Le Suffrage universel dans l’avenir

Le Suffrage universel dans l’avenir
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 375-404).
LE
SUFFRAGE UNIVERSEL
DANS L’AVENIR


I.

De toutes les questions qui préoccupent aujourd’hui l’attention publique, la plus grave à coup sûr est celle de la réforme électorale. De celle-là toutes les autres dépendent, puisque la représentation, dans un état libre et démocratique, est la source de tout. En France toutefois ce mot de réforme électorale a besoin d’être défini. Tous les citoyens ne sont-ils pas électeurs? N’avons-nous pas le suffrage universel? Oui, certes nous l’avons, et bien fou qui s’aviserait de tenter contre lui une entreprise sérieuse. Voilà vingt-deux ans que d’un trait de plume, on pourrait dire à la surprise générale, un gouvernement improvisé proclama le suffrage universel. Un instant suffit pour l’établir et pour l’établir irrévocablement. La veille, quelques voix à peine le demandaient sans écho; le lendemain, tous les bras se fussent levés pour le défendre. Il est depuis lors le premier article de foi de la démocratie française. Seul peut-être, de toutes nos institutions, il est à l’abri des coups d’état : c’est à lui au contraire que les coups d’état demandent une consécration.

Nous n’avons pas à rechercher si l’enthousiasme sincère du suffrage universel possède effectivement le cœur de tous les citoyens français. Plus d’un peut-être, dans son for intérieur, ne le contemple pas sans un certain effroi; mais on chercherait longtemps, croyons-nous, un homme assez dénué de sens politique, assez peu au courant des affaires de ce monde, pour concevoir seulement la pensée qu’il soit désormais possible de restreindre le droit de vote. Il n’y faut pas songer. Le gouvernement qui, dans la première ivresse d’un triomphe passager, tenterait ce pas en arrière en serait immédiatement puni. Toutes les baïonnettes du monde ne le pourraient sauver : il en mourrait dans les six mois.

S’ensuit-il que du premier coup le gouvernement provisoire ait atteint la perfection absolue de la loi électorale? Non, sans doute. Le suffrage universel, c’est le principe; la loi électorale n’est que l’application. Le principe, il est aujourd’hui, nous l’avons dit déjà, hors de toute discussion. L’application, elle est au contraire essentiellement discutable, modifiable et perfectible, et c’est là ce qui justifie le mot de réforme électorale. C’est dans ce sens du moins que nous déclarons l’entendre, et c’est dans ce sens aussi qu’ont dû le proférer les voix nombreuses qui, depuis quelques mois, le jettent aux échos de la presse et de la tribune. Chose remarquable, c’est la gauche, c’est le parti avancé, c’est-à-dire la portion des électeurs qui devrait plus que toute autre se tenir pour satisfaite de la simple universalité du droit de vote, qui a pris l’initiative du mouvement de réforme. C’est que l’expérience triomphe de toutes les illusions; c’est qu’en présence des résultats du système actuel, il est impossible de ne pas reconnaître que l’application trahit le principe, et que la forme légale du suffrage dénature dans sa source même la représentation nationale.

Par malheur, on sent le mal plutôt qu’on ne s’en rend compte : on souffre, et l’on se plaint sans avoir bien pris le temps de pénétrer les causes de la souffrance et d’en étudier les remèdes. Quels sont en effet les griefs que l’on articule? La pression administrative, directe ou déguisée, voilà le principal chef d’accusation. L’administration fait voter à sa guise tous ceux qui ont le malheur d’être en sa dépendance; l’administration violente ou corrompt les consciences; l’administration, en taillant arbitrairement les circonscriptions électorales, viole les intérêts les plus légitimes, entrave la liberté de l’électeur, et brise comme il lui plaît les chances des candidats.

Voilà ce que l’on dit, et on a raison de le dire; mais est-ce bien là tout? Allons au fond des choses. Tous ces griefs en somme reviennent à ceci : le suffrage n’est pas libre. Si c’est là toute la maladie électorale, que faut-il pour la guérir? Simplement rendre à l’électeur sa pleine liberté. Et comment y parvenir? En régénérant l’administration, en faisant table rase des candidatures officielles, en coupant court à toute ingérence du gouvernement, quelle qu’elle soit, dans le choix des représentans de la nation. — Rien de mieux; mais d’abord le remède n’est pas si simple qu’il le paraît. De bonne foi, où trouvera-t-on jamais un gouvernement assez indifférent à sa propre conservation pour se désintéresser absolument du choix de ceux qui doivent contrôler ses actes ? Certes ce n’est pas nous qui défendrons les candidatures officielles de ces dernières années. Il n’est pas besoin d’être bien exigeant pour se croire en droit de réclamer plus d’égalité dans les armes et de loyauté dans la lutte ; mais oublions un instant le régime sous lequel nous avons vécu ; supposons-nous dans la plus honnête des républiques. Pense-t-on que le ministère en charge n’aura pas ses candidats, et ne cherchera pas à les faire prévaloir ? Par la même raison que l’opposition s’efforce d’assurer le triomphe de ses hommes, il est tout naturel que le gouvernement désire voir ses partisans victorieux. Il en a été ainsi dans le passé, et il en sera sans nul doute ainsi dans l’avenir.

Allons pourtant plus loin : écartons toute idée de pression préfectorale ou ministérielle, reste la corruption, la corruption administrative ou particulière. Assurément, sur ce point encore, on peut sans trop d’ambition aspirer à des jours meilleurs ; il est permis d’espérer qu’un temps viendra où les rastells ne feront plus partie des institutions électorales ; mais enfin la corruption est tout autant le fait des électeurs qui la provoquent que des candidats qui la pratiquent. Eh bien ! il y aura toujours des gens qui auront ou croiront avoir besoin des faveurs administratives. Prétendrait-on éteindre la race des ambitieux et des plats ? Quant à la corruption particulière, bien habile en vérité celui qui trouverait contre elle une recette infaillible. Il en faudrait une d’abord contre l’ivrognerie et la cupidité. Et puis, s’il est facile de châtier des manœuvres honteuses lorsqu’on en tient la preuve, cette preuve elle-même n’est pas toujours aisée à saisir. On n’a pas toujours le bonheur d’avoir en main des factures acquittées. La corruption la plus dangereuse et la plus impossible à prévenir, c’est justement celle qui ne laisse pas derrière elle de traces compromettantes, celle qui, étant de tous les jours, de tous les instans, fait pour ainsi dire partie des mœurs du candidat et de l’électeur, celle qui se couvre du nom de « réceptions » et de « rapports de société, » lorsqu’elle s’adresse aux électeurs aisés, et du titre de « charités légitimes, » lorsqu’elle s’adresse aux malheureux. Que répondre à un candidat qui vous dit simplement : «Je suis riche, et j’aime à donner. Ceux qui m’entourent sont pauvres ; j’ai coutume, comme l’ont fait mes pères avant moi, de soulager leur misère. Où est le mal ? et quoi de plus naturel ? » En effet, quoi de plus naturel ? Sous quel prétexte proscrire la charité et la reconnaissance ?

Telle est la réalité ; mais jetons-nous dans l’idéal. Les administrateurs sont pleins d’abnégation, les électeurs pleins de conscience et les candidats pleins de scrupules. La réforme électorale est-elle complète ? Oui, s’il suffit d’assurer l’indépendance matérielle des votes ; non, s’il faut encore satisfaire à quelque autre principe de justice et de raison. Or, pour nous, la réforme électorale en pareil cas, loin d’être achevée, ne serait même pas ébauchée. Du côté de la morale, on aurait fait un grand pas ; du côté de la sincérité, de la vérité, de la justice, on n’aurait pas avancé d’une ligne. La représentation nationale n’en serait pas moins faussée dans son principe et dans ses effets. C’est là une vérité que nous voudrions ardemment rendre aussi claire pour tout le monde qu’elle est éclatante à nos propres yeux.


II.

Avant tout, il nous faut démêler deux principes, deux droits, dont la confusion invétérée cause tout le mal : le droit de décision et le droit de représentation. Expliquons-nous.

Lorsqu’il s’agit, dans une assemblée quelconque, de prendre une décision, il est de toute nécessité que cette décision appartienne au plus grand nombre. Que la majorité exigée soit de la moitié des voix plus une, ou des deux tiers, ou des trois quarts des voix, il n’en est pas moins vrai que le seul moyen d’arriver à une solution, c’est que la majorité décide. Nous voici trente personnes réunies, on nous pose une question : ceci est-il blanc ou noir ? Quatorze d’entre nous répondent blanc, seize répondent noir. Il est clair que la réponse de ces seize derniers doit l’emporter et faire loi. Pure question de fait qu’il faut trancher pratiquement et sur l’heure ! Au sein d’un état démocratique où le gouvernement serait absolument direct, il faudrait bien aussi que dans les assemblées populaires le verdict de la plus forte partie fût souverain. Point d’autre issue possible ; c’est une nécessité matérielle : le droit de décision n’a et ne peut avoir d’existence en dehors de la majorité.

