Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre V

Hetzel (p. 275-290).

Le nuage s’avançait avec rapidité. (Page 285.)


V

Bœufs et gymnotes.


La voici reprise, cette navigation sur le cours supérieur du fleuve. Les voyageurs ont toujours confiance dans le succès de leur voyage. Ils ont hâte d’être arrivés à la Mission de Santa-Juana, et fasse le ciel que le Père Esperante les mette sur la bonne route, que des renseignements plus précis les conduisent enfin au but ! Puissent-ils aussi éviter une rencontre avec la bande d’Alfaniz, qui risquerait de compromettre le sort de la campagne !

Ce matin-là, presque à l’heure du départ, Jeanne de Kermor avait dit à Jacques Helloch, alors qu’ils se trouvaient seuls :

« Monsieur Helloch, non seulement vous m’avez sauvé la vie mais vous avez voulu joindre vos efforts aux miens… Mon âme est pleine de reconnaissance… Je ne sais comment je pourrai jamais m’acquitter envers vous…

— Ne parlons pas de reconnaissance, mademoiselle, répondit Jacques Helloch. De compatriote à compatriote, ces services sont des devoirs, et ces devoirs, rien ne m’empêchera de les accomplir jusqu’au bout !

— De nouveaux, de graves dangers nous menacent peut-être, monsieur Jacques…

— Non… je l’espère ! D’ailleurs, c’est une raison pour que je n’abandonne pas Mlle de Kermor… Moi… vous abandonner… car, ajouta-t-il en regardant la jeune fille qui baissait les yeux, c’est bien cela que vous avez eu la pensée de me dire…

— Monsieur Jacques… oui… je voulais… je devais… Je ne puis abuser ainsi de votre générosité… J’étais partie seule pour ce long voyage… Dieu vous a mis sur mon chemin, et je l’en remercie du fond du cœur… Mais…

— Mais votre pirogue vous attend, mademoiselle, comme m’attend la mienne, et elles iront ensemble au même but… J’ai pris cette résolution, sachant à quoi je m’engageais, et ce que j’ai résolu de faire, je le fais… Si, pour que je vous laisse continuer seule cette navigation, vous n’avez pas d’autre raison que les dangers dont vous parlez…

— Monsieur Jacques, répondit vivement Mlle de Kermor, quelles autres raisons pourrais-je avoir ?…

— Eh bien… Jean… mon cher Jean… comme je dois vous appeler… ne parlons plus de séparation… et en route ! »

Le cœur lui battait bien fort à ce « cher Jean », tandis qu’il regagnait la Gallinetta ! Et, lorsque Jacques Helloch eut rejoint son ami, qui souriait :

« Je parie, lui dit ce dernier, que Mlle de Kermor te remerciait de ce que tu as fait pour elle, et te demandait de ne pas faire davantage…

— Mais j’ai refusé… s’écria Jacques Helloch. Je ne l’abandonnerai jamais…

— Parbleu ! » répondit simplement Germain Paterne en frappant sur l’épaule de son compatriote.

Que cette dernière partie du voyage réservât de graves complications aux passagers des deux pirogues, c’était possible, c’était probable. Toutefois, ils auraient eu mauvaise grâce à se plaindre. Les brises de l’ouest se maintenaient avec persistance, et les falcas rebroussaient assez rapidement le courant du fleuve sous leur voilure.

Ce jour-là, après avoir dépassé plusieurs îles, dont le vent courbait les hauts arbres, on atteignit vers le soir l’île Bayanon, à un coude de l’Orénoque. Les provisions abondant, grâce à la générosité de M. Manuel Assomption et de ses fils, il n’y eut point à se mettre en chasse. Aussi, comme la nuit était claire, magnifiquement illuminée des rayons de la lune, Parchal et Valdez proposèrent de ne faire halte que le lendemain.

« Si le cours du fleuve est libre de récifs et de roches, répondit Jacques Helloch, et si vous ne craignez pas de vous jeter sur quelque caillou…

— Non, dit le patron Valdez, et il faut profiter de ce beau temps pour gagner en amont. Il est rare que l’on soit aussi favorisé à cette époque. »

La proposition était sage, elle fut adoptée, et les pirogues n’envoyèrent pas leurs amarres à terre.

La nuit s’écoula sans accidents, bien que la largeur du fleuve, qui n’était que de trois cent cinquante mètres, fût parfois très réduite par le chapelet des îles, surtout à l’embouchure du rio Guanami, un affluent de la rive droite.

