Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 183-213).
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Hélène connaissait son beau-fils. Si, bien souvent, comme on l’a vu, son extrême orgueil négligeait les données de l’observation, l’habitude qu’elle avait de gouverner Marc l’avait instruite avec assez de délicatesse de ses réactions ordinaires. Après la scène dont nous venons d’esquisser les traits, ce qu’elle présumait s’accomplit. L’esprit de Marc, désemparé, battit la campagne et, rapidement, à des plaisirs qui le transportaient, il sentit se mêler un goût d’amertume.

Tout n’était qu’amour-propre et puérilité dans les rapports qu’il avait noués avec sa danseuse. Élégante, elle l’avait d’abord ébloui. Le brillant qu’elle portait à l’annulaire gauche avait plus fait assurément pour le conquérir que sa taille légère et ses yeux. D’autre part, avant même de savoir son nom, et nonobstant son propre manque d’expérience des femmes, il s’était rendu compte qu’il devait lui plaire. C’était sensible à certains rires, à certaines paroles, cela s’avouait par des regards baignés d’émotion qu’il surprenait attentivement fixés sur sa bouche dans les intervalles des répliques. Assez vite, leurs propos s’étaient détendus. Par toute une gamme de libertés qui échauffaient Marc et semblaient divertir leur instigatrice, ils avaient évolué vers la confidence. Entre celle-ci et des aveux, l’étape n’est pas longue. Marc l’avait timidement, mais vivement franchie.

Lorsqu’Hélène l’avait vu, au Sémiramis, toucher des lèvres, auprès du cou, Mme Aliscan, il lui donnait ce gage d’amour pour la seconde fois.

Survenait la mort de son père. C’était pour lui comme le passage d’une de ces nues lourdes qui, trop étroites pour le soleil qu’elles prétendent cacher, voilent à peine une minute sa face éclatante. Elle le frappait dans cette période du premier vertige dont on peut dire qu’il est pour l’être une naissance nouvelle. D’où le peu de chagrin qu’il en avait eu. Avant même de partir pour les funérailles, il adressait à sa danseuse une lettre éplorée où le faire-part, proprement dit, occupait trois lignes et ses sentiments cinq grandes pages. Dès son retour, il dégageait une carte à la poste. Mme Aliscan l’attendait. Elle lui ferait, notifiait-elle, dans un post-scriptum, ses condoléances de vive voix. Ce fut la tête contre le sein de cette femme éprise qu’il les entendit murmurer.

Comment, dès lors, trouver étrange la conduite de Marc ? Si l’homme fait se replie sur sa volupté, l’adolescent prête à la sienne, pourvu qu’elle le flatte, toutes les qualités par surcroît. Or, celui-ci, dans une coquette, goûtait une maîtresse qui s’était mise, dès le début de leurs relations, à le chérir exclusivement et de toutes manières avec une violence éperdue. Le moindre vœu qu’il exprimait revêtait pour elle l’importance d’un désir dont l’amour dépend, et lui, si jeune, encore privé d’expérience en tout, se voyait demander par cette personne mûre des conseils qu’elle suivait sans les discuter. Ses deux visites de chaque semaine faisaient événement. Dans ses mains reposait le bonheur d’un être pour qui l’avouer était toujours la plus douce des joies et le témoigner la grande chose. Mille inventions, si délicates qu’elles émerveillaient, lui rendaient plus touchante cette adoration. C’est vite fait de crier à l’indignité ! Peut-on rester indifférent, lorsque l’âme est fraîche, dans le personnage d’un jeune dieu ?

Puis, si la femme de qui venait cette consécration se montrait en amour d’une exigence folle, avec quelle verve et quelle tendresse, quelle science et quel art elle savait obtenir qu’on la contentât ! En lui prêtant auprès d’Hélène des mœurs assez libres, le rapport de police n’avait pas menti. À toute époque, mais notamment depuis son veuvage, elle avait eu pour objectif le délice d’aimer et pour prétention d’être aimée. Jamais, d’ailleurs, ne tolérant qu’on la prît par jeu, ni ne se donnant par calcul. Jamais, non plus, n’occupant d’elle en même temps deux hommes. Marc s’était présenté dans un interrègne. Depuis cinq mois qu’elle regrettait son dernier amant, nulle occasion de mettre un terme à sa solitude ne s’était offerte à cette femme. Sourdement, elle songeait à s’en inquiéter. Elle qui jamais n’avait senti les atteintes de l’âge, demeurée aussi souple à quarante-six ans qu’elle avait pu l’être à vingt-cinq, n’affrontait plus sans le malaise de l’appréhension l’épreuve quotidienne du miroir. Pour la juger satisfaisante ou même honorable, il lui fallait s’armer parfois d’une grande indulgence. Certains jours, elle cédait au découragement. L’imagine-t-on voyant finir une crise aussi longue sur les aveux les plus timides, l’hommage le plus frais, l’admiration la plus ouverte et la moins hardie qu’elle eût reçue d’un soupirant dans toute sa carrière ? Mesure-t-on la chaleur de la complaisance qu’avait pu mettre, en renaissant, au service de Marc, cette amoureuse prête à verser dans le désespoir ? Si sa nature et la pratique ordinaire du vice avaient fait d’elle une magicienne en matière galante, son enthousiasme à raffiner sur la perfection la rendait supérieure à tout son passé. Il la dévorait, la brûlait. Il la portait à s’épanouir dans l’oubli d’elle-même. Il inspirait à sa passion, lorsqu’elle s’épanchait, certains artifices de génie.

Marc avait eu la sensation d’un éblouissement. Une enfance pure, peu d’émotions dans l’adolescence et, jusqu’à l’heure de cette rencontre, aucune inquiétude, n’est-ce pas tout dire des mille secousses qui peuvent rompre une âme endurant l’assaut d’une telle fièvre ? Les moyens de celle-ci le désemparaient. Rien, au surplus, dans ses principes, n’eût fourmi d’obstacle à quelque conquête du plaisir.