Mais le droit de représentation ! Nous voici, comme tout à l’heure, trente personnes réunies. Seulement cette fois nous n’avons plus à résoudre la question par nous-mêmes, hic et nunc. Nous avons à choisir trois délégués qui, dans une autre enceinte, délibéreront pour nous, parleront pour nous, discuteront pour nous, décideront pour nous, trois hommes qui seront d’autres nous-mêmes, et, pour tout dire en un mot, nos représentans. Ces trois représentans, à qui doivent-ils appartenir ? À nous tous évidemment, à nous tous en général, et à chacun en particulier, mais non pas à une partie d’entre nous, fût-ce à la partie la plus nombreuse et la plus forte. Il ne s’agit pas ici en effet de trancher une question, il ne s’agit surtout pas de décider lesquels d’entre nous doivent être représentés. Chacun de nous a un droit égal à être représenté, et ce droit, inattaquable dans son essence, n’a d’autres limites dans ses effets que d’être exercé par un groupe suffisant de volontés. D’où cette conséquence, à la fois de logique et de justice : chacun de nous ayant un droit égal, chacune de nos voix a par elle-même une égale valeur, elle équivaut à une certaine part de représentation, et, — qu’on nous permette l’expression, — à une certaine fraction de représentant. Aussi, pour qu’en fait cette valeur soit effective, que faut-il? Simplement que chaque fraction, c’est-à-dire chaque voix, rencontre d’autres fractions semblables en nombre suffisant pour la compléter et constituer avec elle une unité. Cette unité une fois constituée, toutes les voix, toutes les fractions contraires, quel que soit leur nombre, ne peuvent prévaloir contre elle et influer sur son existence, à plus forte raison l’anéantir. La conclusion logique de tout ceci, c’est qu’en théorie pure, si dans la réunion de trente personnes que nous supposions tout à l’heure nous nous trouvons divisés en deux groupes opposés, l’un de 20 voix, soit des deux tiers, l’autre de 10, soit d’un tiers, au premier groupe, s’il y a trois délégués, appartiendront avec justice les deux tiers de la représentation, soit deux délégués; mais le second groupe aura droit sans conteste au troisième délégué. Cela est clair, palpable, rigoureux comme une opération mathématique : c’est un simple calcul de proportion.

En résumé, le droit de décision est un droit collectif, impersonnel, qui a sa raison d’être dans des nécessités de fait, et qui par la force des choses réside exclusivement dans la majorité. Le droit de représentation est un droit individuel, personnel, existant par lui-même et imprescriptible chez tout citoyen. Ce sont donc là deux droits essentiellement distincts. Or, depuis l’origine même du régime représentatif, dont ils sont les fondemens, un préjugé funeste les a confondus, et si complètement que personne aujourd’hui ne semble en mettre en doute l’identité, ni même soupçonner qu’il puisse y avoir là l’ombre d’une difficulté.

Comment, à l’heure qu’il est, se font les élections? A la simple majorité des voix, — majorité relative ou absolue, peu importe. Quiconque obtient dans un collège la majorité des suffrages est élu; quiconque n’a que la minorité, si imposante qu’elle puisse être, reste à la porte de la représentation nationale. Voilà le fait; il est brutal, il est incontestable. Les citoyens étant assemblés pour se choisir des représentans, chaque citoyen n’a pas la faculté d’exercer pleinement son droit; chaque vote ne peut pas prétendre à sa quote-part de représentation. Non; en réalité, l’on met aux voix non pas le choix de tels ou tels représentans, mais bien la question de savoir quelle fraction de l’assemblée aura des représentans. On décide, non pas comment chaque citoyen usera de son droit de représentation, mais bien quels citoyens auront licence de profiter de ce droit. Erreur flagrante à nos yeux, dont nous allons retracer rapidement les conséquences.

Nous ferons remarquer d’abord que le système actuel est injuste. Ne prive-t-il pas violemment de leur droit un nombre indéfini de citoyens ? 35,000 électeurs, — c’est le chiffre légal aujourd’hui dans chaque collège, — sont appelés à nommer un député : que 17,501 votans soient d’accord, et les 17,499 autres sont exclus de la représentation. Leur droit n’est pas primé par celui du plus grand nombre, il est anéanti. Ces 17,499 malheureux sont jusqu’aux élections prochaines frustrés de leur participation légitime à la conduite des affaires publiques. Ils sont comme s’ils n’existaient pas ; faute de deux unités, ils égalent zéro. Nous mettons les choses au pire ? Soit ; mais d’abord l’hypothèse de ce partage presque égal des voix n’a rien d’impossible, l’expérience l’a prouvé. Et puis le résultat est-il plus équitable, s’il s’agit de 15,000 contre 20,000, même de 10,000 contre 25,000 ? La raison, la justice et le droit en sont-ils moins violés ?

Ce système est en outre dangereux pour la paix publique : il excite les citoyens à la haine les uns des autres. Grâce à lui, au jour du scrutin, le pays se divise en deux camps qui se traitent en ennemis plutôt qu’en concitoyens. L’élection est une bataille où il faut qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, et que ce vaincu soit terrassé, étouffé, réduit à néant. Il ne s’agit pas d’exercer son droit, il s’agit d’exclure le droit des autres. Il ne s’agit pas d’être représenté soi-même, il s’agit d’empêcher les autres de l’être. Il ne s’agit pas enfin de vivre seulement, il s’agit de tuer l’adversaire. Aussi que d’efforts ardens, que d’animosités, que de combats, que de violences, que de haines ! que d’atteintes mortelles au sentiment patriotique et vraiment national ! et aussi que d’atteintes à la liberté de l’électeur !

C’est là en effet une troisième conséquence non moins inévitable, non moins fatale que les premières : l’électeur n’est pas libre de son vote. Il va sans dire qu’ici nous ne faisons allusion à aucune espèce de manœuvres extérieures. Nous prenons l’électeur indépendant, dégagé de toute pression, de toute corruption. Eh bien ! cet électeur n’est souvent pas libre de voter comme il lui plaît. Le bulletin qu’il met dans l’urne n’est qu’un chiffon de papier, s’il ne fait pas partie des plus gros bataillons. Il faut donc à tout prix être avec la majorité. De là les concessions, les compromis, les coalitions. Le malheureux électeur renonce à choisir le candidat qui lui convient pour accepter celui qui a le plus de chances. Il nomme, non pas celui qui lui plaît le plus, mais celui qui lui déplaît le moins. Il consent à n’être représenté qu’à moitié, de peur de ne l’être pas du tout, de peur aussi que l’adversaire ne le soit. Ainsi se forment ces majorités hybrides dont le seul lien n’est souvent qu’une haine commune, à laquelle on sacrifie pour un moment de moindres animosités. Ainsi se nomment ces députés bâtards, imposés à la plupart de leurs commettans comme une sorte de pis-aller par la nécessité d’exclure un ennemi commun.

La liberté de l’électeur est si bien gênée, annihilée par tous ces compromis, que plus d’un aime mieux renoncer à son droit que de l’exercer ainsi en esclave. Plutôt que d’abdiquer son libre arbitre, plutôt que de renier ses véritables sympathies et ses véritables opinions, il se tient à l’écart et se résigne à se passer de mandataire. Le nombre des abstentionistes, il faut bien qu’on le sache, va croissant tous les jours. Certes, parmi ceux-ci, bon nombre n’obéissent à d’autres sentimens qu’à une paresse et une indifférence coupables ; mais combien sont découragés aussi par l’impossibilité évidente de triompher avec leurs propres forces ! Combien sont retenus par la nécessité de tendre la main à d’autres partis et d’acheter, au prix de capitulations de conscience et de concessions répugnantes, un triomphe incomplet et souvent dangereux ! Ainsi cette loi électorale qui proclame si haut le suffrage universel, cette loi dont le but suprême est d’appeler au vote tous les citoyens, cette loi repousse loin des urnes les plus honnêtes et les plus sages d’entre les électeurs : les plus honnêtes, parce qu’ils refusent de mutiler leur conviction et de trafiquer de leurs suffrages ; les plus sages, parce qu’à ces transactions si souvent immorales qu’on appelle des coalitions, on ne gagne que de se sacrifier, et, qu’on nous passe le mot, de tirer les marrons du feu pour un plus fort ou un plus habile.