Au matin, la Gallinetta et la Moriche se trouvèrent à la hauteur de l’île Temblador, où M. Chaffanjon s’était mis en rapport avec un nègre intelligent et serviable du nom de Ricardo. Mais ce nègre, qui avait alors le titre de commissaire du Cunucunuma et du Cassiquiare, deux importants tributaires de droite et gauche, n’occupait plus cette résidence. À s’en rapporter au voyageur français, c’était un homme industrieux, d’une extrême sobriété, d’une remarquable énergie, en passe de réussir dans ses entreprises, et qui, sans doute, après fortune faite, avait été fonder quelque autre rancho sur les territoires au nord de la savane.

Peut-être les passagers s’attendaient-ils à le rencontrer à l’île Temblador, car Jean avait parlé de lui d’après son guide si bien renseigné.

« Je regrette que ce Ricardo ne soit plus là, fit observer Jacques Helloch. Peut-être aurions-nous appris par lui si Alfaniz a été vu aux environs du fleuve. »

Et s’adressant à l’Espagnol :

« Jorrès, pendant votre séjour à San-Fernando, est-ce que vous avez entendu parler de ces évadés de Cayenne et de la bande d’Indiens qui s’est jointe à eux ?…

— Oui, monsieur Helloch, répondit l’Espagnol.

— Avait-on signalé leur présence sur les provinces du haut Orénoque ?…

— Pas que je sache… Il était question d’un parti d’Indiens Quivas…

— Précisément, Jorrès, et c’est Alfaniz, un forçat, qui s’est mis à leur tête.

— Voici la première fois que ce nom est prononcé devant moi, déclara l’Espagnol. Dans tous les cas, nous n’aurions pas à redouter la rencontre de ces Quivas, car, à ce que l’on disait dans le pays, ils cherchaient à regagner les territoires de la Colombie, d’où ils avaient été chassés, et, si cela est, ils ne peuvent être de ce côté de l’Orénoque ! »

Jorrès était-il bien informé, quand il disait que ces Quivas devaient se diriger vers les llanos de la Colombie en passant plus au nord, c’était possible. Quoi qu’il en soit, les voyageurs n’oublieraient pas les recommandations de M. Manuel Assomption et se tiendraient sur leurs gardes.

La journée s’écoula, sans avoir été marquée par aucun incident. La navigation s’accomplissait dans les meilleures conditions de vitesse. Les pirogues allaient d’îles en îles, ne quittant l’une que pour atteindre l’autre.

Le soir, elles vinrent prendre leur poste à la pointe de l’île Caricha.

Le vent ayant calmi, mieux valait stationner que de recourir aux palancas pendant l’obscurité.

Dans une excursion sur la lisière de l’île, Jacques Helloch et le sergent Martial abattirent un de ces paresseux juché entre les branches d’un cecropia, dont les feuilles fournissent à cet animal son habituelle nourriture. Puis, en revenant, à l’embouchure du rio Caricha, au moment où un couple de ces sarigues, qui appartiennent à la famille des chironectes, s’occupait à pêcher pour son compte, les chasseurs firent un coup double, qui fut plus adroit qu’opportun. En effet, à se repaître de poissons, ces sarigues ne donnent qu’une chair coriace et huileuse, dont les Indiens ne veulent pas. Elles ne peuvent donc remplacer ces singes, lesquels sont un véritable régal, — même pour des estomacs européens.

Il est vrai, ces chironectes reçurent bon accueil de Germain Paterne, qui s’occupa, avec l’aide de Parchal, de les préparer pour en conserver la peau.

Quant au paresseux, uniquement fructivore, on le mit à l’étuve dans un trou rempli de pierres brûlantes, où il devait rester toute la nuit. Les passagers se promettaient bien d’y goûter, lorsqu’il serait servi au déjeuner du lendemain, et si sa chair, un peu forte de fumet, ne leur agréait pas, elle trouverait amateurs parmi les mariniers des pirogues. Au surplus, ces Indiens n’étaient pas difficiles, et, ce soir-là, l’un d’eux ayant remporté quelques douzaines de ces gros vers de terre, des lombrics longs d’un pied, ils les coupèrent en morceaux, les firent bouillir avec des herbes, et s’en régalèrent consciencieusement.

