Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 133-158).
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VII


Ils rentrèrent à Paris vers le 20 septembre. Une pluie fine, pénétrante, ininterrompue (l’unique sujet d’irritation que donne la Bretagne, mais si vif qu’il oblige à bientôt la fuir, comme on délaisse, en soupirant d’en être excédé, une ravissante femme qui pleure trop) s’était mise à tomber bien avant l’automne, rendant maussade et fastidieux le séjour aux champs. Confinée dans les murs de la vieille demeure, Hélène, pensant que le soleil réapparaîtrait, avait patienté une semaine. Puis, de guerre lasse, exaspérée par le suaire liquide derrière lequel se dérobaient en partie les arbres, elle avait fait, dix jours plus tôt qu’elle n’avait prévu, ses préparatifs de départ.

À Paris, le climat n’était guère meilleur. Mais c’est une ville qu’il faut aimer sous les cataractes si l’on veut se flatter de l’aimer un peu. Aussi bien ne sont-elles que d’une petite gêne pour qui ne met le pied dehors qu’à sa fantaisie. Rendue à sa maison, à ses chers livres, Hélène goûtait le contentement d’une rapatriée à reprendre en détail toutes ses habitudes. Le ciel noir qui, là-bas, lui semblait odieux, n’avait plus, ici, d’importance. Les yeux, sans doute, l’eussent préféré moins gonflé d’averses, mais on pouvait si facilement s’en accommoder !

Marc, en revanche, traînait partout un ennui visible et supportait avec malaise le désœuvrement où les circonstances l’obligeaient. Les études faites en trop grand nombre à l’Amirauté l’avaient rassasié du dessin qui, de plus, pratiqué dans une petite chambre après la joie d’un long contact avec la nature, lui paraissait une distraction singulièrement froide. D’autre part, une retraite d’environ deux mois avait eu pour effet d’aiguiser en lui un amour déjà vif des divertissements, lequel amour s’impatientait dans cette saison morte où Paris, justement, n’en offrait aucun.

Sa belle-mère essaya, sans y parvenir, de l’inciter par son exemple à prendre avantage sur cette passagère dépression. Il répondait à ses avances avec maussaderie. Autrefois, elle l’aurait vertement secoué. Mais ce qui l’eût alors vexée la préoccupait, sans lui donner la tentation de mettre à l’épreuve le pouvoir ordinaire de ses réprimandes. C’était un peu comme si, du trouble observé chez Marc, elle s’était, pour une part, reconnue fautive. Ce sentiment, des plus confus, et d’ailleurs absurde, impossible aussi bien à fonder qu’à vaincre, la poursuivait comme fait la crainte d’une compromission à certaines consciences ombrageuses qui, pourtant, n’arrivent pas à saisir leur tort. Il lui semblait que plus de soins, une tendresse plus molle, une plus éloquente affection rendraient à Marc la bonne humeur qu’il avait perdue. Elle ne savait qu’imaginer pour lui faire plaisir et se reprochait sa froideur.

Profitant d’un accès si persévérant que deux repas consécutifs s’étaient écoulés sans qu’il prononçât une parole :

— Voyons, mon loup, dit-elle un soir, causons peu, mais bien ! J’en ai assez de te voir faire une tête de martyr et garder un silence de conspirateur. Il y a quelque chose qui ne marche pas. Dis-moi ce que c’est. Sois sincère !

Le jeune homme déclara qu’il mourait d’ennui et qu’au surplus tous ses efforts étaient impuissants à le faire triompher de cet affreux mal.

— Que te manque-t-il ? reprit Hélène,

Il n’en savait rien.

Elle insista, se fit câline, lui pressa les tempes, le contraignit par des caresses à lever les yeux, à la regarder bien en face.

Malgré lui, brusquement, il se mit à rire.

— Eh ! bien, fit-il avec chaleur, je voudrais danser !

— Danser, mon chéri ?

— Oui, danser !

Elle se mordit le bout d’un doigt, cherchant une réponse.

— Et pourquoi pas cueillir la lune ? Personne n’est rentré. Te figures-tu que les salons vont s’ouvrir pour toi ? Il faut prendre patience, jeta-t-elle enfin.

Mais sa légère hésitation avait frappé Marc. Avec l’instinct qu’ont les jeunes gens des humeurs d’autrui quand leurs fantaisies sont en jeu, dans le silence de sa belle-mère, puis dans sa réplique, il avait senti poindre un certain regret. Visiblement, il lui coûtait de ne rien pouvoir pour lui donner satisfaction à brève échéance. Son esprit travailla sur cette certitude. Deux jours après, l’air nonchalant, le regard perdu, de son accent le plus timide, il dit à Hélène :

— À propos, petite mère, mon désir de danse… Et si j’avais trouvé tout seul un moyen pratique, sans attendre encore deux grands mois…

Elle fit un bond.

— Le gramophone ? Que j’en achète un ? Ça jamais, mon petit ! Ce serait atroce !

Il indiqua d’un signe de tête qu’elle se méprenait.

— Alors, quoi ? dit-elle.

— Le dancing !