Encore si, au prix de tant d’injustices et de dangers, l’on obtenait le résultat désiré, le gouvernement du pays par la majorité des citoyens ! mais, dernière et non moins grave conséquence, le système actuel n’assure même pas le triomphe du principe sur lequel il repose. La souveraineté de la majorité n’est en somme qu’une étiquette trompeuse, sous laquelle on ne peut chercher avec certitude ni l’élection du député par la majorité réelle des électeurs, ni le gouvernement du pays par la majorité réelle des citoyens. Aux termes de la loi, 35,000 électeurs ont droit à un député (nous ne parlons même pas des circonscriptions où ce chiffre légal est dépassé de 5,000 ou 10,000 unités). Sur ces 35,000 inscrits, il n’en vient guère au scrutin que 20,000 ou 25,000, 30,000 au maximum. Soyons larges, prenons ce dernier chiffre, bien que sans aucun doute la moyenne soit plutôt en-deçà qu’au-delà. Voilà donc 30,000 votans. Le candidat passe à une majorité de 2,000, de 3,000, ou même de 4,000 voix. Ce n’est pas là un cas exceptionnel : les majorités de 4,000 voix sont déjà considérées comme fort respectables, et plus d’un député se trouve dûment élu par une majorité de 1,000 suffrages. Les dernières vérifications de pouvoirs en font foi. Faites maintenant le calcul : d’une part 17,000 votans qui ont gain de cause, d’autre part 13,000 voix annulées, auxquelles il faut ajouter 5,000 abstentions; total, 18,000. Le député est donc nommé par 17,000 suffrages contre 18,000, en d’autres termes par la minorité. Et encore, nous le répétons, encore avons-nous eu bien soin de prendre les chiffres les plus larges et les moins favorables à notre propre thèse. Combien, à l’heure qu’il est, nous pourrions citer de députés dans ce cas, tant parmi les conservateurs que parmi les opposans, tant en province qu’à Paris! Cependant le mandataire ainsi élu passe en tous lieux pour le représentant véritable de tous les électeurs de sa circonscription. Chaque jour, en parlant d’un député nommé par 18,000 suffrages, — chiffre officiel, — on l’appelle bravement le mandataire de 40,000 électeurs!

Mais au moins, dira-t-on, ce n’est pas là la règle générale, et, lorsque les députés assemblés décident souverainement, on peut être certain que leur décision est d’accord avec la plus forte partie de la nation et s’appuie sur la majorité du corps électoral. Eh bien ! non; là encore règnent l’incertitude et l’arbitraire. Nous avons vu tout à l’heure que le système actuel, lorsqu’il ne décourage pas jusqu’à produire l’abstention, réduit du moins fatalement aux coalitions les opinions qui se sentent isolément trop faibles. Le résultat est de mettre en présence deux partis seulement, dans l’un desquels, bon gré, mal gré, tout candidat, tout électeur doit venir se fondre. On vote, et l’un des deux partis, plus nombreux, mieux discipliné, mieux servi par les hasards des circonscriptions, accapare la représentation nationale presque tout entière. Que se passe-t-il au lendemain de la victoire? La chambre, composée d’élémens coalisés, mais non pas homogènes, se divise sur une question. Que représente alors la décision prise? Un tiers, peut-être un quart de la nation, car la chambre déjà n’en représentait que la plus forte partie, et voici qu’à son tour cette plus forte partie se divise en deux groupes, dont le plus nombreux fait seul la loi. Et qu’on ne vienne pas nous accuser d’inventer à plaisir des hypothèses fantastiques, les exemples ne sont pas si loin de nous. A-t-on déjà oublié qu’en 1852 le corps législatif n’était absolument composé que de candidats bonapartistes? A-t-on oublié qu’en 1857 cinq dissidens seulement pouvaient trouver accès à la chambre? Prétendra-t-on par hasard qu’alors le pays tout entier était bonapartiste, sans aucune dissidence, sans aucune nuance? On eût bien vu le contraire, si la certitude d’être vaincus n’eût poussé à l’abstention les opposans de toutes couleurs. Rien n’est plus aisé d’ailleurs à prévoir, même en l’absence de toute pression gouvernementale, que le retour d’un pareil fait. Un parti, même puissant, pour peu qu’il soit disséminé et honnête, doit succomber en présence d’une coalition vigoureusement organisée et prête à ne reculer devant aucun moyen. Et c’est justement alors qu’une fois la bataille gagnée, la division se glissant parmi les alliés de la veille, la minorité de la représentation et la minorité non représentée des électeurs peuvent ensemble constituer la majorité de la nation, si bien qu’au bout du compte la moindre partie du pays peut commander à la plus forte.

Tels sont les fruits du système actuel : il anéantit le droit d’une portion des électeurs, il met au cœur de la nation l’antagonisme, la lutte et la haine; il viole chez les citoyens la liberté du vote, il pousse à l’abstention et au désintéressement des affaires publiques, et enfin, pour couronner l’œuvre, en accordant à la majorité seule le droit de représentation, il risque de lui faire perdre le droit de décision, qui est la manifestation de la souveraineté. C’est dans ces conséquences fatales d’une inconcevable confusion que gît en réalité tout le mal. Nous le connaissons maintenant. Avant d’en indiquer, suivant nous, l’unique remède, voyons en passant quels palliatifs l’on propose.


III.

Le premier, et, il faut bien le dire, celui qui semble avoir le plus de chances d’être adopté le jour où l’on ne pourra plus différer la réforme promise, consiste tout bonnement à augmenter le nombre des représentans et à soustraire au bon plaisir de l’administration le droit de délimiter les circonscriptions électorales. On ne sortirait pas en réalité du cercle de nos institutions actuelles, ce ne serait qu’un chassé-croisé de circonscriptions, un remue-ménage intérieur. Cette réforme, comment la réaliserait-on ? Se bornerait-on à rendre aux populations respectives le chiffre normal de députés qui leur est dû, à fixer une fois pour toutes par une loi définitive les limites des collèges électoraux? Pousserait-on l’ardeur innovatrice jusqu’à fonder les circonscriptions sur les bases des arrondissemens, en attribuant à chaque arrondissement un député? Nous avouons franchement que, dans l’un comme dans l’autre cas, au point de vue du droit et de la vérité, l’entreprise nous est indifférente. Nous ne nous arrêterons même pas à discuter si dans la première hypothèse il y aurait lieu sérieusement d’espérer une distribution des électeurs plus stable et plus conforme aux besoins locaux, et si dans la seconde il ne se produirait pas entre les collèges une étrange disproportion de population et d’étendue. Contre de pareilles mesures, nous réclamons la question préalable, et cela par une raison bien simple : une réforme de ce genre n’est pas une réforme, c’est une pure variante. A quoi remédierait-elle? Empêcherait-elle la plus forte partie des électeurs d’annihiler partout la plus faible? Éteindrait-elle les divisions et les luttes qu’engendre forcément la nécessité, en choisissant un nom, d’en exclure un autre? Restituerait-elle à l’électeur une parcelle de liberté, à l’abstentioniste une ombre d’espoir et de courage? Détruirait-elle enfin cette confusion fatale entre la décision et la représentation qui risque à tout instant de mettre aux mains de la minorité l’exercice de la souveraineté? Non, rien de tout cela. Nous savons bien que les partisans de cette réforme à bon marché prétendent, en multipliant les circonscriptions, multiplier les chances de la minorité; mais quoi? multiplie-t-on une quantité problématique? Or le nombre, la majorité restant toujours dans chaque collège la raison suprême, les chances de la minorité ne sortent pas des limbes de l’arbitraire et du hasard. Nous savons bien encore qu’en fixant définitivement les collèges, on se vante de mettre électeurs et candidats à l’abri des caprices de l’administration. Soit, on ne pourra plus à la veille du scrutin découper les circonscriptions; mais d’abord ce n’est là qu’un des côtés de l’ingérence administrative, et l’ingérence administrative elle-même n’est qu’un des accidens de la maladie; la maladie, c’est le système, qui au fond ne sera pas changé; il n’y aura que quelques députés de plus nommés avec les mêmes dangers et les mêmes injustices. Franchement, pour un pareil résultat, est-ce la peine de toucher à nos institutions?

Il n’importe; bien des gens prennent pour argent comptant ce semblant de réforme, précisément parce que c’est ce qui dérange le moins leur routine. D’autres pourtant paraissent entrer dans nos vues,. « Non, disent-ils, ce n’est point là une modification sérieuse, il faut aller plus loin, il faut faire un changement radical. » Jusque-là, tout va bien ; par malheur, ils ajoutent : « Ce qu’il faut, c’est le suffrage à deux degrés; voilà le vrai système, voilà la panacée. » Ici, plus d’accord possible entre nous.