Il va sans dire que Germain Paterne, fidèle à la règle qu’il s’était imposée de tout expérimenter par lui-même, voulut tâter de cette matelote vénézuélienne. Mais la répugnance l’emporta sur la curiosité scientifique, et l’expérience ne fut faite que du bout des lèvres.

« Je te croyais plus dévoué que cela à la science ! dit Jacques Helloch en le plaisantant de son dégoût inconciliable avec ses instincts de naturaliste.

— Que veux-tu, Jacques, le dévouement d’un naturaliste a des bornes ! » répondit Germain Paterne, en essayant de dissimuler un dernier haut-le-cœur.

Le lendemain, départ hâtif, afin d’utiliser une brise matinale assez vive pour remplir la voile des falcas. De cet endroit, on voyait poindre une chaîne de montagnes au-dessus des forêts qui s’étendaient sur la rive droite jusqu’à l’horizon. C’était la chaîne du Duido, dont les voyageurs se trouvaient encore à quelques jours de distance, et l’une des plus considérables de ce territoire.

Vingt-quatre heures après, au terme d’une fatigante journée, pendant laquelle la brise avait été intermittente, entre des averses violentes et des éclaircies courtes, Valdez et Parchal vinrent prendre le poste de nuit à la Piedra Pintada.

Il ne faut pas confondre cette « Pierre Peinte » et celle que les voyageurs avaient déjà rencontrée, en amont de San-Fernando. Si elle est ainsi dénommée, c’est que les roches de la rive gauche portent également l’empreinte de figurines et autres signes hiéroglyphiques.

« Ce n’est qu’un troupeau de bœufs. » (Page 286.)

Grâce à la baisse des eaux déjà prononcée, ces signes étaient apparents à la base des roches, et Germain Paterne put les examiner à loisir.

M. Chaffanjon l’avait fait, d’ailleurs, ainsi que le témoigne le récit de son voyage.

Mais il y avait lieu d’observer que leur compatriote parcourait cette partie de l’Orénoque dans la seconde quinzaine de novembre, tandis que Jacques Helloch et ses compagnons l’effectuaient dans la seconde quinzaine d’octobre. Or, ce délai d’un mois se traduit par des différences climatériques assez notables en un pays où la saison sèche succède brusquement, pour ainsi dire, à la saison pluvieuse.

L’étiage du fleuve était donc un peu plus élevé alors qu’il ne le serait dans quelques semaines, et cette circonstance devait favoriser la navigation des deux pirogues, car c’est au manque d’eau qu’il faut attribuer les plus difficiles obstacles.

Le soir même, on s’arrêtait à l’embouchure du Cunucunuma, l’un des principaux affluents de la rive droite. Germain Paterne ne crut pas devoir prendre fait et cause pour ce tributaire comme il l’avait fait pour le Ventuari. Il l’aurait pu, cependant, et avec non moins de raison.

« À quoi cela servirait-il, se borna-t-il à dire. MM. Varinas et Felipe ne sont pas là, et la discussion languirait. »

Peut-être, en d’autres circonstances, Jacques Helloch, en vue de la mission qui lui avait été confiée, eût-il suivi l’exemple du compatriote qui l’avait précédé sur le haut Orénoque. Peut-être se fût-il embarqué avec Parchal et un de ses hommes dans la curiare de la Moriche ? Peut-être, à l’exemple de M. Chaffanjon, aurait-il exploré le Cunucunuma pendant cinq à six jours, à travers les territoires mariquitares ? Peut-être enfin aurait-il renoué des relations avec ce capitan général, ce finaud d’Aramare et sa famille, qui avaient été visités et photographiés par le voyageur français ?…

Mais, — on l’avouera, — les instructions du ministre étaient sacrifiées au nouvel objectif qui entraînait Jacques Helloch jusqu’à Santa-Juana. Il avait hâte d’y arriver, et se fût fait un scrupule de retarder Jeanne de Kermor dans l’accomplissement de son œuvre filiale.

Parfois, — non pour le lui reprocher, mais un peu par acquit de conscience, — Germain Paterne lui touchait un mot de cette mission un peu négligée.

« Bon… c’est bon ! répondait Jacques Helloch. Ce que nous ne faisons pas à l’aller, on le fera au retour…

— Quand ?…

— Quand nous reviendrons, parbleu !… Est-ce que tu te figures que nous ne reviendrons pas ?…

— Moi ? Je n’en sais rien !… Qui sait où nous allons ?… Qui sait ce qui se passera là-bas ?… Supposons qu’on ne retrouve pas le colonel de Kermor…

— Eh bien, Germain, il sera temps alors de songer à redescendre le fleuve.