Elle crut avoir mal entendu, puis haussa l’épaule et se mit à sourire, comme d’une plaisanterie. Le mot, d’abord, l’image, ensuite, lui faisaient horreur,

— Oh ! conclut Marc, c’est une idée… Elle vaut ce qu’elle vaut !

— Pas bien cher ! dit Hélène avec enjouement.

Pourtant, la nuit, elle y revint, ne pouvant dormir, et, sans vouloir s’y arrêter, la jugea moins folle. Simplement, audacieuse et peu séduisante. Après tout, maintes jeunes femmes de ses relations se privaient-elles d’aller goûter, avec leurs maris, dans les salles de danse à la mode, un plaisir que le monde leur marchandait trop ? Le jour suivant, Marc, retombé dans son humeur noire, parut à table avec cette mine close et contrariante qui lui devenait habituelle. Sa belle-mère pressentit un léger chantage, mais souffrit à tel point de le voir morose que l’impatience qui la gagnait en fut effacée. Au dessert, elle n’avait qu’une pensée en tête : « Le remède efficace est à ma portée et je ne veux pas m’en servir. » Plus elle cédait complaisamment à cette obsession, plus elle songeait que ses scrupules étaient anormaux chez une personne qui se flattait d’avoir l’esprit large. Aucune raison vraiment sérieuse ne les expliquait. « Préjugé provincial ! » se répétait-elle, et, de tout cœur, elle détestait tous les préjugés, comme elle exécrait la province. L’après-midi lui parut morne et interminable. Dans la soirée, elle s’accorda que certaines défaites honoraient totalement, bien loin d’humilier, par la victoire qu’y remportait le libre examen sur des sentiments imbéciles. Encore un jour d’hésitation, et elle dit à Marc :

— J’ai réfléchi à ton idée. Elle n’est pas si bête ! C’est curieux comme, d’abord, on se fait un monde de choses qu’ensuite on étudie et qu’on voit toutes simples. Nous irons prendre une tasse de thé, puisque ça t’amuse, dans un de ces établissements, plus stupides que louches, dont je demande à taire le nom, qui me répugne trop. Attends, conclut Hélène, nous sommes mardi… Vendredi prochain, par exemple !

Il rayonna, battit des mains, lui sauta au cou.

— Mais, prends garde ! fit-elle sous ses embrassements. Tu te trompes si tu penses qu’une fois dans la place je souffrirai que tu invites la première venue. Je veux bien te distraire, non t’encanailler. Tu ne danseras qu’avec moi !

Le jeune homme s’attendait à cette condition. Elle relevait, lui semblait-il, d’une prudence moyenne. Ce fut à peine s’il remarqua la chaleur d’accent qu’avait mise sa belle-mère à la signifier. La perspective de retrouver, même abâtardi, le plaisir délicieux qu’il goûtait au bal l’aurait fait passer sur bien d’autres. Pendant trois jours, il n’eut de soins que pour ses cravates.

Une curieuse impression s’empara d’Hélène lorsqu’elle entra, suivie de Marc parfaitement à l’aise, dans le premier des trois salons du Sémiramis, qu’elle savait fréquenté par des gens corrects. Sans la parole qui l’engageait, et qu’elle regretta, elle serait sortie aussitôt. Il lui semblait que, par faiblesse, elle prenait sur elle de guider son beau-fils dans un mauvais lieu. Les parfums, les toilettes, la tiède atmosphère, jusqu’à ces lampes dont la clarté ne se diffusait qu’à travers des étoffes drapées ou tendues, tout ici respirait la sensualité, se composait pour rendre aimables, ou du moins faciles, des accouplements équivoques. Elle éprouva pour sa conduite un dégoût violent et, mesurant le tort moral qu’elle causait à Marc, elle se détesta, elle eut honte. Mais elle s’assit, elle regarda plus attentivement et, tout à coup, ces sentiments qu’elle croyait si forts disparurent sans laisser aucune trace en elle. Rien ne pouvait s’imaginer de plus innocent que le plaisir cérémonieux pris par les maniaques qu’on voyait évoluer dans ce décor louche. Tout entiers à l’ivresse de marquer des pas, ils s’étreignaient, se renversaient et mêlaient leurs jambes sans qu’un éclair vint animer, dans leurs durs visages, leurs fixes prunelles d’alcooliques. Pas un, d’ailleurs, n’ouvrait la bouche pour placer un mot. « Leur façon de s’aimer ! » pensa la jeune femme. Dans son esprit, désormais libre et sans inquiétude, secrètement déçu, plein d’aigreur, se peignit un tableau des grandes décadences, qu’elle croyait agitées de transports farouches et qui, au fond, se réduisaient à ces trébuchements d’une chorégraphie insipide. Des collégiens donnaient le branle à d’anciennes poupées. Des criquets d’Espagne à des outres. Ici et là, certains danseurs, déjà vieux et chauves, semblaient compter leurs exercices, faits avec méthode, comme on compte, à Vichy, les verres d’eau d’une cure. Un mépris formidable envahit Hélène.