Mais sa fierté, bien qu’assez molle, était ombrageuse. Nous l’avons vu précédemment grincer de male rage après la scène de sa surprise dans le Luxembourg. Lorsqu’il reçut de sa belle-mère la révélation sur l’effet de laquelle elle comptait si fort, pas un instant, il ne pensa, quel que fût son trouble, à la soupçonner d’un mensonge. Par nature même, il en croyait Hélène incapable. À quelle fin, secondement, l’aurait-elle commis ? Puis, on eût dit que l’incident rapporté par elle éparpillait dans son esprit de flottantes vapeurs, que tout un nœud de doutes maussades, endormis derrière, s’en trouvait soudain éclairé. Chez Thérèse existait une photographie, celle d’un jeune homme en uniforme de Saint-Cyrien qu’elle lui avait incidemment donné pour son frère. Il savait, à présent, que c’était son fils. À la visite qu’il avait faite dès le jour suivant, un examen de ce portrait, des plus minutieux, était venu le confirmer dans sa certitude. La ressemblance des deux visages était aveuglante.

Marc sentit un malaise lui gagner l’esprit. Ce fut d’abord accidentel et très supportable, comme la douleur que peut causer une dent déchaussée lorsque, par mégarde, on la heurte. Il n’en souffrait qu’après l’amour et jamais longtemps. Puis, la cadence de ces attaques se fit plus fréquente et leur durée même s’amplifia. Elles n’avaient plus pour se produire de ces heures précises où la langueur qui suit la chute de l’exaltation suffisait en partie à les expliquer. À tout propos, et férocement, d’un œil sombre et sec, il recherchait sur sa maîtresse les empreintes de l’âge. Près des paupières, le plus souvent, et autour du cou. Sa naïveté les lui cachait où régnaient les fards, de même qu’aux boucles, adroitement teintes, précieusement coiffées, il voyait l’or sans reconnaître à certaines nuances la triste couleur qu’il couvrait. Mais les deux points où les tissus, plus flétris qu’ailleurs, ne recevaient de l’artifice qu’un modique secours lui gâtaient bien assez Mme Aliscan. Il en vint, auprès d’elle, à compter ses rides.

Bientôt naquit de ce début d’éloignement physique une contrariété d’amour-propre. La liaison qui, dans sa fleur, l’avait tant flatté, sans cause réelle, car, pratiquement, du plus vif au moindre, elle avait conservé tous ses attributs, lui devint un sujet d’humiliation. La même femme lui faisait les mêmes compliments, les mêmes caresses lui témoignaient une idolâtrie que chaque rencontre, on pourrait dire avec assurance que chaque sacrifice accentuait et, justement, c’était des soins ainsi prodigués qu’il tirait la matière de son amertume. Y prenant du plaisir, mais s’en infatuant, il déplorait que des mérites à la taille des siens n’eussent pas trouvé pour les servir une prêtresse plus digne. Cette matrone l’offusquait par ses prétentions. Délicats, passionnés, si variés qu’ils fussent, par les baisers industrieux de sa bouche fanée, elle déshonorait sa jeune peau. « Jolie paire d’amoureux ! » se répétait-il. « Puis, » songeait-il avec humeur, « ici, passe encore, mais, si nous sortions, quel désastre ! Dans la rue, avec elle, de quoi aurais-je l’air ? » Il hésitait, se répondait, traversé d’un doute : « De son gigolo ?… De son fils ?… » Alternative qu’il balançait sans fixer son choix. Les deux vues lui étaient pareillement odieuses.

Rue Vaneau, sa belle-mère respirait sans bruit. Nulle expression ne rendrait mieux l’effacement d’Hélène qui, de l’angoisse la plus profonde, la plus déchirante, se sentait renaître à l’espoir. Mille indices, jalousement observés par elle, la renseignaient sur le plus gros de l’intime débat qu’elle avait elle-même amorcé. C’était un air méditatif, un accent soucieux, un défaut d’appétit, de la nonchalance. C’était surtout plus d’intérêt témoigné par Marc aux menus faits dont s’alimente la conversation, comme aux événements domestiques. Par un prodige de volonté, elle prenait sur elle pour ne jamais se départir d’un visage aimable et cacher au jeune homme ses vicissitudes. Elle évitait, dans son langage, la moindre impatience.

À la voir constamment d’une charmante humeur, à la sentir qui le laissait ordonner sa vie sans exercer sur sa conduite un contrôle quelconque, lui ne pouvait ni soupçonner qu’il était épié, ni trouver surprenant tel ou tel sourire. Circonstance favorable au succès d’Hélène. Dans la crise d’inquiétude que traversait Marc, un mot suspect, un simple signe aurait pu suffire à l’éloigner d’elle complètement. Ç’aurait été la maladresse qui provoque l’orgueil, vous rend cher l’égarement qu’elle voudrait combattre et vous jette plus avant dans la voie mauvaise. Peu à peu, au contraire, il se rapprocha. Trop jeune encore pour triompher par ses seuls moyens de sa déception amoureuse, il lui fallait, dans cette épreuve, à défaut d’un cœur, une épaule sur laquelle il pût s’appuyer. L’abri jugé plus séduisant, reconnu précaire, le rendait à l’abri qu’il savait certain. Auprès d’Hélène, il respirait bien-être et confiance et regagnait son équilibre un instant perdu. C’est la fable éternelle de l’enfant prodigue. Mais l’homme a seul, dans ses erreurs, la simplicité de la conduire naturellement à sa conclusion. Un amour-propre mal compris en dissuade la femme.