— Avec Mlle de Kermor ?…

— Sans doute.

— Et supposons que nos recherches aboutissent… que le colonel soit retrouvé… que sa fille, comme c’est probable, veuille rester près de lui, te décideras-tu à revenir ?…

— Revenir ?… répondit Jacques Helloch du ton d’un homme que ces questions embarrassaient.

— Revenir seul… avec moi, s’entend ?

— Certainement… Germain…

— Je n’y crois guère, Jacques, à ton « certainement » !

— Tu es fou.

— Soit… mais toi… tu es amoureux, — ce qui est un autre genre de folie, non moins incurable.

— Encore ?… Te voilà parlant de choses…

— Auxquelles je n’entends goutte… c’est convenu !… Voyons, Jacques… entre nous… si je n’entends pas, je vois clair… et je ne sais pas pourquoi tu essaies de cacher un sentiment qui n’a rien de commun avec ta mission scientifique… et que je trouve, d’ailleurs, tout naturel !

— Eh bien, oui, mon ami ! répondit Jacques Helloch d’une voix altérée par l’émotion, oui !… J’aime cette jeune fille, si courageuse, et est-il donc étonnant que la sympathie qu’elle m’inspirait soit devenue… Oui !… je l’aime !… Je ne l’abandonnerai pas !… Qu’adviendra-t-il de ce sentiment qui m’a pris tout entier, je ne sais… Comment cela finira-t-il ?…

— Bien ! » répondit Germain Paterne.

Et il ne crut pas devoir rien ajouter à ce mot, trop affirmatif, peut-être, mais qui lui valut la meilleure poignée de main qu’il eût jamais reçue de son compagnon.

Il suit de toutes ces complications que si le cours du Cunucunuma ne fut pas exploré, il n’était pas certain qu’il le serait au retour des pirogues. Il méritait de l’être pourtant, car il arrose une pittoresque et riche contrée. Quant à son embouchure, elle ne mesure pas moins de deux cents mètres de largeur.

Donc, le lendemain, la Gallinetta et la Moriche se remirent en route, et ce qu’on n’avait pas fait pour le Cunucunuma, on ne le fit pas davantage pour le Cassiquiare, dont le confluent fut dépassé dans la matinée.

Il s’agissait là, cependant, de l’un des plus importants tributaires du grand fleuve. L’apport qu’il lui verse, par une échancrure de la rive gauche, vient des versants du bassin de l’Amazone. De Humboldt l’avait reconnu, et avant lui, l’explorateur Solano s’était assuré qu’une communication existait entre les deux bassins par le rio Negro, puis par le Cassiquiare.

En effet, vers 1725, le capitaine portugais Moraès, poursuivant sa navigation sur le rio Negro jusqu’au-dessous de San-Gabriel, au confluent du Guaïria, puis sur le Guaïria jusqu’à San-Carlos, descendit le Cassiquiare à partir de ce point, et déboucha dans l’Orénoque, après avoir ainsi parcouru la région venezuelo-brésilienne.

Décidément le Cassiquiare valait la peine d’être visité par un explorateur, bien que sa largeur, en cet endroit, ne dépasse guère une quarantaine de mètres. Néanmoins, les pirogues continuèrent leur marche en amont.

En cette partie du fleuve, la rive droite est très accidentée. Sans parler de la chaîne du Duido, qui se profile à l’horizon, couverte de forêts impénétrables, les cerros Guaraco forment une berge naturelle, laissant la vue s’étendre largement à la surface des llanos de gauche, sillonnés par le cours capricieux et varié du Cassiquiare.

Les falcas marchaient donc sous petite brise, ayant parfois quelque peine à refouler le courant, lorsque, un peu avant midi, Jean signala un nuage très bas et très épais, qui se traînait en rasant la savane.

Parchal et Valdez vinrent examiner ce nuage, dont les lourdes et opaques volutes se déroulaient en gagnant peu à peu la rive droite.

Jorrès, debout à l’avant de la Gallinetta, promenait ses regards en cette direction, et cherchait à reconnaître la cause de ce phénomène.

« C’est un nuage de poussière », dit Valdez.

Cette opinion fut aussi celle de Parchal.

« Qui peut soulever cette poussière ? demanda le sergent Martial.

— Quelque troupe en marche, sans doute… répondit Parchal.