Mais Marc languissait sur sa chaise. Elle le prit par la main et ils s’élancèrent. Quinze mesures n’avaient pas résonné pour eux que l’ombre même de la révolte un instant subie avait délaissé la jeune femme. Corps docile, à son tour grave et silencieuse, elle n’était plus qu’à l’agrément dont la pénétrait un plaisir longtemps oublié. Toute impulsion reçue de Marc lui paraissait douce et si, parfois, elle essayait de lire dans ses yeux le déhanchement ou la flexion qu’il attendait d’elle, certain sourire dont rayonnait son joli visage l’attachait à lui par surcroît. Quand la musique cessa de jouer et qu’ils se lâchèrent, ce fut Hélène qui témoigna du désappointement. Les premières notes d’une autre danse la trouvèrent debout.

Ils ne quittèrent l’établissement qu’à l’heure du dîner. La jeune femme riait, plaisantait. On aurait dit que, venue là pour contenter Marc, elle y avait elle-même puisé un dérivatif secrètement désiré par toute sa personne. Au surplus, quel démon se glissait en elle ? Loin d’éprouver dans l’omnibus une fatigue quelconque, elle se sentait le corps dispos comme après un bain et d’une humeur, si l’occasion s’en était offerte, à recommencer sur-le-champ. Tout à coup, elle songea qu’il dépendait d’elle de s’accorder aussi souvent qu’il lui conviendrait le plaisir étonnant qu’elle avait goûté. Cette pensée l’occupa jusqu’à son sommeil. Le jour d’après, la tentation s’était faite si vive qu’il lui fallut toute sa sagesse pour y résister et remettre à plus tard une autre expérience. Mais, le lundi, n’y tenant plus, elle fit signe à Marc et reprit le chemin de Sémiramis. Ils y retournèrent le mardi.

Ce fut alors que, trahissant un léger scrupule, elle dit au jeune homme d’une voix gaie :

— Toujours tête à tête ! Toujours nous ! La musique, je me lève, nous nous ébranlons… On finira par nous nommer les inséparables et j’avoue, en conscience, qu’on n’aura pas tort. Et puis, tu sais, notre isolement sent l’arrière-boutique ! Réflexion faite, je te laisse libre, aujourd’hui du moins, de choisir parfois une danseuse.

— Alors, et vous ? demanda-t-il.

Il semblait inquiet.

— Mais j’espère bien, s’écria-t-elle, que tu m’aimes assez pour ne pas te soucier uniquement des autres !

Il insista, voulut savoir si, réciproquement, elle comptait s’amuser en dehors de lui.

Elle le regarda.

— Tu es fou ! Me vois-tu dans les bras d’un olibrius qui m’aurait invitée sans présentation ? Il y a quantité de petites licences que, toi, tu peux prendre, et moi pas !

Sa décision lui paraissait des plus naturelles. Cependant, elle connut un certain malaise quand Marc, soudain, l’abandonnant, traversa la salle pour s’approcher d’une mince personne qu’il pria d’un mot et qui lui sourit docilement. Fallait-il supposer qu’il l’avait choisie ? L’air d’une enfant montée en graine dans sa jupe trop courte, elle n’était pas sans élégance et elle dansait bien. Son clair visage offrait, en outre, un charme assez doux. Mais le jeune homme, de qui la taille dépassait la sienne, la conduisait sans abaisser un regard sur elle, ni lui adresser la parole. Hélène se sentit rassurée.

L’impression du début ne lui revint pas. Estimées, d’un coup d’œil, fades ou disgracieuses, deux ou trois autres partenaires que Marc prit ensuite la laissèrent au même point dans l’indifférence. Entre leurs tours, par amour-propre, étudiant ses pas, elle tâchait simplement à danser mieux qu’elles. Ambition qui, bientôt, lui parut frivole, tant elle la jugea superflue. Pour l’emporter sans discussion, au regard de tous, sur d’aussi chétives concurrentes, n’avait-elle pas cette allure noble et cette belle stature qu’à chaque passage lui renvoyait un immense miroir disposé, dans un angle, entre deux colonnes ? Si la race, bien souvent, se réduit en poudre aux premières touches que lui inflige une critique serrée, où vraiment elle existe, elle est éclatante ! Que pesaient auprès d’elle ces petites bourgeoises ? Qu’osaient-elles prétendre ou tenter ? Pas une seconde, elle n’eut l’idée, même voilée d’un doute, que, parmi elles, pût figurer une femme de son rang. Elle savait bien qu’il en venait dans cette salle de danse, et de fort nombreuses, d’impeccables. Cependant, à ses yeux, ce n’était qu’une bande et, dès l’instant que ces temps-ci, par suite des vacances, elle vivait éloignée du Sémiramis, tout le reste n’était que fretin vulgaire.

Cet argument sans nulle valeur, qu’une autre eût secoué, se proposait comme péremptoire à l’orgueil d’Hélène. Elle en tirait avec délices de douces conclusions. Par là s’explique la liberté qu’elle laissait à Marc, liberté qu’à l’usage elle accrut plutôt, que, dans l’excès presque imbécile de son assurance, elle aurait eu honte de restreindre.