Lorsque Hélène, empressée à saisir les traits qui dénonçaient chez son beau-fils le moindre amendement, le vit quitter son air maussade pour s’ouvrir un peu, il lui parut que le désert de son existence recevait un souffle embaumé. L’âpre horizon s’en éclaircit, de vieilles graines germèrent, toute espèce de verdures y naquirent bientôt. Un grand élan de gratitude la porta vers Marc, comme si c’était à sa personne et sur ses instances qu’il commençait à sacrifier son affreuse maîtresse, et tout son être, ordinairement d’une chaleur moins vive, n’eut plus d’autre ambition que de l’épauler. Depuis longtemps, car, même jeune fille, comme nous l’avons vu, elle ne rencontrait nulle traverse, sa seule humeur, son seul caprice réglait tout chez elle. Les goûts d’autrui devaient par force épouser les siens et, persuadée qu’en exigeant cette soumission d’eux elle les éclairait sur eux-mêmes, elle se voulait, dans sa maison, maîtresse exclusive. Sans réfléchir, par le seul jeu du désir de plaire, elle s’y effaça derrière Marc. Il en devint le personnage et l’arbitre admis. Quantité d’arrangements conformes à ses vues dont, jusque-là, elle ne s’était un instant souciée que pour refuser d’y souscrire, se trouvèrent faits un peu partout comme par enchantement. Deux lampes chinoises furent installées dans des coins trop nus et certaines tentures remplacées. Il souhaitait plusieurs livres et elle les acquit. Sa cuisinière était une fille sans grande invention pour qui soigner cinq ou six plats, constamment les mêmes, représentait le dernier mot de la variété et qui, lorsque d’une crème au rhum, entremets classique, elle passait d’aventure à une crème au kirsch, se demandait si quelque dieu, caché dans son four, n’allait pas en jaillir pour l’exterminer. Elle se mit sur son dos, puis la congédia dès qu’un essai l’eût assurée que d’aucune manière elle n’obtiendrait rien de cette buse. La nouvelle fut choisie dans les cordons bleus. Le questionnaire qu’à son entrée elle subit d’Hélène se rapportait aux gourmandises que préférait Marc. Lorsque la preuve eut été faite qu’elle y excellait, le surplus de sa science parut négligeable.

Comme sa belle-mère qui, détestant la correspondance, avait réduit progressivement presque à rien la sienne, Marc n’écrivait, pour ainsi dire, jamais aucune lettre et n’en recevait que fort peu. Un soir, pourtant, un pneumatique arriva pour lui. Du modèle azuré que fournit la poste, il ne frappait extérieurement par aucun détail, mais l’écriture qu’on y voyait semblait contrefaite. La jeune femme le nota en l’apercevant. « C’est de cette horreur ! » pensa-t-elle. À l’instant, le dépit lui secoua les nerfs et, saisissant sur le plateau l’insolente dépêche, elle faillit ou l’ouvrir ou la déchirer. Mais, soudain, son humeur prit un cours plus doux. Elle s’avisait que, puisque Marc n’était pas rentré (retenu à l’École, jusque vers six heures, par une conférence importante, avait-il annoncé avant son départ), il fallait inférer de ce télégramme, en premier lieu, que le motif invoqué par lui ne recouvrait aucune raison qu’il ne pût avouer, en second lieu, que sa maîtresse avait dû l’attendre et, sur la fin de la journée, ne l’ayant pas vu, s’était décidée à écrire. Conclusion qui prêtait à un développement. Peu d’apparence que, de sang-froid, sur un seul faux-bond, sans même savoir si quelque rhume ne l’expliquait pas, elle se fût résolue à cette imprudence. C’était plutôt la tentative d’un esprit troublé, le premier trait du désespoir causé dans un cœur par des déceptions successives. L’hypothèse reposait sur un fond sérieux. Hélène s’en fit une certitude dont elle se réjouit.

Une heure plus tard, dans le salon, sous une des grosses lampes, ses sentiments se fortifièrent lorsqu’elle eût vu Marc, après un geste d’impatience vite interrompu, s’emparer de la lettre et la parcourir. Quelle magnifique indifférence exprimaient ses yeux ! Comme on sentait dans le pli dur qu’avait pris sa bouche le commencement d’irritation d’un homme excédé ! Puis, quel regard reçut Hélène, plein de quelle douceur, à la fois timide et confiant, empreint de gêne et d’affection presque au même degré, craintif si l’on veut, mais sans fièvre, quand la dépêche, enfin réduite à une boule menue, eût été distraitement envoyée dans l’âtre ! Quoi de plus éloquent que de pareils signes ? Si elle n’avait appréhendé qu’il ne lût en elle, saisissant Marc par les poignets en manière de jeu, la jeune femme l’aurait embrassé. Son intention se révéla par une moue des lèvres qu’elle sut cacher derrière sa main étendue à temps dans la zone de pénombre où baignait sa face et que son beau-fils ne put voir. À compter de cette heure, elle ne douta plus. Quatre ou cinq pneumatiques arrivèrent encore, puis, coup sur coup, il en vint doux dans la même journée, le second précédant une importante lettre. Hélène suivait avec délices l’agonie morale dont témoignait aussi clairement qu’une kyrielle de plaintes cette surabondance de courrier. Dans une maison qu’assombrissaient les absences de Marc et que, d’ailleurs, sa présence même, trop chèrement acquise, ne devait qu’à peine éclairer, elle voyait se traîner Mme Aliscan avec un air qu’elle supposait d’une couleur tragique chez cette vieille amante sur ses fins. Elle l’entendait successivement gémir et maudire. Elle lui prêtait, la bouche tordue, les yeux pleins d’angoisse, le visage gonflé par les larmes, des prières imprégnées de toute sa passion et que Marc prenait légèrement. Où s’arrêtent les violences d’un cœur déchiré ? La cruauté de son beau-fils lui semblait divine. L’investissant d’un caractère pertinemment faux et d’une bassesse d’âme révoltante, elle lui plaçait entre les dents des injures féroces dont chaque syllabe, frappant au vif cette chair répandue, lui était proprement une délectation. Les plus humaines se contentaient de flétrir son âge et de tourner en dérision ses vaines coquetteries. Les plus folles atteignaient sa maternité.