Constatons-le tout d’abord, ceux qui parlent ainsi n’ont évidemment pas réfléchi, car, à leur propre point de vue, leur réforme est ou impraticable ou souverainement dangereuse. Il n’y a d’une manière absolue que deux façons de comprendre et d’appliquer le suffrage à deux degrés : c’est de la part du gros des électeurs ou un vote de confiance ou un mandat impératif; l’alternative est inexorable. Ou bien la masse populaire, renonçant à l’exercice intégral de son droit et convaincue de son inaptitude à nommer en connaissance de cause ses représentans, délègue sa puissance élective à une petite élite de mandataires à qui elle donne sans condition plein pouvoir d’élire qui bon leur semble, en un mot une sorte de blanc-seing, — ou bien, se refusant à abdiquer et à faire ainsi entre les mains d’un petit nombre de privilégiés l’abandon volontaire de ce qui est en somme la réalité du droit de suffrage, elle ne voit dans les électeurs du second degré que des sortes de commissionnaires chargés de déposer dans l’urne un nom convenu à l’avance, et ne les nomme qu’après leur avoir imposé ses choix et ses volontés propres. Or qu’espèrent-ils, ceux qui prônent aujourd’hui le suffrage à deux degrés? quel est leur but? quelle est leur attente? Effrayés de voir, grâce au suffrage universel, la masse seule faire loi, craignant l’écrasement de l’intelligence par le nombre, tremblant enfin de se voir irrémédiablement noyés par cette marée montante, dont trop souvent, hélas! le moindre souffle remue furieusement l’ignorance et les passions, ils veulent, sans avoir l’air d’y toucher, jeter une digue où vienne se briser le flot envahisseur. Restreindre ouvertement le suffrage, ils ne l’oseraient; mais le subtiliser, l’accaparer tout doucement à leur profit, c’est une autre affaire. Le suffrage à deux degrés, c’est le gobelet à l’aide duquel le plus honnêtement du monde ils pensent escamoter le suffrage universel. Ils comptent que l’électeur confiant se démettra entre leurs mains, et se reposera sur eux du soin d’arranger pour le mieux les affaires. Hommes pleins d’illusions, quittez cette espérance; le peuple flairera votre arrière-pensée et ne se laissera point prendre. Du premier coup, il démolira votre machine, ou bien, s’il consent à la laisser fonctionner, c’est à sa guise, à son profit qu’il s’en servira. Il la corrigera en y ajoutant un rouage, le mandat impératif au premier degré, et alors qu’aurez-vous gagné? En serez-vous moins écrasés par le nombre? vous résignerez-vous au simple rôle de porte-voix ? et pensez-vous d’ailleurs qu’on ira s’adresser à vous? Chimère ! c’est aux meneurs et aux orateurs de clubs que s’attachera la confiance publique. Quant à vous, gens tranquilles et timorés, votre influence n’en pèsera pas un grain de plus qu’auparavant.

Pour nous, qui, dédaignant toute préoccupation personnelle, estimons que la loyauté, le respect du droit et de la justice, valent mieux que toutes les roueries pour assurer le triomphe de la vérité, nous ne pouvons à aucun prix, dans aucune hypothèse, accepter le suffrage à deux degrés. Vote de confiance ou mandat impératif, c’est toujours à nos yeux le résultat d’une confusion de principes et la source d’injustices funestes. Si, par impossible, la population électorale veut bien prendre le suffrage à deux degrés, ainsi que le prétendent ceux qui le lui présentent; si elle consent à constituer à ses dépens, en la personne des électeurs du second degré, un corps de privilégiés qui ne relèveront que de leur conscience et n’en feront qu’à leur tête, qui nous garantit que la représentation nationale ne sera pas l’expression de la minorité de la nation? Et si, comme tout le rend probable, la pratique du système tombe dans la seconde hypothèse, si les électeurs du second degré sont réduits au rôle machinal d’intermédiaires passifs, qu’y aura-t-il de changé au système actuel? Il y aura une opération de plus, mais le résultat final sera identiquement le même; ce sera toujours le même jeu de la majorité absorbant la représentation, et les mêmes dangers, les mêmes iniquités naissant des mêmes causes.

Mais voici qu’on nous offre un troisième remède. C’est l’opinion radicale qui nous le présente. Serait-ce enfin la guérison? Examinons. Ce remède, c’est le scrutin de liste! En vérité, voilà ce qu’on nous donne sous couleur de progrès et de liberté! Le scrutin de liste! Peut-être s’étonneront-ils de notre véhémence, ceux qui ne reprochant à ce système que la difficulté pour l’électeur de connaître et de nommer un certain nombre de candidats. Ce n’est là pour nous que le moindre défaut du scrutin de liste : il est surtout l’exagération, la multiplication fatale des erreurs et ces injustices du régime sous lequel nous votons. Que reprochons-nous au système en vigueur? De tuer le droit par le nombre, d’écraser l’individu par la majorité, de diviser les citoyens, de forger les coalitions, d’engendrer l’abstention, le désintéressement et l’indifférence. Que fait donc le scrutin de liste? sur quelle base nouvelle, sur quel principe réparateur voyons-nous donc qu’il repose? Avec le scrutin de liste, comme avec le vote uninominal, c’est la majorité seule qui compte, c’est la majorité seule qui accapare la représentation. Seulement ici le triomphe de la majorité dans chaque collège ne porte pas sur un seul nom, c’est une liste entière, c’est une série complète de représentans que la majorité absorbe d’un seul coup. Cette pauvre chance qui, même dans le système actuel, reste à la minorité de se trouver par hasard la plus forte dans une circonscription, étant battue d’ailleurs dans les dix ou quinze circonscriptions voisines, cette pauvre chance, le scrutin de liste la réduit à néant par ce seul fait, qu’il embrasse du même coup ces dix ou quinze circonscriptions. C’est en bloc que la majorité triomphe, c’est en bloc que la minorité est anéantie. La voix d’un membre de la majorité vaut dix ou quinze votes, la voix d’un membre de la minorité ne vaut pas un fétu. Dès lors n’est-il pas rigoureusement vrai de dire que le despotisme de la majorité, avec le scrutin de liste, croît à la dixième, quinzième, vingtième puissance, suivant qu’il s’exerce sur des listes de dix, de quinze ou de vingt noms? Ainsi donc, avec le scrutin de liste, plus que jamais il faut, pour exister, être le plus grand nombre, plus que jamais par conséquent la compétition est ardente, l’antagonisme passionné; plus que jamais l’armée électorale se divise en deux camps, se range sous deux drapeaux ennemis, loin desquels il n’est pas de salut, pas d’existence possible. Plus que jamais il faut être compacte, il faut se coaliser, trafiquer des consciences; plus que jamais enfin l’électeur honnête, qui ne voit ni dans l’un ni dans l’autre camp des compagnons près desquels il lui plaise de combattre, est réduit à rester sous sa tente, à renoncer sans espoir à sa part légitime de butin, c’est-à-dire de représentation.

Voilà donc le scrutin de liste : le despotisme de la majorité décuplé, centuplé peut-être; l’antagonisme entre concitoyens surexcité, exaspéré; la liberté de l’électeur embrigadée, enchaînée plus étroitement encore qu’elle ne l’est aujourd’hui[1], et enfin l’abstention imposée aux citoyens honnêtes et indépendans. Et ce serait là un progrès ! ce serait là une réforme! Non, non! loin de nous ces remèdes qui n’atteindraient pas le mal ou le rendraient plus dangereux encore! Rompons avec les préjugés et la routine, les méthodes impuissantes ou pernicieuses, prenons la maladie corps à corps, attaquons-la dans son essence et guérissons-la dans sa racine !


IV.

La racine du mal, nous la connaissons, c’est la confusion étrange, qui est à la base de nos institutions électorales, entre le droit de décision et le droit de représentation. Il faut donc avant tout détruire cette confusion fatale. Il faut substituer au principe de l’élection par la majorité un principe réparateur, un principe de raison et d’équité. Ce principe, — nous l’avons indiqué déjà, — ce principe, hors duquel il n’est point de justice ni de droit, c’est la proportionnalité de la représentation. C’est le principe en vertu duquel le résultat du vote doit être proportionnel à ses facteurs, et le nombre de députés afférens à chaque opinion proportionnel au nombre d’électeurs qui professent cette opinion. C’est le principe enfin que nous énoncions plus haut sous sa forme pratique, lorsque nous disions que dans une assemblée de 30 membres qui aurait à élire 3 représentans, s’il se formait deux groupes, l’un de 20 membres, l’autre de 10, le premier devrait emporter 2 délégués, et le second obtenir sans conteste le troisième tiers, c’est-à-dire le troisième délégué.

Qu’on le remarque bien, ce que nous réclamons là, ce n’est pas précisément ce qu’on appelle en général le droit des minorités. Nous demandons à la fois moins et plus. Le droit des minorités, tel qu’on le comprend communément, est encore quelque chose de vague et d’indéfini. Qu’est-ce a priori qu’une minorité? Une minorité peut être, à peu de chose près, aussi forte que la majorité; elle peut aussi n’être qu’une mince partie de la nation. Et puis il peut ne pas y avoir qu’une seule minorité dans un pays : à l’état naturel, — par opposition aux coalitions imposées par une loi inflexible, — il y a toujours dans toute nation plusieurs minorités, et ces minorités sont de proportions différentes entre elles, de proportions variables à l’égard de la majorité. Définir d’une manière absolue la minorité, déterminer a priori son droit, lui tailler d’avance sa part de représentation, c’est donc faire acte d’arbitraire, c’est courir presque forcément la chance ou de rogner cette part ou de l’exagérer, ou de n’accorder aux minorités réelles qu’une satisfaction dérisoire, ou de les favoriser au contraire au-delà de toute justice.