Mais, un jour, elle crut bien que son cœur stoppait. Dans tout son corps se répandirent cette gêne et cette glace par où, souvent, nous pressentons l’approche du malheur. Par hasard, en cherchant son beau-fils des yeux, elle l’avait aperçu serrant une danseuse avec qui, plusieurs fois, il s’était montré sans qu’elle y prêtât attention. Et elle venait de s’aviser qu’ils causaient ensemble.

C’était une personne blonde, de taille moyenne, Elle avait la souplesse des femmes très bien faites et, réellement, touchait à peine les lames du parquet. Sa toilette épousait d’assez près la mode, mais conservait un caractère simple et personnel, dû, pour une part, à des manches longues lui couvrant les mains et, pour l’autre, à la ligne pleine de discrétion que dessinait sa robe écaille très peu décolletée. Tout, sur elle, était net, sans une faute de goût. Mais elle portait, contre l’alliance, à l’annulaire gauche, un brillant d’une grosseur peut-être excessive.

Hélène s’agita nerveusement. Ce n’était ni cette femme qui l’avait troublée, ni même, au fond, qu’elle échangeât avec son danseur des propos, sans nul doute, dénués d’importance. C’était la face resplendissante qu’elle voyait à Marc. Un beau sourire au coin des lèvres et le teint fouetté, elle le sentait tout occupé à faire le gracieux, à se conduire non en gamin, mais en vrai jeune homme, pour tout dire, à donner de son personnage une idée flatteuse et durable. Bousculé par un couple au milieu d’un pas, il témoigna de l’impatience, prit un air cassant. Puis, sa figure, encore toute rose, se rasséréna. Hélène comprit que sa danseuse l’avait apaisé, qu’elle avait mis au compte du feu que montraient certains ce qu’il craignait qu’elle n’imputât fort injustement à une maladresse de sa part.

La danse finie, elle prit sur elle pour ne rien trahir de l’état déplaisant où elle se trouvait. Marc babillait avec entrain. Elle lui répondit. Dans ses paroles, elle affectait beaucoup d’insouciance et sa gaieté sonnait toujours au moment voulu, bien qu’avec un accent très légèrement faux. Cependant, ses regards se coulaient sans cesse vers la dame blonde, en robe écaille, assise non loin d’elle. Tout à coup, se penchant et l’observant mieux :

— Mais, se dit-elle, c’est une vieille femme ! Elle est toute fânée !

Près de l’oreille, au coin des lèvres, à la commissure des paupières, également dans un pli que formait le cou lorsque la tête s’orientait d’une certaine façon, Hélène venait d’apercevoir de ces meurtrissures qui, même fardées, blessent aussi vite un œil féminin que le mince défaut d’une étoffe. Sans doute, aucune n’était empreinte avec profondeur, ce qui rendait fort difficile de fixer un âge à cette personne plus élégante que vraiment jolie. L’œil était vif, le menton sec, le nez restait pur, d’autre part, la tournure, étonnamment jeune, compliquait encore le jugement. « Entre quarante et quarante-cinq, » estimait Hélène qui, brusquement, se décida pour quarante-cinq ans, sur le vu de la main, belle, mais décharnée. « Quarante-cinq, » reprit-elle, « si ce n’est cinquante ! » Cette assurance qu’elle se donnait lui fut agréable et calma en partie ses appréhensions. D’ailleurs, la salle retentissait d’un nouveau prélude. Marc était debout, l’invitait. Elle cessa de penser pour s’unir à lui.

La glace de coin ne l’avait pas reflétée trois fois que, ressaisie par la confiance et l’exaltation qu’elle puisait à loucher vers sa propre image, elle avait oublié ce faible incident. Mais le répit, bien qu’absolu, fut sans grande durée. Deux jours plus tard, en pénétrant au Sémiramis, elle revit la même femme dans une robe gros bleu. Un quart d’heure s’écoula, Marc la fit danser et, de nouveau, le cœur d’Hélène subit une tourmente. La première, impétueuse, mais inattendue, l’avait sommairement bouleversée. Celle ci, moins forte et plus perfide, la ravagea mieux, touchant en elle des points secrets qu’elle connaissait mal ou qu’elle supposait à l’abri. Ce n’était plus dans l’expression du visage de Marc, dans son air, sa couleur et son rayonnement qu’elle trouvait un prétexte à ses inquiétudes, mais de ses yeux, mais de l’ardeur qu’elle y voyait luire que, positivement, elle souffrait. Combien, d’ailleurs, toute la personne de l’adolescent accusait son zèle et son trouble ! Et qu’elle-même les notait avec certitude ! Qu’elle devinait embarrassées, rien qu’à leur vitesse, les réponses qu’il jetait à sa partenaire ! Une autre danse, et des plus libres, un moment après, les ayant réunis pour la seconde fois, Hélène, avec avidité, presque avec passion, scruta de loin, tant qu’elle dura, les regards de Marc, recherchant les symptômes qui l’avaient émue. Ils réapparurent plus marqués.