À l’improviste, un mercredi, cette ardeur tomba. Le déjeuner se terminait, sans raison spéciale, dans une atmosphère de confiance, lorsqu’un chauffeur d’automobile sonna rue Vaneau. La cuisinière parlementa, puis le fit entrer. Il portait un message destiné à Marc et déclara devoir attendre une réponse de lui.

Le billet décacheté et rapidement lu :

— Très bien ! fit le jeune homme. Dites que j’y vais.

Il ajouta pour sa belle-mère :

— Un ami m’attend…

— Ah ! fit Hélène sans témoigner la moindre émotion.

Elle n’en éprouvait, d’ailleurs, pas. Tout au contraire, le sentiment qu’elle n’eût pas avoué mais qui jetait dans sa poitrine un trouble assez vif avait un rythme, une consistance et une chaleur douce qui l’apparentaient au plaisir. Relancé d’une façon plutôt mortifiante, Marc, d’après elle, allait servir à sa vieille maîtresse quelques vérités essentielles. C’était, en somme, un nouveau pas vers le dénouement. S’approchant d’une croisée qu’elle ouvrit un peu et prenant soin de n’exposer de son visage même que ce qu’il fallait pour bien voir, elle aperçut devant la porte un fiacre en station. Quand son beau-fils y fût monté, la voiture partit. Hélène, d’abord, l’accompagna discrètement des yeux sans bouger de l’endroit où elle s’était mise, puis se pencha, fit un effort, la vit disparaître et, tout à coup, prise de faiblesse, les mains molles et moites, se laissa choir dans un fauteuil placé derrière elle avec un sanglot convulsif. Elle ne pouvait, à cette minute, supporter l’idée de Marc assis contre la femme qu’elle abominait dans le cadre intime d’une voiture. Quelle influence allait avoir cette proximité sur ses sentiments immédiats ? Si encore ses manières l’avaient rassurée ! Mais il avait congédié l’homme, un instant plus tôt, sans donner aucun signe de mauvaise humeur et, sous cet air indifférent qu’il prenait si bien, n’était-ce pas fiévreusement qu’il s’était vêtu pour aller retrouver Mme Aliscan ? Hélène était à son côté dans le vestibule. « Positivement, » réfléchit-elle, « il semblait heureux, sa physionomie rayonnait ! » Pour étrangère qu’elle fût restée à la vie des sens, elle s’avisait qu’un désir las peut, chez un jeune être, à la faveur d’une continence trop longtemps gardée, brièvement au moins, reverdir. Et si Marc en était à cette phase critique ? Si, par la suite, à chaque période de ressaisissement, devait, ainsi qu’une chute de grêle au soleil de mars, succéder un retour aussi désastreux ? Cette perspective, dont s’emplissait sa vue intérieure sans qu’elle sût même si, du premier jusqu’aux arrière-plans, elle était en rien justifiée, l’accablait d’épouvante et la révoltait. Brusquement, elle sentit du découragement. L’esprit venait de rompre en elle un fil d’énergie que n’avait pu briser encore la réalité. Mesurés à la tâche qu’elle imaginait, tous les efforts qu’elle pouvait faire lui paraissaient vains. Le seul parti réellement digne, elle s’en rendait compte, aurait été d’abandonner une lutte inégale et d’imiter la soumission de myriades de mères aux débordements de leurs fils. Mais quelque chose d’autrement fort, d’autrement actif, d’autrement capiteux que le raisonnement protestait en elle-même contre cette conduite. Elle avait beau la trouver sage et s’y exciter, elle ne pouvait pas s’y résoudre.

Son abattement s’était accru jusqu’au désespoir lorsque Marc rentra, vers cinq heures. Pour s’en cacher, elle affecta de se montrer dure. C’était chez elle une habitude vieille comme son orgueil que de couvrir les défaillances qui s’y produisaient d’une humeur altière et cassante. Marc était sombre, il parla peu, mangea légèrement et se plaignit d’un mal de tête en allant au lit. Elle se garda d’y témoigner le moindre intérêt.

Le jour suivant, à son réveil, il souffrait encore, et non seulement de cette migraine, mais d’un peu d’angine et d’une courbature générale. La chaleur de ses membres accusait la fièvre. Hélène, venue à son chevet déjà tourmentée, sentit grandir son inquiétude lorsqu’au thermomètre elle constata que le mercure dépassait trente-neuf. Le docteur fut mandé précipitamment. Il accourut, ne cacha pas qu’il était soucieux, ordonna des ventouses et des compresses froides. C’était un homme dont les scrupules sortaient du commun. Il pensait bien n’avoir affaire qu’à une forte grippe, mais pourtant refusait de se prononcer.

La période indécise dura plusieurs jours. Hélène les vécut dans les transes. Dès que s’étaient manifestés des symptômes sérieux, tous les griefs qu’elle nourrissait avaient disparu sans laisser dans son cœur la plus pâle empreinte. Couchée tard dans la nuit et levée à l’aube, elle n’était plus, auprès de Marc, qu’une tendresse ardente et un dévouement sans limite. Malgré le peu de vraisemblance qu’offrait, à son dire, l’hypothèse d’un mal contagieux, le docteur, par prudence, avait exigé qu’elle adoptât, jusqu’à la fin de l’observation, la blouse et la coiffe d’infirmière. Son âme était pure comme ces voiles. Dans les regards méditatifs qu’elle posait sur Marc, rien ne brillait que le désir d’arracher son nom à la fièvre maligne qui le consumait. Lorsqu’à bout d’endurance elle fermait les yeux, c’étaient les mots de typhoïde et de diphtérie, choisis par elle, dans son angoisse, comme les plus sinistres, qui donnaient seuls un aliment à toutes ses pensées. Celles-ci, d’ailleurs, tournaient si vite, la menaient si loin, qu’à peine leur proie, prise d’épouvante, elle se raidissait pour tenter d’échapper à leur sortilège. Il lui fallait absolument un dérivatif. Elle le cherchait dans un peu d’ordre à mettre autour d’elle ou la confection d’une tisane. Marc disait quelquefois qu’il se sentait mieux. Alors, surprise, le cœur gonflé par cette belle aumône d’une reconnaissance de pauvresse, elle saisissait une de ses mains sous la couverture et elle la baisait tendrement.