Voyez plutôt les deux systèmes qui eurent en Angleterre, il y a deux ans, au sein du parlement, les honneurs d’une discussion publique et sérieuse ; voyez les deux systèmes du vote cumulatif et du vote incomplet. Quiconque a le moins du monde suivi les débats du parlement anglais durant la session de 1867 sait aussitôt de quoi nous voulons parler. Le vote cumulatif, discuté et finalement repoussé par la chambre des communes, consiste en ceci : dans un collège où l’on a plusieurs députés à élire, trois par exemple (ce que l’on appelle en Angleterre collège à trois coins), chaque électeur, disposant de trois suffrages, peut les appliquer tous les trois, s’il le veut, à un seul candidat. Le tiers des électeurs, s’entendant ainsi pour réunir ses voix sur un seul et même nom, est assuré d’emporter une élection et d’obtenir 1 représentant sur 3. Quant au vote incomplet, adopté au contraire par la chambre des lords et accepté par la chambre des communes pour les collèges à trois coins, voici son mécanisme : sur 3 députés, chaque électeur ne peut désigner et inscrire sur son bulletin que deux noms. Un tiers de la représentation reste donc à la disposition de la minorité, qui se l’approprie, à la condition de former le tiers du corps électoral et de s’accorder sur le choix du candidat. A première vue, rien de plus séduisant. Un tiers des électeurs a droit à un tiers de la représentation : c’est excellent, c’est parfait, car c’est proportionnel; mais prenons garde, les apparences sont peut-être trompeuses.

Quelles sont les conditions absolument indispensables à l’exercice du vote accumulé? Il faut avant tout que les diverses minorités, renonçant à leur existence propre, à leurs préférences légitimes, à leurs candidats les plus aimés, se fondent en une seule minorité, car deux armées seules peuvent se trouver en présence, deux armées seules peuvent se partager le fruit de la victoire. Nous savons déjà quelles funestes conséquences entraîne à sa suite cette nécessité de coalition; mais il faut bien autre chose encore! Cette double agglomération formée, la majorité d’un côté, la minorité de l’autre, il faut que chacune d’elles sache d’avance exactement de combien de voix elle disposa, il faut que sur cette base elle détermine mathématiquement le nombre de candidats qu’elle peut faire triompher, et enfin que, ce calcul une fois établi, elle fasse voter tous ses membres, sans exception, avec une stricte discipline et suivant le mot d’ordre donné, sans qu’aucun d’eux s’écarte de la consigne. Faute de ces précautions, la majorité, comme la minorité, court le risque, ou bien, par trop de modestie dans ses prétentions, de laisser l’adversaire usurper une trop grosse part, ou bien au contraire, par trop d’ambition, de présomption et de confiance en sa force, de perdre complètement le lot auquel elle aurait droit. Il faut, en un mot, que les combattans devinent à l’avance et préjugent d’une manière certaine l’issue de la bataille; encore ne suffit-il pas à chacun des deux ennemis de connaître exactement ses propres forces, il lui faut aussi supputer à un chiffre près celles de l’adversaire, et prévoir toutes les ruses, toutes les surprises, tous les hasards de la lutte. En d’autres termes, avec le vote cumulatif, le succès le plus enviable, le nec plus ultra de la réussite, c’est que la minorité, — nous ne disons pas les minorités, — la minorité, être hybride, formé à coups de coalitions, de compromis et de sacrifices, obtienne dans la représentation une part à peu près équitable; mais on a vu quelle réunion phénoménale de conditions impossibles exigeait un pareil résultat : aussi la plupart du temps doit-il arriver que la minorité n’ait aucune part à la représentation, ou bien, — anomalie plus étrange, — qu’elle absorbe la représentation tout entière au détriment de la majorité. Que deux minorités, formant à elles deux le tiers du corps électoral, ne parviennent pas à s’entendre et votent isolément, la majorité en profite pour faire passer tous ses candidats. Que la majorité au contraire, ayant à lutter contre une minorité bien disciplinée, calcule mal son effort et distribue inhabilement ses voix; que par exemple, voulant assurer le succès de son chef, elle accumule sur lui trop de suffrages et affaiblisse ainsi les autres candidatures, voilà la minorité qui de trois sièges en obtient deux, et la majorité qui reste sur le carreau avec un seul représentant. Enfin qu’une minorité compacte d’un peu plus du tiers des votans ait affaire à une majorité formée de deux nuances d’opinions séparées par un malentendu au moment du scrutin, voilà au premier tour la minorité qui emporte deux députés sur trois, la majorité qui n’obtient pas de résultat, le troisième siège qui demeure vacant. On procède au second tour, à la majorité relative cette fois, et pour peu que le même dissentiment continue à diviser les rangs de la majorité, voilà le troisième siège qui va rejoindre les deux premiers et devient l’apanage de la minorité. Etrange succès, en vérité! étrange justice! Et qu’on ne nous dise pas : ce sont des hypothèses gratuites; non, ce sont des probabilités naturelles, des cas qui se présenteront souvent dans la pratique. Le vote cumulatif n’est donc pas un moyen équitable d’assurer aux minorités une part proportionnelle de représentation, c’est un instrument de confusion, de surprise et d’arbitraire; c’est la possibilité pour la minorité d’usurper la place de la majorité.

Quant au vote incomplet, proche parent du vote accumulé, simple variété de l’espèce, les mêmes argumens s’élèvent contre lui, les mêmes vices nous le font proscrire : coalitions imposées, séparation forcée en deux camps ennemis, par suite violation de la liberté de l’électeur et encouragement à l’abstention, puis, pour couronner le tout, absence complète de proportionnalité dans le résultat; car voyez un peu quel prodigieux concours de circonstances est nécessaire pour que le système aboutisse à une solution équitable ! Il faut supposer que la minorité est exactement égale au tiers des électeurs et qu’elle est parfaitement compacte, que la majorité, égale aux deux tiers, est aussi parfaitement homogène et docile, et qu’enfin chaque opinion, également bien disciplinée, ne présente que deux candidats[2]. Qu’un seul de ces rouages fasse défaut, et voilà la machine en complet désarroi. Nous n’insistons même pas sur ce qu’a tout d’abord d’étrangement choquant cette attribution arbitraire à la minorité d’un tiers de la représentation, quelle que puisse être en plus ou en moins l’importance de cette minorité. La pratique du système offre vraiment bien d’autres bizarreries. Inventé dans l’intérêt de la minorité, le vote incomplet, dans la plupart des cas, laisse la minorité sans représentation, et, dans d’autres, inventa pour établir une juste proportion entre les représentans et les représentés, il donne à cette minorité la chance de se substituer plus ou moins complètement à la majorité. Voici par exemple, dans l’hypothèse la plus favorable, c’est-à-dire dans l’hypothèse d’une minorité exactement équivalente au tiers des électeurs, voici la majorité qui, se concertant à l’avance avec une stricte discipline, au lieu de deux candidats en présente trois, et, se divisant en trois groupes, répartit ses suffrages de la manière suivante : le premier groupe vote pour les candidats A et B, le deuxième groupe pour les candidats A et C, et le troisième groupe pour les candidats B et C. Le résultat est absolument certain, les trois candidats de la majorité passent d’emblée, et la minorité, le tiers des électeurs, se voit frustrée sans ressource. C’est le plus simple des calculs. Voici maintenant, la proportion numérique entre les deux partis étant toujours la même, voici que la majorité, faute de pouvoir parfaitement s’entendre sur le choix de ses mandataires, présente non plus deux ou trois, mais quatre candidats; les voix s’éparpillent, et pendant ce temps la minorité, mieux avisée ou mieux conduite, s’assure la majorité dans la représentation en s’emparant de deux sièges sur trois. C’est encore un calcul bien simple. Et combien cette dernière éventualité ne devient-elle pas plus probable dans les cas, — très fréquens, — où la minorité dépasse le tiers des électeurs ! Il suffit alors que la majorité présente non pas deux, mais un seul candidat de trop, il suffit du plus léger éparpillement des voix, du moindre accroc à la discipline, pour que la minorité, contre toute justice, surprenne la victoire et usurpe le gros lot dans la représentation. Et dans tout ceci, — nous tenons à ce qu’on le remarque, — nous n’inventons pas à plaisir des difficultés imaginaires. Depuis deux ans, le vote incomplet fonctionne en Angleterre dans quelques collèges. Qu’a-t-il produit aux dernières élections? Tout justement les étranges injustices dont nous venons d’énumérer les plus criantes. A Birmingham, le parti libéral, un parti qui compte dans la ville, n’a pu s’assurer un seul siège, parce que sa force s’est brisée contre cette discipline de la majorité que signalait notre première hypothèse. A Londres, le plus populaire, le plus aimé des candidats whigs, le baron de Rothschild, est resté sur le carreau, parce que, confians dans cette popularité de leur chef, les libéraux crurent devoir concentrer leurs efforts sur l’élection plus douteuse de leurs autres candidats. A la faveur de cette simple faute de tactique, la minorité triompha du plus important, du plus unanimement désiré des députés de la majorité. Ce sont là des faits qu’on ne peut récuser.

