Survenant, à la nouvelle qu’elle l’avait ainsi attendu, tandis qu’il était auprès d’une autre ? Il rirait peut-être, de son grand rire ? Le meilleur en elle l’avertit que non. Il l’avertit aussi que Beau-blanc ne lui en dirait rien. Le même instinct grégaire qui pousse les moutons dans les champs à entourer la brebis sur le point d’agneler, afin de la soustraire aux yeux des animaux d’une autre espèce, la préserverait de tout bavardage de la sorte. Elle n’eut plus qu’une idée : atteindre sa maison. La voix douce et triste, elle dit :

— Je cherche personne, Beau-Blanc. Va pas te mettre des idées croches dans la tête. Une poussière m’a revolé dans l’œil, c’est tout.

Courageusement elle essuya ses yeux brûlés de larmes et hâta le pas.

* * *

Le lendemain, à la sortie de la messe, Angélina, le cœur encore serré, s’achemina vers sa voiture, n’osant parler à qui que ce soit, sur le perron de l’église, ni lever la vue sur personne. Tout à coup elle s’arrêta, éblouie ; éblouie et à la fois effrayée de se tromper. Son cœur battait fort contre sa poitrine comme pour s’en échapper et courir au-devant du bonheur. Elle le comprima à deux mains et écouta : dans le midi bleu, un grand rire clair se mêlait à la cloche de l’angélus et les deux sonnaient l’allégresse à pleine volée. Angélina tourna légèrement la tête. Parmi un groupe de jeunes paysans habillés d’amples complets de drap noir, coiffés de casquettes beiges et chaussés de bottines bouledogues, selon la mode du jour, la figure colorée du Survenant, les cheveux roux au vent, tranchait sur le rideau de ciel pur. Il aperçut Angélina ; de sa démarche molle et nonchalante, il s’avança vers elle. Et déboutonnant son mackinaw, il en tira une petite boîte à moitié déficelée :

— Tiens, la Noire, un cornet de bonbons pour toi !

— Pas un présent pour moi ? C’est trop de bonté, Survenant !

Le cœur d’Angélina, après l’angoisse et les larmes de la veille, se trouva lavé de toute peine et préparé à une meilleure joie. Elle ne vit même pas que le Survenant était chaussé de bottes à jambes et qu’il portait le vieux mackinaw rouge et vert, rapiécé aux deux coudes.

Trois jours après, on s’éveilla pour trouver le chenal presque libre de glace. Seuls quelques îlots flottaient à la dérive. L’eau grise de boue charria des glaçons toute la journée, puis le lendemain et, de moins en moins, chaque jour. Soumis au rythme éternel de la nature, les gens du Chenal éprouvèrent devant la débâcle le même soulagement qu’ils avaient éprouvé l’automne auparavant à voir se former le pont de glace.