Les premiers jours, des pneumatiques, des dépêches, des lettres étaient arrivés coup sur coup. La jeune femme, sans les lire, les avait brûlés, et l’on peut croire qu’elle n’avait eu, pour agir ainsi, à user d’aucune réflexion. La maladie de son beau-fils lui donnait des droits que, dans le for de sa conscience, elle estimait justes et tenait toujours pour les siens, mais se fût fait en temps normal un scrupule de prendre. Au surplus, n’était-ce pas une question d’hygiène ? En détruisant avec méthode cet affreux courrier, elle se bornait à observer la conduite d’une mère qui, regardant sous un ombrage dormir son enfant, écarte de lui les moustiques. Nul plaisir de vengeance ou de taquinerie n’avait, chez elle, accompagné ces exécutions. Elle les avait faites sans colère.

Moins d’une semaine après la date des premiers symptômes, l’état de Marc s’améliora, la chaleur décrut, ce qui n’était qu’une forte grippe, s’affirmant comme tel, se mit en devoir d’évoluer, toute raison d’inquiétude disparut enfin. Le docteur triomphait avec modestie. Hélène, brisée par la fatigue et les émotions, mais trop heureuse pour en porter physiquement les traces et, d’ailleurs, vivant sur ses nerfs, présentait une figure de ressuscitée. On arrivait à cette période délicieuse de mars qui, chaque année, vient, blonde et brève, luire comme une dent d’or entre les hivers d’Île-de-France. Un pâle soleil dégourdissait l’atmosphère des rues. Elle en profita pour sortir.

Ce fut alors que la concierge, un matin, lui dit :

— Il est venu, ces temps derniers, plusieurs fois, une dame demander des nouvelles sans vouloir monter.

— Ah ! fit Hélène avec froideur. Une dame de quel genre ?

La concierge hésita.

— Plutôt jeune que vieille ! C’est difficile de préciser. Elle porte une voilette.

— Mais vous a-t-elle donné son nom ?

— Rien du tout, madame !

— Quand cette personne est-elle venue pour la dernière fois ?

— Hier matin, dit la concierge. Oui, sur les dix heures ! Je lui ai dit que monsieur Marc allait beaucoup mieux.

— Bien ! fit Hélène. Je vois qui c’est… Une petite parente. Elle avait, sans doute, peur de la contagion. Merci bien ! lança-t-elle d’un air dégagé en se dirigeant vers la porte.

Comme aspiré de sa poitrine par une bouche violente, tout le bonheur qu’elle éprouvait une minute plus tôt s’était subitement évanoui. Elle se reprit, courut d’une traite jusqu’au Bon Marché, fit alors demi-tour et rentra chez elle. Cheminer plus avant l’aurait excédée. Son sentiment était celui d’une personne avare qui, séparée de son trésor, soudain cesse de vivre à la pensée qu’un besogneux dont elle se méfie aura pu profiter de son éloignement. La courte absence qu’elle avait faite lui semblait une faute. Plus elle allait vers sa maison, plus son cœur battait, plus elle marquait le pas sans grâce d’une femme agitée. Par une rencontre, il faut l’avouer, plutôt singulière et qui la troubla fortement, elle croisa sous la voûte un télégraphiste et la concierge, à son passage, un instant après, lui remit une dépêche à l’adresse de Marc. « C’était à prévoir ! » se dit-elle. Dans l’escalier, elle avait chaud et soufflait un peu, mais s’estimait récompensée d’avoir marché vite. Que, résistant par nonchalance ou par raisonnement à l’étrange impulsion qu’elle venait d’avoir, elle se fût attardée cinq minutes de plus, le télégramme était monté à l’appartement où Marc, debout, le recevait et le décachetait. Nul sourire emprunté ne l’aurait trahi, une distraction, un oubli quelconque encore moins, et les servantes n’étaient pas femmes qu’elle pût questionner. Tout était à reprendre. Elle n’aurait rien su.

Hélène froissait machinalement la petite dépêche qu’elle finit par glisser dans son sac à main. Arrivée dans sa chambre, elle l’en retira, l’examina sur ses deux faces et faillit l’ouvrir. Mais, sur le point d’en arracher fiévreusement la bande, elle réfléchit avec dégoût qu’un secret d’amants y était peut-être enfermé et manqua du courage de s’en voir instruite. « Alors, » pensa-t-elle, « la brûler ? » Trois allumettes, successivement, lui flambèrent aux doigts. Ce qu’elle faisait huit jours plus tôt sans hésitation lui semblait aujourd’hui une si laide besogne que, nonobstant les bonnes raisons qu’elle avait d’agir, sa délicatesse s’offusquait. N’était-ce pas là tromper vraiment la confiance de Marc ? Elle savait qu’au milieu de ses égarements l’admiration qu’il professait pour son caractère ne s’était jamais altérée. La crainte obscure de s’avilir la retint longtemps. À la fin, cependant, elle se décida.

Lorsqu’elle vint au salon, un quart d’heure après, il ne restait de ses scrupules les plus impérieux que le souvenir d’une faiblesse. Elle estimait s’être conduite en mère expédiente et s’étonnait, pour arriver à ce résultat, d’avoir dû se vaincre en partie.