Elle se garda d’y faire encore aucune allusion. Son cœur était si lourd, sa chair si molle qu’il lui semblait qu’à s’y résoudre elle aurait pleuré avant d’avoir dit un seul mot. Puis, comment aborder dans un lieu public une question qu’elle jugeait d’une telle importance ? Par quel bout la prendre, au surplus ? « À la maison, » réfléchit-elle, « ce sera plus simple ! » Interrogeant, toutes les minutes, furtivement sa montre, elle attendit l’heure du départ sans vouloir danser, prétextant la fatigue et des névralgies. Dans son esprit s’enchevêtraient toutes les apostrophes par une desquelles pourrait s’ouvrir leur explication. Mais, vraiment, l’impatience la tourmentait trop ! Elle prit une voiture pour rentrer. Aussitôt dans sa chambre, elle arrêta Marc qui, justement, la traversait pour gagner la sienne, comme il le faisait fort souvent, et lui jeta d’une voix légère qui tremblait un peu :

— Eh ! bien, j’espère que tu t’en paies, avec la dame blonde !

Il parut surpris.

— Quelle dame blonde ?

— Voyons, cette femme entre deux âges… plutôt mince que forte…

— Ah ! oui, fit-il sans réfléchir, madame Aliscan !

Hélène reçut un choc atroce, mais elle se contint.

— Comment sais-tu son nom ?

— Elle me l’a dit.

Il était devenu d’une extrême rougeur.

— J’aime à croire qu’elle te plaît ! répartit Hélène. Si tu savais comme tu es drôle, quelle figure tu prends, de quels soins tu entoures cette coquette personne quand elle te fait l’insigne honneur d’accepter ton bras ! Dans mon coin, par instants, j’en riais toute seule.

Il déclara en regardant sa belle-mère en face :

— Je la trouve gracieuse ! Elle danse bien !

— Oui ?… C’est égal, fit la jeune femme, elle n’est pas trop fraîche ! Pour un artiste, ajouta-t-elle, comme tu prétends l’être, il y a pourtant mieux sans chercher bien loin !

Ce dernier trait avait jailli tout naturellement, sans qu’elle eût mesuré sa secrète portée. Soudain, quel malaise la saisit ! Dès le début de l’entretien, pour cacher son trouble, elle avait commencé, en parlant à Marc, à dépouiller, comme tous les soirs, sa toilette de ville. Se montrer devant lui en combinaison était pour elle pratique courante depuis tant d’années qu’elle eût tenu pour imbécile, une minute plus tôt, non de s’en faire quelque scrupule, mais même d’y songer. Et voici qu’elle baignait dans la confusion ! Sa gorge nue, vue dans la glace, lui faisait horreur comme une formidable indécence et elle n’osait gagner son lit, distant de trois pas, sur lequel reposait sa robe d’intérieur. Il lui semblait qu’à se mouvoir en simple appareil elle eût fait pis encore qu’à rester en place. Par quelle folie s’était-elle mise dans cet affreux cas momentanément sans issue ?

Ses regards rencontrèrent les regards de Marc. Elle tremblait d’y voir luire la flamme équivoque qui, tout à l’heure, lorsqu’il dansait, l’avait révoltée. Il y régnait la plus complète des indifférences. Alors, se décidant, elle prit la robe et la passa en évitant de tourner vers lui cette poitrine dont l’éclat la désespérait. Puis, d’un mot, tranquillement, elle le congédia.

Il n’avait pas franchi le seuil qu’elle était en larmes. Dans son esprit se comparaient avec cruauté l’attitude du jeune homme envers sa danseuse et sa froideur devant elle-même, blanche et magnifique, en partie offerte à sa vue. Le moindre signe d’une émotion l’aurait accablée, cette froideur l’humiliait et la désolait. N’était-elle pas, sinon l’aveu, la preuve la plus sûre du sentiment dont, avant même qu’il n’en eût conscience, elle avait deviné qu’il naissait en lui ? « Cette fois, » pensait-elle, « il m’échappe ! Une influence contre laquelle je suis désarmée le soustrait à la mienne définitivement. Si j’avais, dans ses yeux, vu paraître un trouble, j’aurais pu le croire pris de cette basse ardeur que sollicite, à l’âge qu’il a, le dernier jupon et tenter un effort pour l’en délivrer. Mais l’expérience vient d’être faite, elle est concluante. Une seule femme compte pour lui, cette vieille femme, qu’il aime ! » Dans l’excès de sa fièvre et de son chagrin, la malheureuse accusait Marc de la détester, lui reprochait de ne payer que d’ingratitude tant d’amour, tant de soins, tant de dévouement qu’il avait reçus d’elle depuis son enfance. Son caprice lui semblait le plus noir des crimes. Positivement, elle l’exécrait lorsqu’elle vint à table et qu’elle essaya de manger.