Voilà donc où aboutissent ces deux systèmes; ils laissent subsister, ils rendent même nécessaires les coalitions, la lutte, la division entre concitoyens. En théorie, ils tombent dans l’arbitraire, par ce seul fait qu’ils préjugent et déterminent a priori d’une manière absolue la part de à minorité, élément essentiellement variable; en pratique, ils tombent dans l’absurde et dans l’injuste, parce que tantôt ils frustrent la minorité de toute participation à l’élection des députés, et tantôt ils la comblent jusqu’à la substituer à la majorité. Avions-nous donc tort de dire que ces deux systèmes n’étaient nullement proportionnels?

Jetez maintenant un coup d’œil sur un autre système, tout fraîchement éclos sous la plume d’un des jeunes candidats de la démocratie radicale aux dernières élections, M. Herold. Animé, lui aussi, des meilleures intentions, M. Herold part de ce principe, que la minorité a droit dans la représentation à une certaine part, certaine, c’est-à-dire préjugée par le législateur. Voici donc ce qu’il nous propose; nous lui empruntons ses propres expressions[3] :


« Chaque circonscription électorale nomme un député. — Il est facultatif à tout électeur d’écrire deux noms sur son bulletin. — Le premier nom sera celui du citoyen qu’il désigne pour être député de sa circonscription. Le second nom sera celui d’un citoyen qu’il désire voir élu représentant de la nation, soit dans la circonscription, soit ailleurs. — Les deux noms peuvent être celui du même citoyen; mais dans ce cas le bulletin ne comptera jamais que pour un suffrage dans le scrutin de la circonscription. — Le second nom sera écrit à la main sous peine de nullité. — Les suffrages accordés au moyen de l’inscription d’un second nom sur le bulletin sont recensés dans toute la France, et les 60 citoyens qui en ont obtenu le plus grand nombre font partie de la représentation nationale, pourvu qu’ils réunissent un nombre de voix égal au moins à celui obtenu par le député de circonscription qui a été élu par le moins de suffrages. »


Le but de la combinaison, on l’a déjà compris, c’est d’empêcher que les portes du corps législatif ne restent fermées devant ces chefs illustres des minorités que trop souvent leur importance et leur gloire même exposent à un échec dans une circonscription déterminée. Pour nous, dès le premier coup d’œil, un pareil système est condamné, irrévocablement condamné, en théorie comme en pratique : en théorie, parce que l’idée de la proportionnalité, mère de toute justice et de toute vérité électorale, ne reçoit même pas ici le plus léger hommage. L’auteur du projet ne paraît pas s’être douté qu’il existât un principe de ce genre. De son autorité privée, il donne 60 sièges à la minorité. Pourquoi 60? pourquoi pas 40? pourquoi pas 100? pourquoi pas 150? Est-ce là, oui ou non, de l’arbitraire? En pratique, parce que d’abord, en maintenant tel quel le vote actuel par circonscription à la majorité des suffrages, le système maintient entières toutes les funestes conséquences, toutes les violations de la justice, de la raison, de la liberté, de la conscience, de la paix publique, déjà tant de fois par nous énumérées, — parce qu’ensuite il n’accorde en somme aux minorités qu’une chance insignifiante et dérisoire. Dans la pensée de l’auteur du projet de loi, ce second vote, qui doit faire asseoir sur 60 sièges réservés 60 représentans nationaux, ce second vote ne doit profiter qu’aux seuls membres de la minorité. M. Herold, cela est évident, n’a songé qu’à ceux des électeurs qui, battus dans leur circonscription particulière, voyaient leur suffrage annihilé. A ces déshérités-là seulement, il a pensé rendre une voix valable et contribuant à l’élection d’un député; mais en réalité qui empêchera, s’il vous plaît, les membres de la majorité d’user pour leur compte des facilités que vous offrez aux membres de la minorité? Les marquerez-vous à l’avance, — opération difficile vraiment, — et les exclurez-vous du bénéfice de la loi? Non, sans doute. Savez-vous alors ce qui arrivera? C’est que les gens de la majorité commenceront par faire passer leurs candidats dans leurs circonscriptions respectives, tout en désignant en même temps d’autres candidats à votre représentation nationale, et comme ils sont majorité, c’est-à-dire plus nombreux que les autres, comme aussi, en tant que majorité, ils sont plus homogènes, plus disciplinés que les minorités éparses, ils rempliront tout à leur aise de leurs créatures la plus grande partie, sinon la totalité, de vos 60 sièges. Qu’aurez-vous donc gagné? Vous aurez donné deux voix aux membres de la majorité sans en donner une seule aux membres de la minorité; vous aurez doublé l’oppression de la minorité, et vous n’aurez même pas de compensation, car vous n’êtes rien moins que sûrs de voir les quelques sièges que la minorité pourra sauver du naufrage échoir à ces célébrités dont le triomphe vous préoccupe si fort.

Rangeons donc cette combinaison nouvelle à côté des deux autres, dans la classe des machines inutiles ou dangereuses. Ce qui manque à tous ces systèmes, c’est de reposer sur le principe de la proportionnalité, c’est de partir de cette vérité suprême, que le droit de représentation n’a rien de commun avec le droit de décision, que tout citoyen a un droit égal à être représenté, qu’en conséquence tout groupe de citoyens d’une certaine importance a le droit absolu d’obtenir un mandataire, mais n’a rien à prétendre par-delà au détriment de ses concitoyens plus ou moins nombreux.

Or le premier système où nous puissions saisir la trace, confuse il est vrai, de ce grand principe, c’est un système bien souvent tourné en ridicule, et dont assurément nous ne défendrons pas le mécanisme et les effets : c’est le système de l’unité de collège. Il n’est personne qui ne connaisse, au moins par ouï-dire, cette fameuse combinaison : tout électeur, où qu’il soit, a droit de voter, et pour qui bon lui semble, — pour un seul candidat toutefois. Tout candidat ayant obtenu un certain nombre de suffrages, — 35,000 par exemple, — est proclamé député. Voilà la machine dans sa simplicité. L’idée première en est sans contredit excellente : assurer à l’électeur la pleine et entière liberté de conscience, de choix et de vote ; assurer en même temps à toute minorité comptant un nombre suffisant d’adhérens sa part légitime dans la représentation, telle a été la pensée de M. de Girardin. Par malheur, l’œuvre ne répond pas à l’inspiration. Mis en pratique, le système irait droit à la négation de toute proportionnalité entre la représentation et les diverses fractions du peuple. La raison en est bien simple. Voici un chef de parti, un chef de la majorité qui se présente; il est connu partout, partout populaire et désiré. De toutes parts on vote pour lui; 100,000, 200,000, 500,000 suffrages s’accumulent sur sa tête. Prenons ce dernier chiffre. Voilà donc, — s’il faut un quotient de 20,000 voix pour être élu, — voilà un seul mandataire qui pour son parti représente la valeur de 25 députés, et pourtant à la chambre il n’aura qu’un seul vote. Cependant une minorité de 100,000 voix seulement, avec un peu d’entente, nommera 5 députés, et ainsi cinq fois moins d’électeurs auront dans le parlement cinq fois plus d’influence! Et que sera-ce si vous supposez en présence deux partis de valeur numérique à peu près égale! Il pourra donc arriver que la minorité ait au sein de l’assemblée vingt fois, cinquante fois plus de force que la majorité, à moins pourtant que vous ne donniez au député autant de votes dans le parlement qu’il aura de fois obtenu la quotité de voix nécessaire à une élection. Il est clair que cet expédient rétablirait l’équilibre; mais il y aurait à cela un premier inconvénient, sans parler des autres, qui sont graves et nombreux : c’est qu’une pareille mesure dans un pays d’égalité comme le nôtre serait absolument inacceptable et inacceptée. L’unité de collège serait donc, en réalité, moins la représentation des minorités que l’annihilation des majorités. En faut-il davantage pour rejeter sans hésitation un pareil projet? Nous le repoussons donc, sans nous y arrêter plus longtemps; mais nous le répétons, ce que nous repoussons ici, c’est le mécanisme, c’est l’application pratique du principe. Le principe au contraire, nous le retenons, nous l’embrassons énergiquement comme l’unique moyen de salut en matière électorale, car lui seul peut rendre à la nation la concorde en ne faisant plus de l’élection un combat où la victoire est le prix de la force, et à l’électeur la plénitude de son droit en l’élevant au-dessus des antagonismes et des haines, en l’arrachant au fléau des coalitions.


V.