Mais son beau-fils lui parut sombre et l’esprit tendu. Ce fut assez pour lui faire faire certaines réflexions qui, bientôt, la jetèrent dans une pleine déroute. Puisqu’en somme Marc était complètement guéri, à quelle cause attribuer son humeur maussade si ce n’était à l’inquiétude que lui inspirait le silence absolu de sa gourgandine ? « Il est si faible et si facile ! » se disait Hélène. « Reconquis, l’autre jour, après une dispute, il se sera séparé d’elle sur de belles promesses, et aujourd’hui, comme de raison, il trouve surprenant qu’elle ne lui donne pas signe de vie. » Subitement, une pensée qui la fit pâlir : « Mais où avais-je la tête ? Mais suis-je donc folle ? Il est debout, il va sortir, il la reverra ! À ses reproches, elle répondra qu’elle lui a écrit, et alors, moi-même… » Elle tremblait. La légèreté de sa conduite et ses suites probables se présentaient à son esprit pour la première fois. Sous ses yeux éblouis se creusait un gouffre. Marc était devant elle, au bord du divan, et, bien que proche de sa personne, toujours absorbée, à pouvoir de sa place lui toucher l’épaule, elle le voyait à une distance qui lui donnait froid, tant elle sentait se fortifier l’impression cruelle qu’elle ne pourrait plus la réduire. De deux choses l’une, ou, sous le coup de l’indignation, il flétrirait ouvertement son vil procédé, ou, par défaut de caractère, il se contiendrait et le verdict de sa conscience, dans ce dernier cas, ne serait que plus dur et que plus terrible. C’était pour elle, de toute manière, son mépris certain, et sa haine, peut-être, assurée. Pis encore, l’éloignement qui en découlerait lui ferait rechercher Mme Aliscan. « Où descendrai-je ? Que deviendrai-je ? » se disait Hélène, trop femme, au fond, pour ignorer les perfides ressources des vengeances conduites par son sexe. « Lorsque, sachant ce que j’ai fait pour lui soustraire Marc, elle pourra mesurer sa victoire sur moi, quelles inventions n’aura-t-elle pas, rouée comme elle doit l’être, pour consolider cette victoire ? Et quelle défense un peu sérieuse, quelle utile parade serai-je en état d’opposer ? Désormais, se méfiant et me détestant, cet imbécile n’aura d’oreilles que pour ses paroles et ne verra que par ses yeux non seulement moi-même, mais sa propre bassesse dont elle le flattera. Toute sa confiance sera pour elle. Je l’aurai perdu ! »

La jeune femme, jusque-là, s’était possédée. Cette perspective lui fit au cœur une si grande secousse que, se sentant dans l’impuissance de n’en rien trahir, elle sortit du salon et courut chez elle où elle éclata en sanglots. Mais, si sa peine était immense, elle n’était pas tout, il s’y mêlait des éléments de farouche révolte et une question qu’elle se posait d’un accent furieux revenait sans cesse sur ses lèvres. En vertu de quel droit une coquette fanée prétendait-elle arracher Marc à ses affections et tramer son malheur comme celui des siens ? Où prenait-elle qu’on dût avoir pour ses vices de vieille le respect que commande un amour normal ? Trop de faiblesse, trop d’indulgence l’avait enhardie. Il était temps de mettre un terme à son effronterie et de lui faire enfin tâter d’une résolution qui la réduirait au silence. Quelle sottise et quelle faute d’avoir tant tardé ! « Je suis une moule ! » se dit Hélène en séchant ses pleurs et en allant à sa toilette se baigner les yeux pour qu’il n’en restât aucune trace. « Marc, après tout, n’est qu’un enfant qui se laisse conduire, c’est avec cette coquine que je m’expliquerai. Si j’avais eu plus d’énergie, » se répétait-elle, « nous n’en serions pas où nous sommes ! » Plus aigu que jamais pour s’être éclipsé, ressuscitait dans ce fier cœur proche du désespoir le goût natif de l’avantage acquis par violence. Un feu sombre anima le regard d’Hélène. À cette minute où la colère refoulait en elle ce qu’il y traînait d’angoissé, si Mme Aliscan s’était trouvée là, elle se serait jetée sur elle comme une femme du peuple. L’empoigner, la secouer, lui porter des coups, la blesser dans cette chair qui convoitait Marc sans mesurer le ridicule de ses illusions l’aurait payée de ses souffrances mieux que mille sarcasmes et plus complètement allégée. « J’éviterai, » pensa-t-elle, « mais qu’elle ne bronche pas ! Au premier mot impertinent, elle reçoit deux gifles !… Et il faudra qu’elle se surveille, » reprit-elle tout haut, « pour se contenir jusqu’au bout, car ce que j’ai à lui servir manque de gracieuseté et je n’y mettrai aucune forme ! » En regardant à côté d’elle une petite pendule, la jeune femme constata qu’elle marquait midi. L’heure du déjeuner approchait. Se pouvait-il qu’elle touchât presque à la délivrance ? Elle se leva, fit sa toilette, se polit les ongles et revêtit avec le soin le plus minutieux la moins éclatante de ses robes.

Le repas lui parut étonnamment bref. De temps en temps, ses beaux yeux verts se posaient sur Marc avec un air de décision teinté d’ironie, mais, redoutant de se trahir, elle battait des cils et se détournait aussitôt. Peu d’instants graves l’avaient laissée dans un pareil calme. Une tiédeur délicieuse lui baignait les membres et son esprit, loin d’éprouver la moindre inquiétude, s’engourdissait dans un bien-être aussi pénétrant que celui par lequel une douce nuit s’annonce à un organisme épuisé. Ce mol état durait encore, s’était même accru lorsqu’elle se coiffa pour sortir. Assurée des moyens dont elle disposait, elle n’essayait ni de prévoir dans quelle atmosphère s’exécuterait le plan hardi qu’elle avait conçu, ni quelle défense pourrait venir à le contrarier, ni quel tour, en un mot, prendrait l’entretien. Le résultat définitif lui semblait acquis, et c’était le seul point dont elle se souciât. Des circonstances plus ou moins bonnes lui importaient peu.