La phase aiguë de son état ne dura qu’une nuit. Vers le matin luisait en elle cet espoir des mères qui réussit à s’édifier si merveilleusement sur les plus fragiles illusions. Opposant la jeunesse, la fraîcheur de Marc à l’évidente maturité, pour ne pas dire plus, de sa prétendue séductrice, il lui plaisait de s’assurer qu’une intrigue entre eux eût été de tout point trop extravagante pour pouvoir un jour se former. D’ailleurs, cette femme avait bon genre, paraissait sérieuse, s’abstenait d’attirer les regards sur elle. De quel droit lui prêter des intentions louches ? Supposé même que sa conduite fût irrégulière, qu’elle eût un amant, mille faiblesses, irait-elle s’enticher d’un gamin quelconque rencontré dans une salle du Sémiramis ? La raison la plus stricte inspirait Hélène, que ne guidait, au demeurant, aucune expérience du jeu tourmenté des passions. Ses soupçons de la veille lui paraissaient fous. Cependant, il restait le plaisir certain, la diligence embarrassée dont témoignait Marc lorsqu’il pilotait cette danseuse. Pas une autre, à coup sûr, n’exerçait sur lui une influence ou comparable, ou même analogue. Comment expliquer un tel trouble ? La complaisance déterminée qu’employait Hélène à rendre à son cœur l’apaisement faillit buter sur cette question, la plus insidieuse, et déjà toutes ses craintes reprenaient leur force. Mais la confiance avait trop fait pour l’abandonner. Fulgurante, et si simple, une réponse lui vint : « La belle malice ! Que je suis stupide ! Elle le flatte. »

Jusqu’au milieu du jour suivant, elle s’en contenta. Tout à coup, vers cinq heures, Marc tira sa montre et commença de s’agiter avec impatience. Pour lui faire oublier la scène de la veille, sa belle-mère l’entraîna au Sémiramis. Mme Aliscan s’y trouvait. Sans ressentir de sa présence nulle espèce d’humeur, Hélène se mit consciencieusement à l’examiner, se demandant par où cette femme pouvait flatter Marc. Elle dansait à merveille, oui, c’était certain. Mais quelle folie de déclarer qu’elle était gracieuse ! Tout au plus avait-elle de la légèreté. Ce qui frappait dans sa personne, même assez vivement, c’était, sous la réserve, un air moderne, comme si, des mœurs de notre époque, elle avait tout pris, excepté l’indécence et le ton vulgaire. À la voir d’ensemble, elle plaisait. Regardée en détail et sans prévention, elle éloignait par son visage trop couvert de rides, mais offrait une silhouette agréable au siècle. Voilà, du moins, ce qu’en face d’elle concluait Hélène qui s’appliquait à la juger de l’œil le plus froid. Cependant, son esprit, sourdement inquiet, ne laissait pas de s’absorber dans une lente recherche et méditait sur les données de cet examen. Il s’y faisait un rapprochement entre elle et cette femme, considérée moins en elle-même, sous l’angle objectif, qu’en fonction du plaisir qu’elle causait à Marc. Est-il permis d’aventurer qu’à cette heure déjà elle accordait moins d’importance et de séduction à sa majesté naturelle ? Qu’elle y percevait mainte faiblesse ? Que, sans d’ailleurs lui préférer aucunement la mode, elle commençait à la tenir pour anachronique ? Ces sentiments flottaient en elle comme de molles vapeurs une minute angoissantes par leur imprévu. Quant à vraiment s’y attacher, elle n’y songeait pas.

Ce ne fut que plus tard qu’ils se condensèrent. Sous l’influence de réflexions d’abord capricieuses, d’abord négligées, puis mûries et qui, bientôt, s’agglutinant, prirent une étrange force, il lui vint le soupçon d’un malentendu par où pouvait se justifier la conduite de Marc. Pensée rassurante, choc terrible ! À la fois, quel délice et quel ébranlement ! Elle s’avisait que les mille soins prodigués par elle à cet enfant d’une étrangère chéri comme un fils n’avaient pas eu nécessairement l’effet désiré de lui faire en toute chose partager ses goûts. Les illusions que, sur ce point, de la meilleure foi, elle avait nourries si longtemps, elle les devait au déploiement d’une autorité constamment rigoureuse et souvent brutale. Affranchi, Marc suivait ses inclinations. Quoi d’étonnant qu’elles le portassent non vers le passé, mais vers les modes et l’esthétique de l’époque présente ? Si Mme Aliscan lui semblait gracieuse, ce n’était pas que son physique l’eût impressionné à lui retirer tout jugement, c’était qu’en elle il appréciait, parfaitement maniés, les artifices par où triomphe la femme d’aujourd’hui. Pleine d’entrain, l’air charmé, se laissant conduire, sous les regards que lui valaient ses heureuses toilettes et sa surprenante légèreté, cette très ancienne jolie personne lui faisait honneur. Il ne manquait, dans les salons du Sémiramis, ni de coquettes autrement fraîches, ni de bonnes danseuses sur lesquelles aurait pu se fixer son choix. Mais peut-être étaient-elles moins richement vêtues, et les tendresses des très jeunes gens, comme celles des sauvages, vont d’instinct aux parures les plus éclatantes.