— Il faudrait alors qu’elle fût nombreuse… fit observer Germain Paterne.

— Très nombreuse, en effet ! » répliqua Valdez.

Le nuage, à deux cents mètres de la rive, s’avançait, avec rapidité. Il se déchirait parfois, et l’on voyait, semblait-il, des masses rougeâtres se mouvoir à travers ces déchirures.

« Est-ce que ce serait la bande des Quivas ?… s’écria Jacques Helloch.

— Dans ce cas, prudence, dit Parchal, ramenons les pirogues vers l’autre rive…

— Par prudence, oui, répliqua Valdez, et sans tarder d’un instant. »

La manœuvre fut ordonnée.

On amena les voiles, qui eussent gêné les falcas dans une marche oblique à travers le fleuve, et les hommes, appuyant sur leurs palancas, dirigèrent vers la rive gauche la Gallinetta qui précédait la Moriche.

Du reste, après avoir lui aussi attentivement regardé le nuage de poussière, Jorrès était venu prendre sa place aux pagaies, sans montrer aucune inquiétude.

Mais si l’Espagnol n’était pas inquiet, les voyageurs avaient le droit de l’être, au cas qu’ils fussent menacés d’une rencontre avec Alfaniz et ses Indiens. De la part de ces bandits il n’y aurait à espérer aucune pitié.

Par bonheur, comme ils ne devaient pas avoir les moyens de traverser le fleuve, les pirogues, en se maintenant près de la rive gauche, seraient momentanément à l’abri de leur attaque.

Une fois là, Valdez et Parchal s’amarrèrent aux souches de la berge, et les passagers attendirent, leurs armes en état, prêts à la défensive.

Les trois cents mètres de l’Orénoque ne dépassaient pas la portée des carabines.

On n’attendit pas longtemps. Les volutes de poussière ne se déroulaient plus qu’à une vingtaine de pas du fleuve. Des cris en sortaient, ou plutôt des meuglements caractéristiques, auxquels il ne fut pas possible de se tromper.

« Eh ! rien à craindre !… Ce n’est qu’un troupeau de bœufs !… s’écria Valdez.

— Valdez a raison, ajouta Parchal. Plusieurs milliers de bêtes soulèvent toute cette poussière…

— Et font tout ce tapage ! » ajouta le sergent Martial.

Et ce tapage assourdissant, c’étaient bien des beuglements échappés de cette espèce de mascaret vivant, qui roulait à la surface des llanos.

Jean, que Jacques Helloch avait supplié de se mettre à l’abri sous le rouf de la Gallinetta, reparut alors, curieux de voir ce passage d’un troupeau à travers l’Orénoque.

Ces migrations de bœufs sont fréquentes sur les territoires du Venezuela. En effet, les propriétaires de bestiaux doivent se conformer aux exigences de la saison sèche et de la saison humide. Lorsque l’herbe manque aux prairies des hautes terres, il y a nécessité de pâturer celles des plaines basses dans le voisinage des cours d’eau, en recherchant de préférence ces fonds qui sont périodiquement atteints par les crues et dont la végétation est prodigieuse. Les graminées fournissent aux animaux une nourriture aussi abondante qu’excellente sur toute l’étendue des esteros.

Il est donc nécessaire que les llaneros fassent transhumer leurs bêtes, et, quand il se présente un cours d’eau, fleuve, rio ou bayou, elles le franchissent à la nage.

Jacques Helloch et ses compagnons allaient assister à cet intéressant spectacle, sans avoir rien à redouter de cette agglomération de plusieurs milliers de ruminants.

Dès qu’ils furent arrivés sur la berge, les bœufs s’arrêtèrent. Et quel redoublement de tumulte, car les derniers rangs poussaient irrésistiblement les premiers, alors que ceux-ci hésitaient à se jeter dans le fleuve !

Ils y furent déterminés, d’ailleurs, par le cabestero qui les précédait.

« C’est le capitaine de nage, dit Valdez. Il va lancer son cheval dans le courant, et les bêtes suivront. »

En effet, ce cabestero tomba d’un seul bond du haut de la berge. Des vachers, précédés d’un guide qui venait d’entonner une sorte d’hymne sauvage, un « en avant » de rythme étrange, se mirent à la nage. Aussitôt le troupeau de se précipiter dans les eaux du fleuve, à la surface duquel on ne vit plus que des têtes aux longues cornes courbes, dont les puissants naseaux reniflaient avec une extrême violence.