En quelques minutes, elle fut prête. À peine dehors, elle eut la chance de trouver un fiacre. Profitant de l’aisance que lui donnait l’heure, l’énergumène à tête d’oiseau et pouces d’assassin qui la conduisait brutalement se faisait un devoir de brûler les rues. « Il devine, » songea-t-elle, « que je suis pressée ! » La vitesse l’excitait pour la première fois et sa cervelle enregistrait avec amusement les moindres détails de cette course. Quand la voiture se fut rangée devant la maison, elle descendit et pénétra dans le vestibule sans même jeter sur la façade un rapide coup d’œil. Arrivée au palier du troisième étage, elle reprit haleine et sonna.

La domestique qui vint ouvrir parut hésiter.

— Faites passer, lui dit-elle, cette carte à Madame !

On l’introduisit au salon. C’était une chambre assez spacieuse et parfaitement claire, plutôt meublée avec le goût qu’une femme de vingt ans peut répandre aujourd’hui dans un intérieur qu’avec celui d’une personne mûre, bourgeoisement mariée et déjà enrichie par des héritages. Trop de tentures, trop de coussins, sur des sièges trop bas, de guéridons, de chinoiseries et de lampes énormes y compensaient la pénurie de pièces d’un bon style. Le souci de la mode s’y accusait trop. Une poupée dormait dans un coin. L’idée que Marc, à son insu, depuis plusieurs mois, venait ici régulièrement, et qu’il s’y plaisait, qu’il y respirait comme chez lui, qu’entre ce cadre et sa personne existait un lien, agit d’abord de telle façon sur les nerfs d’Hélène qu’elle sentit les pleurs la gagner. Pour les combattre, elle fit appel à toute sa raison. Cette première émotion un peu dissipée, comme elle regardait autour d’elle, une diversion lui fut donnée par des poissons roses dont elle suivit quelques instants les évolutions à travers la paroi d’une jatte de cristal. Pareil objet, dans un salon, lui sembla grotesque. Elle sourit de pitié et se trouva mieux.

Mais Mme Aliscan ne paraissait pas. Dans l’appartement, aucun bruit. « Ou elle a peur, » se dit Hélène qui s’impatientait, « ou bien elle est à sa toilette, devant ses crayons et elle se refait une beauté. À son âge, une visite que l’on n’attend pas est toujours, je suppose, une mauvaise surprise ! » Quelques minutes passèrent encore. « C’est plutôt la peur ! » Subitement, une pensée qui la terrifia : « Et si elle s’esquivait ? Si elle filait ? Moi dans cette pièce, elle dans la rue, serais-je assez jouée ! En admettant que, d’où je suis, on entende la porte, l’escalier de service est toujours ouvert ! » Tourmentée du besoin d’éclaircir ses craintes, elle fit deux pas vers le bouton d’un timbre électrique, se disposant à réclamer Mme Aliscan. À cet instant même, elle entrait.

Les deux femmes se saluèrent d’un signe de la tête. Puis Hélène dit, avec l’accent rigoureusement froid qu’elle réservait ordinairement à ses domestiques :

— J’espère, madame, si ma visite vous étonne un peu, qu’elle n’a pas le pouvoir de vous intriguer.

Devant elle, on ne fit qu’élever une main, et une voix douce interrogea, non sans inquiétude :

— Apportez-vous ici, madame, de mauvaises nouvelles ?

La liberté de cette parole gêna la jeune femme.

— Marc, fit-elle, est entré en convalescence. Un peu de grippe (elle hésita), rien de bien sérieux… Au surplus, coupa-t-elle, vous êtes au courant ! Mais la santé physique de Marc n’est pas en question. C’est d’une autre chose qu’il s’agit !

— Expliquez-vous ! dit sans faiblesse Mme Aliscan.

— Comme il vous plaira ! dit Hélène. J’aurais voulu être comprise sans plus insister ! décocha-t-elle en aiguisant un perfide sourire. Puisque c’est impossible, allons droit au fait ! Marc a beaucoup de légèreté, beaucoup d’imprudence, c’est encore un enfant beaucoup plus qu’un homme. Je suis venue vous demander de rompre avec lui.

Elle avait mis toute sa hauteur dans cette dernière phrase. La vieille maîtresse ferma les yeux, parut réfléchir et, tout à coup, articula, d’un air de défi :

— Mais, madame, qui vous dit que, pour cette rupture, ma volonté seule suffirait ?

— Oh !… fit Hélène, déconcertée. Sincèrement, madame…

— Les sentiments qu’a Marc pour moi vous sont-ils connus ?

— Non, je l’avoue ! J’ai négligé de m’en enquérir. Mais enfin, madame, j’ai des yeux ! Ils sont ouverts sur le courrier qui arrive chez moi. Quand une personne, presque chaque jour, en relance une autre…

— Relance, dites-vous ?

— C’est le mot propre ! En relance une autre… Oh ! vous pouvez chercher, madame, une autre expression ! Encore, ce matin, cette dépêche…

— Je serais bien surprise qu’elle eût troublé Marc !

— En effet ! dit Hélène. Il ne l’a pas eue.

— Pas plus, sans doute, qu’aucune des lettres adressées par moi depuis qu’il est assujetti à garder la chambre ?

— Pas plus qu’aucune. Non, c’est exact ! Assurément, non ! J’ai détruit à mesure ce qui parvenait.

— Tenez, madame, sans le savoir, je l’aurais juré ! fit, avec un sourire aigu, Mme Aliscan. Et j’en suis heureuse ! reprit-elle. Son silence commençait à me faire souffrir. Mais revenons à la question qui vous intéresse ! Votre franchise appelle la mienne, que vous excuserez si vous la trouvez un peu dure. Mon bonheur m’est trop cher pour que j’aille le rompre. Marc le ferait qu’il sortirait de mon existence sans perdre sa place dans mon cœur. Mais je l’aime trop pour qu’il me cause un pareil chagrin !