La déception qu’Hélène subit fut de brève durée. Bientôt, le bonheur l’inonda. Qu’attendait-elle pour ressaisir tous ses avantages et restaurer par son adresse l’empire absolu qu’autrefois, d’un seul mot, elle établissait ? Puisque Marc, entiché d’élégance moderne, y sacrifiait jusqu’aux élans de son naturel qui devaient le pousser vers les femmes aimables, cette élégance, mise en valeur par une de celles-ci, n’aurait-elle pas, comblant ses vœux, pour effet certain de le retenir auprès d’elle ? Pendant huit jours, Hélène vécut dans le ravissement de sentir battre à ses artères une fièvre inconnue. Tout son temps se passait dans les magasins. Avec l’ardeur qu’une fiancée met à son trousseau, elle commandait, assortissait, essayait, réglait, n’ayant au cœur d’autre ambition, de désir plus vif que de transformer sa silhouette. Des fournisseurs jugés timides ou d’un goût médiocre s’entendaient, d’une voix sèche, réclamer leur note et des maisons d’une nouveauté pour elle effarante la voyaient s’introduire dans leur clientèle. Ce que d’abord elle exigeait, c’était une coupe rare et d’être servie rapidement. Elle se jetait dans la dépense sans aucun calcul.

Marc, un matin, la vit paraître au seuil du salon dans un kimono pourpre et gris traversé de dorures d’un bizarre dessin, les pieds chaussés de mules chinoises galonnées d’argent, enfin les cheveux coupés court.

Lorsqu’il eut dominé sa première stupeur :

— Vous ! fit-il d’une voix sourde et toute bouleversée.

— Pourquoi pas moi, répliqua-t-elle, aussi bien qu’une autre ?

Elle se posa devant une glace, tapota ses boucles et demanda d’un air léger :

— Comment me trouves-tu ?

— Vous êtes coiffée merveilleusement ! lui répondit-il.

— Ma robe te plaît-elle ?

— Oui, beaucoup !

L’adolescent s’était levé, sur ces derniers mots, pour venir la voir de plus près. Un frisson de plaisir parcourut Hélène. Mais, tout à coup, cet examen lui parut gênant, elle souffrit de sa propre immobilité, du silence qu’elle-même observait. Alors, d’un geste à peine sensible, elle éloigna Marc et, parlant avec feu pour cacher son trouble :

— Voilà ! fit-elle. J’ai renoncé à mes anciennes modes. Tu comprends qu’à mon âge c’était ridicule. Je suis une jeune femme, mon chéri ! Si j’avais conservé ma défroque sérieuse, je me demande, à cinquante ans, ce que j’aurais mis, comment j’aurais pu m’affubler. C’est, je crois, le milieu du Sémiramis qui m’a donné sur la toilette des vues raisonnables. Je sais bien, tu te dis : « Mère en reviendra ! Pour le moment, c’est l’enthousiasme. Attendons un peu. » Les vieilles habitudes ? Oui, sans doute ! Pourtant, vois-tu, quand les nouvelles vous sont agréables, on oublie rapidement jusqu’aux traces des vieilles. Et puis, suppose que je regrette, qu’en aurais-je de plus ? J’ai vendu, ces jours-ci, tous mes rossignols !

Son beau-fils l’écoutait avec étonnement. Elle le saisit par un poignet.

— Viens voir mes trésors !

Marc dut courir sur ses talons, entraîné par elle, aspiré, confisqué par le tourbillon que propageait hors de son être une seconde jeunesse. Un rayon de soleil éclairait la chambre. Ce fut assez pour que, des robes tirées d’une armoire et présentées les épaulettes sur des arcs de buis, les couleurs délicates prissent de l’agrément. Disposant le long d’elle ces fragiles toilettes, afin que Marc pût apprécier avec quel bonheur elles s’harmonisaient à son teint, Hélène les montrait une par une, d’un air timide et satisfait, modeste et charmé. Un léger tremblement agitait ses doigts et l’émotion lui contractait à tel point la gorge qu’elle ne pouvait dire un seul mot. Après avoir longtemps vécu sans nulle coquetterie, elle se sentait comme une avare devant ces chiffons mis en valeur par le travail de la couturière. Les chapeaux lui rendirent une certaine aisance. Ils étaient six, qu’elle enfonça d’un geste énergique et commenta successivement, le visage radieux, s’admirant dans une glace, mais tournée vers Marc. Avec chacun, elle reprenait une quelconque des robes. C’était alors une digression sur cet assemblage, considéré, selon les cas, soit dans sa justesse, soit du côté de l’imprévu qu’il offrait aux yeux. Marc, étourdi, laissait tomber des approbations qui, de distraites, se précisèrent et devinrent plus chaudes. Un plaisir artistique s’éveillait en lui. Sur une dernière combinaison qu’Hélène mit au point, transporté d’enthousiasme, il lui déclara :

— Pas à dire, petite mère, vous êtes épatante !

Ce fut pour elle comme si l’accent d’une bouche prophétique venait d’éclairer son destin.

Malgré cela, par habitude, elle fit observer :

— Je t’assure qu’étonnante aurait pu suffire…

Il défendit sa locution. Leurs rires s’accordèrent. Jamais encore, l’un envers l’autre, oubliant toute règle, ils ne s’étaient sentis si libres et si camarades. Dans leurs yeux rayonnait une complicité. Ces toilettes étalées, ces chapeaux en vrac les rapprochaient comme deux enfants séparés par l’âge un profond amour du même jouet.