Le passage s’effectua facilement jusqu’au milieu du lit, malgré la rapidité du courant, et il y avait lieu d’espérer qu’il s’achèverait sans encombre sous la direction du capitaine de nage et grâce à l’habileté des guides.

Il n’en fut rien.

Soudain, un immense remuement agita ces bœufs alors que plusieurs centaines se trouvaient encore à quelque vingt mètres de la rive droite. Puis, au même instant, les vociférations des vachers se mêlèrent au beuglement des animaux.

Il semblait que cette masse fût prise d’une épouvante dont la cause échappait…

« Les caribes… les caribes !… s’écrièrent les mariniers de la Moriche et de la Gallinetta.

— Les caribes ?… répéta Jacques Helloch.

— Oui !… s’écria Parchal, les caribes et les parayos ! »

Effectivement, le troupeau venait de rencontrer une bande de ces redoutables raies, de ces anguilles électriques, de ces gymnotes tembladors, qui peuplent par millions les cours d’eau du Venezuela.

Sous les décharges de ces vivantes « bouteilles de Leyde » toujours en tension et d’une extraordinaire puissance, les bœufs furent atteints de commotions successives, paralysés, réduits à l’état inerte. Ils se retournaient sur le flanc, ils agitaient une dernière fois leurs jambes, secouées par les secousses électriques.

Et beaucoup disparurent en quelques secondes, tandis que les autres, rebelles à la voix de leurs guides, dont quelques-uns furent également frappés par les gymnotes, durent céder au courant, et n’accostèrent la berge opposée qu’à plusieurs centaines de mètres en aval.

En outre, comme il n’avait pas été possible d’arrêter les rangs en arrière de la berge que poussait la masse du troupeau, les bœufs affolés furent contraints de se précipiter dans le fleuve, en proie à l’épouvante. Mais, sans doute, l’énergie électrique des parayos et des caribes avait diminué. Aussi, nombre de bêtes finirent par gagner la rive gauche, et s’enfuirent tumultueusement à travers la savane.

« Voilà, dit Germain Paterne, ce qui ne se voit ni dans la Seine,
il semblait que cette masse fut prise d’une épouvante. (Page 288.)
ni dans la Loire, ni même dans la Garonne, et c’est un spectacle digne d’être vu !

— Tonnerre de tonnerres, nous ferons bien de nous défier de ces abominables anguilles ! grommela le sergent Martial.

— Assurément, mon brave sergent, déclara Jacques Helloch, et, le cas échéant, on s’en défierait comme d’une batterie de piles électriques !

— Le plus prudent, ajouta Parchal, c’est de ne point tomber dans ces eaux où elles fourmillent…

— Comme vous dites, Parchal, comme vous dites ! » conclut Germain Paterne.

Il est certain que ces gymnotes pullulent au sein des rivières vénézuéliennes. En revanche, au point de vue alimentaire, les pêcheurs n’ignorent pas qu’ils fournissent une nourriture excellente. Ils cherchent à les prendre au moyen de filets, et, après les avoir laissés s’épuiser en vaines décharges, ils peuvent les manier sans inconvénient.

Que faut-il penser du récit de Humboldt, rapportant que, de son temps, des troupes de chevaux étaient lancées au milieu de ces monstres aquatiques et livrées à leurs secousses, afin de faciliter cette pêche ? L’opinion d’Élisée Reclus est que, même à l’époque où d’innombrables chevaux parcouraient les llanos, ils avaient encore trop de valeur pour qu’on les sacrifiât d’une façon aussi barbare, et il doit avoir raison.

Lorsque les pirogues eurent repris leur marche, la navigation fut retardée par l’insuffisance du vent, qui calmissait généralement dans l’après-midi. En de certaines passes étroites, où le courant se mouvait avec rapidité, on dut se haler à l’espilla, — ce qui occasionna une perte de plusieurs heures. La nuit était venue, lorsque les passagers firent halte au pied du village de la Esmeralda.

En ce moment, sur la rive droite, l’espace était brillamment illuminé par un magnifique vacillement de lueurs à la cime boisée de cette pyramide du Duido, haute de deux mille quatre cent soixante-quatorze mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce n’était point une éruption volcanique, mais des flammes, souples et falotes, qui dansaient sur les flancs du cerro, tandis que les chauves-souris pêcheuses, éblouies par ces fulgurations éclatantes, tourbillonnaient au-dessus des falcas endormies près de la berge.