La fermeté de cette réponse confondit Hélène. Dans le for de son âme, elle la trouvait digne. Puis, ses regards s’étant posés sur la bouche flétrie, l’image de Marc vint à passer entre elle et cette bouche et le langage qu’elle estimait lui parut grotesque. À l’aise et confiante, cette vieille femme ? La présomption qu’elle témoignait méritait des coups ! Son visage se durcit et elle riposta :

— Votre attitude se comprendrait, s’expliquerait, du moins, et moi qui suis sans préjugés, oui, je l’admettrais, si la nature pouvait sans honte invoquer ses droits dans vos relations avec Marc. Mais, hélas ! il s’en faut qu’il en soit ainsi !

— Comment, madame, si la nature… Que voulez-vous dire ?

— Oh ! fit Hélène avec une moue, ne m’obligez pas…

Son interlocutrice l’interrompit.

— Je demande simplement à être éclairée. Parlez, madame ! Les vérités ne me font pas peur.

— Elles pourraient vous déplaire !

— Non, elles m’instruisent.

— Enfin, celle-ci est éclatante…

— Pas, sans doute, pour moi !

— Tant pis, donc ! Je regrette… Vous l’aurez voulu. Marc a vingt ans, dit la jeune femme, et vous quarante-six. Si c’était votre fils, vous l’auriez eu tard !

Mme Aliscan devint rouge. Dans le silence où s’éteignaient ses dernières paroles, Hélène suivit avec bonheur l’impression produite par son effroyable apostrophe. « J’ai frappé dur, » se disait- elle, « elle va s’effondrer ! » Mais Mme Aliscan se ressaisissait. Du bout des doigts, avec une grâce à peine étudiée, elle effaça deux ou trois plis que formait sa jupe, et trouvant le courage de sourire un peu :

— Pour mon amant, répliqua-t-elle, j’ai l’âge qu’il me donne !

Une pareille assurance fit bondir Hélène.

— Et savez-vous quel est cet âge ? Le soupçonnez-vous ? Marc vous a-t-il, sur ce point-là, livré sa pensée ? jeta-t-elle d’une voix qui mordait. Vous subissez, j’en suis certaine, vos poursuites le prouvent, non seulement sa froideur, mais ses éloignements. Vous êtes-vous demandé quelle était leur cause ? C’est si commode, quand on redoute la réalité, de boucher les fissures de ses illusions !

— Ici, madame, fit d’une voix sèche Mme Aliscan, vous touchez un sujet qui n’est qu’à moi seule.

— Marc y est trop intéressé, répartit Hélène, pour qu’en fin de compte je m’en prive ! D’ailleurs, moi-même, ajouta-t-elle, n’y suis-je pas mêlée ? Si cet enfant, les oreilles pleines de toutes vos instances, se maintient par faiblesse dans une mauvaise voie, n’est-ce pas à moi, qui suis sa mère, à le diriger, et de telle façon qu’il en sorte ? La vérité, puisqu’elle vous plaît, vous allez l’avoir ! Marc est las d’une passion qui l’humilie trop. Oui, reprit-elle avec violence, qui l’humilie trop, je le répète et j’y insiste, entendez-moi bien, c’est le seul langage qui convienne ! Par vanité, par entêtement, par sotte prévention, vous me faites dire, s’écria-t-elle, des choses révoltantes. Je comprendrais, chez une jeune femme, une pareille folie et cette cruauté pour elle-même. Mais quand on a votre âge, une fille mariée…

— Silence, madame ! put intimer Mme Aliscan.

Son visage présentait une affreuse pâleur. Dans ses yeux gris semblaient lutter l’angoisse et la haine et ses mains fines se pétrissaient, s’écrasaient l’une l’autre, prises d’un tremblement convulsif. Cependant, elle parvint à se maîtriser.

— Vous êtes renseignée ! souffla-t-elle.

— On l’est toujours, quand on le veut, répondit Hélène.

— Et qu’on paie ce qu’il faut ! Oui, je sais bien…

Elles se regardaient fixement. Si leurs dehors ne trahissaient qu’une faible émotion, leurs mépris s’échangeaient perçants comme des balles et chacune d’elles, dans sa conscience, percevait un choc qui rendait brûlante sa rancune. Avec des mines qu’elles s’appliquaient, par respect humain, à garder distantes et paisibles, elles côtoyaient parallèlement ces lisières du drame où il suffit parfois d’un mot pour nous faire tomber. Leurs mains seules témoignaient un peu d’impatience. Mme Aliscan demanda :

— Marc est-il au courant du détail intime dont vous venez de faire usage si délicatement ?

— Oui, dit Hélène, il le connaît. Celui-là… et l’autre !

— Il les tient de vous ?

— Je m’en flatte !

Elle se sentait comme dévorée de courage physique. La vieille amante baissa la tête, réfléchit longtemps, ou, pour mieux dire, parut sonder un cruel futur et déjà, par avance, s’y déchirer toute. Quand son visage se redressa, des pleurs le baignaient.

— Eh ! bien, fit-elle, n’en parlons plus ! Je m’efface, madame… Votre fils n’aura pas à rougir de moi !

— Mais, dit Hélène, si jamais Marc…

— Je n’ai qu’une parole !

— Il me reste, madame, à vous remercier.

Elle se disposait à sortir. Comme elle avait encore un pied dans l’appartement, Mme Aliscan l’arrêta.

Ses beaux yeux répandaient une étrange lueur.

— Puisque, fit-elle, nous sommes deux mères, écoutez ceci… dont j’étais sûre, prononça-t-elle avec désespoir, et que m’a confirmé notre affreuse rencontre. Ce n’est pas comme un fils que vous aimez Marc ! C’est autrement… Tout autrement… Regardez en vous…

Elle fit entendre un long soupir.

— Madame, je vous plains !