Le principe dégagé, il ne reste plus qu’à découvrir le procédé d’application. Or ce procédé existe. Voilà tantôt quinze ans que deux hommes inconnus l’un à l’autre, dans deux pays différens, M. Andrœ en Danemark, M. Hare en Angleterre, l’ont presque en même temps créé, sinon de toutes pièces, au moins dans ses parties essentielles. Quel est le vice radical du système de M. de Girardin? Uniquement la déperdition de force que fait éprouver à un parti l’accumulation inutile d’un nombre exagéré de suffrages sur la tête d’un seul candidat. Qu’on trouve donc un moyen de prévenir cette déperdition, qu’on trouve un moyen de laisser à chaque candidat tout juste le nombre de suffrages exigé, assurant aux voix qui lui sont inutiles une représentation proportionnelle, et voilà le problème résolu, Eh bien! ce moyen, il est trouvé;; rien de plus simple. Les circonscriptions étant étendues de manière à nommer un certain nombre de députés, chaque électeur doit inscrire sur son bulletin autant de noms qu’il y a de représentans à élire dans la circonscription, il les inscrit par ordre de préférence ; toutefois son bulletin ne peut jamais, quoi qu’il arrive, compter que pour un seul nom. Le scrutin terminé, l’on divise le nombre des votans par le nombre de sièges à remplir. Le résultat de l’opération, c’est le chiffre qu’il est nécessaire, mais aussi qu’il suffit strictement à chaque candidat d’obtenir pour être élu. C’est ce que nous appelons le quotient électoral. Ce chiffre fondamental une fois fixé, sur chaque bulletin on tient compte du nom qui est inscrit en tête. Aussitôt qu’un candidat atteint le quotient exigé, on le proclame élu, et les bulletins qui l’ont nommé deviennent hors de service; puis, si sur l’un des bulletins suivans le nom de ce candidat se présente en tête, on l’oblitère, et l’on tient compte du vote au candidat qui est inscrit immédiatement en seconde ligne. On suit le même procédé jusqu’à ce qu’on ait épuisé les bulletins, jusqu’à ce que chacun d’eux ait contribué à nommer un député. Ainsi pas un suffrage ne se perd. Chaque électeur est certain d’être représenté par le mandataire qu’il désire le plus. De deux choses l’une en effet : ou bien sa voix compte au candidat qu’il a mis en tête de sa liste, et contribue à l’élection, ou bien, si sa voix est appliquée au candidat qui vient en seconde ligne dans ses désirs comme sur son bulletin, c’est que déjà le premier candidat a obtenu la consécration du nombre exigé de suffrages. L’électeur alors a la double satisfaction de se voir représenté d’abord par le député déjà élu, ensuite par le député qu’il contribue à élire. Par la même raison, chaque opinion, chaque parti est assuré d’obtenir le nombre de représentans qui lui est dû, mais aussi de n’obtenir que strictement ce nombre, car la voix de chacun de ses membres, nous le répétons, est valable pour un nom, — sans jamais risquer de faire double emploi, — mais aussi n’est absolument valable que pour un seul nom[4]. D’où cette conséquence : 200,000 électeurs d’un même parti, avec un quotient électoral fixé à 20,000 suffrages, obtiendront 10 délégués, mais n’en pourront jamais obtenir un onzième, car une fois le dixième député nommé, — chacun des délégués ayant été élu par un groupe de 20,000 votes, total 200,000, — tous les bulletins de ce parti auront servi chacun à un candidat; ils auront ainsi tous accompli leur fonction, et le droit des 200,000 électeurs sera épuisé. Est-ce là, oui ou non, de la représentation proportionnelle? Oui, et c’est encore une œuvre de justice, de liberté, de vérité, de paix et de politique.

Œuvre de justice, car il n’y a plus de citoyens violemment dépouillés de leur droit par la tyrannie brutale du nombre. L’égalité suprême et effective des votes est consacrée, et le droit de tout citoyen à la représentation n’a plus d’autre limite que la nécessité, — imposée par la raison autant que par la logique des faits, — d’être exercé par un groupe suffisant de volontés.

Œuvre de paix, car désormais la division du pays en deux hordes qui se combattent et se détestent n’a plus de raison d’être. Il n’y a plus en présence des ennemis qui s’entre-tuent, des vainqueurs qui accaparent et des vaincus qui sont anéantis; il y a des citoyens qui, pacifiquement, amicalement, bien que concurremment, exercent chacun pour son compte un droit sacré et imprescriptible.

Œuvre de liberté, car l’électeur n’est plus acculé entre l’abdication complète et le sacrifice de ses préférences; il n’a plus besoin, pour exister, de se mettre du côté du plus fort au prix de ses convictions et de ses sympathies, il lui suffit de rencontrer un nombre suffisant de volontés qui s’accordent avec la sienne ; il peut voter, dans l’intégrité de sa conscience et de sa liberté, pour l’homme de son opinion, de son choix, de sa confiance.

Œuvre de vérité, car désormais l’électeur pouvant nommer le mandataire qui lui plaît le plus, et non pas le candidat qui lui déplaît le moins, désormais aussi tout parti, toute nuance qui compte un certain nombre d’adhérens ne relevant que d’elle-même et pouvant vivre de sa vie propre, sans être réduite à se couvrir d’un masque qui l’étouffe, la coalition n’est plus la loi suprême de l’élection, et le député n’est plus le produit hybride d’une cote mal taillée d’opinions, la résultante hétérogène d’élémens contradictoires et violemment amalgamés, il est l’expression sincère et lumineuse des libres volontés de la fraction du pays qu’il représente.

Œuvre de politique enfin, car aujourd’hui que les suffrages se comptent et ne se pèsent pas, aujourd’hui que le flot populaire a le droit inviolable d’inonder les urnes électorales, le danger, chacun le sent, c’est l’absorption de l’intelligence par le nombre. Si le droit du plus grand nombre reste seul consacré, il est inévitable que bientôt la foule ignorante et inconsciente accapare la toute-puissance, et que les minorités éclairées se voient écrasées sans ressources. Eh bien ! avec la représentation proportionnelle, le péril est conjuré. Les gros bataillons demeurent, comme il est juste, en possession d’élever la voix plus haut que les autres; mais du moins les bataillons intelligens conservent le moyen de se faire entendre et l’assurance de n’être pas bâillonnés, étouffés, anéantis, par la plus brutale et la plus aveugle des tyrannies.

Nous n’avons, — on le comprend de reste, — exposé du système que la théorie générale; nous ne pouvons ici songer à le codifier dans ses menus détails. Loin de nous la prétention d’offrir du premier coup, et d’un seul jet, une application parfaite de ce grand principe à nos mœurs, à nos traditions, à notre caractère, à nos préjugés nationaux! C’est l’œuvre d’un travail de plus longue haleine, c’est surtout l’œuvre du temps et d’un concours ardent d’intelligences, de volontés et de convictions. Pourtant il est un point qu’en conscience nous ne pouvons négliger, un point capital dans la mise en œuvre du système.

La théorie pure exigerait ou du moins supposerait la suppression des circonscriptions, l’unité de collège. Ce serait en effet la condition théorique où la liberté du choix de l’électeur et le groupement des moindres minorités se rapprocheraient le plus de la perfection idéale; mais, nous sommes les premiers à le déclarer, pareille conception serait irréalisable. Il faut être avant tout pratique; or à quel électeur au monde irait-on sérieusement demander une liste de 500 noms, par ordre de préférence? Se contenterait-on de listes incomplètes? Comme sur 500 députés à élire chaque liste n’en désignerait peut-être que 40, 50, 60 au maximum, on aboutirait fatalement ou à un déficit considérable dans la représentation, dont un quart, un huitième à peine serait peut-être nommé du premier coup, ou bien à des violations funestes du principe même de proportion, les noms des députés déjà élus n’étant pas suivis d’autres noms qui les suppléent sur les bulletins subséquens, et les doubles emplois devenant dès lors innombrables. Nous repoussons donc pour notre pays la chimère de l’unité de collège. A nos yeux, la vérité pratique résiderait dans des circonscriptions assez étendues pour que chaque nuance d’opinion put y compter un groupe suffisant d’adhérens, assez restreintes pour que les électeurs pussent se réunir, s’éclairer librement et combiner leurs suffrages en connaissance de cause. Etant donné par exemple un député pour 75,000 habitans[5], on grouperait les diverses régions de la France d’après leurs communautés d’intérêts, de rapports, de traditions historiques et provinciales. On formerait ainsi des circonscriptions, fixées, cela va sans dire, d’une manière définitive en dehors de l’arbitraire administratif, mais variant entre elles suivant les nécessités de lieux et de population, et nommant, par exemple, de 10 à 15 députés. Voici alors comment les choses se passeraient.