Beaucoup plus rapidement qu’il n’avait grandi, le malaise d’Hélène disparut. Avec l’orgueil de sa nature et connaissant Marc, elle ne doutait de son triomphe sur aucune rivale dès le moment qu’elle l’affrontait pourvue des mêmes armes. La première fois qu’ils retournèrent au Sémiramis, la société, par exception, était peu nombreuse et Mme Aliscan n’y figurait pas. Mais, le jour suivant, ils la virent. Marc, qui, la veille, en son absence, avait, parmi d’autres, beaucoup fait danser sa belle-mère, s’occupa d’elle moins activement, la négligea presque et put combler de ses égards Mme Aliscan sans qu’Hélène en fut offusquée. Entre leurs traits et leurs statures, leurs tailles et leurs grâces, la différence de qualité lui semblait si grande que l’idée même d’un parallèle de leurs deux personnes l’aurait fait rougir, comme indigne. Dans un répit que s’accordait la mûre élégante, ayant tourné sans intention ses regards vers elle, elle la surprit, la tête penchée, qui lorgnait sa robe : ce fut assez pour la réjouir de la certitude qu’elle lui inspirait quelque envie.

D’ordinaire, ses loisirs étaient abondants. Elle les passait tantôt à lire et tantôt à coudre, ou modifiait dans sa maison de ces mille détails dont l’ordonnance est capitale pour l’aspect d’une chambre, Mais ses toilettes l’occupèrent tant, les journées qui vinrent, qu’elle en délaissa toute lecture et que nul soin, si ce n’est ceux dont elle les comblait, ne lui parut digne d’attention. « Je veux que Marc soit fier de moi, » se répétait-elle, « que ma coquetterie lui suffise, que lui aussi puisse se flatter, lorsque nous sortons, d’accompagner et de distraire une femme à la mode ! » Inconsciemment, elle se formait à ce nouveau rôle. Elle en prit bientôt tous les tours. Un maquillage, d’abord discret, puis plus accentué, vint remplacer sur sa figure le nuage de poudre qu’elle y dispersait chaque matin. Les cheveux courts prêtaient du charme à cet artifice et le rendaient même nécessaire. Quantité de personnes, dans la salle de danse, loin de cacher à leurs voisines qu’elles y recouraient, le rafraîchissaient publiquement. Hélène, comme elles, eut ses crayons et son démêloir, une glace et du rouge dans son sac. De temps à autre, elle en tirait ces objets intimes et, s’étudiant le coin des yeux, la couleur des lèvres, se servait de chacun comme à sa toilette, suivant l’usage inélégant et presque grossier qu’ont emprunté les femmes du monde aux femmes les plus basses.

Dans ses pensées dépérissait tout esprit critique. Si sa pudeur proprement dite restait sans accroc, tout au plus songeait-elle à la bienséance. Lorsqu’elle dansait, elle s’appliquait, pour complaire à Marc, à rendre molles et languissantes certaines inflexions, se donnant pour excuse qu’elle n’était guère souple et qu’en brisant, même à l’excès sa rigueur native elle ne faisait que se tenir dans la juste note. Ainsi, l’image de sa personne qu’en passant auprès elle ne cessait de rechercher dans le miroir d’angle était l’inverse exactement de l’image d’elle-même qu’autrefois elle aimait qu’il lui renvoyât. Autant celle-ci la réjouissait noble et compassée, autant celle-là, pour la séduire au milieu des autres, devait comporter d’abandon. Quand, par hasard, soit qu’elle fût lasse ou d’humeur inquiète, elle se soupçonnait d’en manquer, sa grande taille lui causait un vrai désespoir. Il lui semblait qu’un corps menu se gouvernait mieux.

Pour le reste, elle vivait sans profondes alarmes. Le raisonnement avait fini par dompter chez elle certaines impulsions trop nerveuses et l’habitude de les noter lui rendait moins vifs les symptômes qui, d’abord, l’avaient affolée. Que Marc dansât avec une femme ou avec une autre, il s’agissait, au demeurant, d’un plaisir si bref que, soutenue par l’opinion qu’elle avait d’elle-même, elle n’y prêtait guère attention. Dans des rapports noués publiquement et dénoués d’office sur une dernière phrase de l’orchestre, qu’importait quelque trouble observé chez lui ? L’enchantement consommé, rien n’en subsistait. N’avait-elle pas la certitude, dans une heure ou moins, de le posséder sans partage ?

Cette perspective l’entretenait en parfaite confiance. Bien souvent, un sourire lui pinçait la bouche, tant ses craintes de naguère lui paraissaient vaines.

Ce fut ainsi jusqu’à la fin d’une journée pluvieuse où, ses regards s’étant portés vers une dépendance que séparait de la grande salle une double portière, à la faveur d’un jeu de glaces, elle aperçut Marc qui baisait l’épaule de Mme Aliscan.