Dans chaque circonscription et dans un délai prévu par la loi, les candidats à la députation déclarent en forme leur intention de se présenter aux suffrages de leurs concitoyens. Nous ne parlons pas, bien entendu, de serment préalable; nous parlons d’une simple déclaration. Le tableau des candidats, de leurs noms, professions, qualités, est affiché en permanence à la porte de la mairie de chaque commune. Sur cette base, les électeurs se réunissent, discutent, délibèrent, se groupent, composent leurs listes, et finalement déposent leurs votes dans les urnes. Le scrutin une fois clos, dans chaque commune les scrutateurs désignés par la loi, avec toutes les garanties désirables, comptent les bulletins, les numérotent sans les dépouiller, et dressent mi procès-verbal constatant le nombre de suffrages exprimés. Les bulletins, accompagnés d’un double de ce procès-verbal, sont ensuite centralisés au chef-lieu de la circonscription, où se fait le dépouillement. Là, l’opération s’effectue suivant les règles indiquées plus haut. On commence par totaliser, d’après les procès-verbaux, les suffrages exprimés dans les diverses communes, on divise ce total par le nombre des députés à élire, et l’on obtient ainsi le quotient électoral. Puis, au fur et à mesure que l’on ouvre les bulletins, on tient compte sur chacun d’eux d’un seul nom, du nom qui est inscrit en tête, et que l’électeur a ainsi désigné comme obtenant avant tout sa confiance. Aussitôt qu’on candidat a atteint le quotient exigé, on le proclame élu, et si son nom, sur l’un des bulletins subséquens, se présente le premier, on l’oblitère, et l’on tient compte sur ce bulletin du nom qui suit immédiatement le nom déjà consacré par un nombre suffisant de suffrages. Lorsque tous les bulletins ont été dépouillés, chaque électeur se trouve donc avoir contribué pour un suffrage à la nomination d’un député sans que son vote ait fait double emploi ni rien perdu de sa valeur. Le résultat, répétons-le en passant, est une proportion mathématique entre les groupes d’élus et les groupes d’électeurs. Supposons, comme ci-dessus, un collège de 200,000 électeurs ayant à nommer 10 députés avec un quotient de 20,000 voix ; les 200,000 électeurs sont divisés en quatre nuances distinctes d’opinions qui comptent, la première 100,000, la seconde 60,000, I :s deux dernières chacune 20,000 adhérens. Avec le système actuel de l’élection à la majorité, les 10 députés iraient tous aux 100,000 électeurs, grossis de quelques voix racolées parmi les déserteurs des autres partis. Avec le système proportionnel, le premier groupe au contraire obtiendra 5 députés, le second 3, les deux derniers chacun 1, répartition conforme à l’exacte justice.

Toutefois il faut tout calculer. Il est possible, il est à prévoir même que par un manque partiel d’entente, par une fausse manœuvre, par une divergence d’ordre sur un ou deux noms, ou enfin par le simple groupement de certaines fractions minimes d’opinions, un ou deux sièges sur dix restent non pourvus, et par suite 20 ou 40,000 électeurs non représentés. Ici se place une seconde opération, destinée à la fois à combler les vides de la représentation nationale et à donner aux minorités éparses sur toute la surface du territoire la part de députation qui leur est due. Les bulletins qui se trouvent ainsi sans emploi dans un collège sont d’une part mentionnés et cotés dans le procès-verbal des opérations de la circonscription, d’autre part expédiés (sous enveloppe cachetée portant le nom du candidat auquel ces bulletins appartiennent) à une commission centrale réunie dans la capitale, et qui centralise entre ses mains tous les votes qui dans les divers collèges se sont trouvés en nombre insuffisant pour donner à un candidat le quotient exigé. Cette commission centrale procède à un nouveau dépouillement de tous ces bulletins venus des divers collèges de la même manière que les commissions locales ont déjà procédé aux dépouillemens de circonscriptions. Tout candidat qui obtient le quotient est proclamé député et rattaché au collège électoral où les voix en sa faveur ont été les plus nombreuses. Grâce à cette seconde opération, effectuée dans les mêmes conditions de justice et de régularité que la première, les sièges vacans se trouvent remplis, et des minorités qui dans chaque collège ne comptaient que quelques milliers de voix sont assurées d’une représentation proportionnelle à leur importance. Ensuite, pour faciliter aux citoyens le contrôle nécessaire de ces opérations multiples, tous les bulletins, classés par paquets étiquetés au nom du candidat auquel ils appartiennent, sont déposés aux archives de l’état, mis à la disposition du public, et conservés jusqu’aux élections générales prochaines. Ajoutons enfin qu’au cas où, après le dépouillement général, le nombre des candidats ayant obtenu le quotient ne suffirait pas à compléter la chambre, — ce qui du reste ne se produirait jamais que pour un nombre de sièges extrêmement restreint, — on pourrait combler les vicies en proclamant élus les candidats qui réuniraient (au-dessus toutefois d’un certain minimum de voix) le plus grand nombre de suffrages relativement aux députés ayant atteint le quotient complet[6].

Nous savons bien qu’ici nous allons rencontrer plus d’une objection. On nous reprochera de faire des catégories de députés, de donner des représentans de premier, de second ou de troisième ordre suivant qu’ils seront élus par la première opération des circonscriptions ou par le dépouillement de la commission centrale, ou par un nombre de voix inférieur au quotient normal. Or, en premier lieu, entre les deux premières catégories il y aurait égalité parfaite, les députés de chacune d’elles ayant obtenu le même nombre de voix. Qu’importe, s’il vous plaît, à la validité du mandat, que les suffrages qui se sont réunis sur la tête d’un représentant viennent d’un seul collège ou des divers points de la France ? Et quant à la troisième catégorie, théoriciens intraitables, reportez-vous, de grâce, à ce qui se passe aujourd’hui. Avez-vous jamais songé à dire aux députés, — la candidature officielle à part, — qu’ils avaient des mandats de valeurs diverses ? Non, n’est-ce pas ? Pourtant les uns sont élus par 30,000 suffrages, les autres par 15,000, voire même par 12,000 quelquefois. Comment donc un pareil reproche deviendrait-il fondé à l’égard de mandataires nommés par un nombre de voix qui, grâce au minimum fixé, ne pourrait donner lieu à des écarts aussi graves que ceux soufferts aujourd’hui patiemment ?

On ne manquera pas non plus de nous dire : Avec votre système, on ne nommera plus que des hommes populaires ou du moins connus dans tout le pays à un titre quelconque. Vous tuez du coup les influences locales, vous délocalisez absolument la représentation. — D’abord nous pourrions répondre qu’un député n’est pas uniquement et exclusivement le représentant d’un coin de terre, d’un clocher, et qu’il doit aussi, avant tout peut-être, représenter la nation tout entière ; mais nous allons plus loin, et nous affirmons hautement que nos principes, au lieu de délocaliser la représentation, favorisent au contraire les influences et la représentation locales dans ce qu’elles ont vraiment de légitime et de respectable. Voici comment : les hommes qu’on redoute de voir exclus de la députation, ce sont apparemment ceux qui doivent à leur réputation de capacité, à leur talent d’administrateurs, à leur position de grands agriculteurs ou de grands industriels, une influence toute particulière dans le pays qu’ils habitent. Cette influence n’est sans doute point restreinte à une seule commune; elle s’étend au loin, elle rayonne dans le département, dans la province. — Dans l’état de choses actuel, qu’arrive-t-il? Un de ces hommes se présente à la députation : eh bien! une bonne partie de sa popularité lui est absolument inutile, car beaucoup de ceux qui le connaissent et voteraient pour lui se trouvent en dehors de l’étroite circonscription où il pose sa candidature. Le voilà donc dans cette condition doublement défavorable de n’être soutenu que par une portion de ses amis, et d’avoir en même temps besoin que ses amis soient en nombre, non pas seulement suffisant, mais supérieur à celui de ses adversaires. Aussi voit-on des hommes éminens, aimés de toute une province, utiles, nécessaires à la défense de ses intérêts, échouer misérablement dans un arrondissement. Avec notre système au contraire, la circonscription étant dix fois plus large, tous les amis du candidat pourront concourir à sa nomination, et le faire ainsi profiter du bénéfice complet de sa popularité. De plus, comme il suffira pour assurer l’élection d’un nombre déterminé de voix, si le candidat jouit vraiment d’une supériorité légitime, sa nomination sera certaine. Avec le régime nouveau, l’on verrait parvenir à la chambre des hommes considérables dans le pays que le régime actuel a jusqu’à ce jour impitoyablement écartés de la députation.

On nous dira encore : « Votre système est compliqué, et par là même impraticable. » — Cette complication est plus apparente que réelle, elle est bien plus dans l’esprit de ceux qui s’y heurtent que dans le système lui-même. En matière électorale, il y a deux sortes d’opérations qu’il faut avoir grand soin de distinguer : 1° celles qui incombent à l’électeur lui-même; 2° celles qui incombent aux fonctionnaires et aux citoyens chargés du dépouillement. Autant il est nécessaire que les premières soient claires, faciles, accessibles à toutes les intelligences et à toutes les bonnes volontés, autant il est d’une importance secondaire que les autres soient plus ou moins longues, plus ou moins minutieuses : il suffit qu’elles ne puissent se soustraire à un contrôle sérieux et éclairé. Or nous ne nions pas que dans notre système les opérations du dépouillement et les fonctions d’assesseurs, de scrutateurs, de vérificateurs, exigent plus de temps, plus de soins qu’à présent; il est clair que la centralisation des bulletins, le double fonctionnement de commissions locales et centrales, ne permettront pas de connaître aussi rapidement qu’aujourd’hui le résultat des élections; mais tout cela n’est qu’une question de zèle de la part des citoyens qui se dévouent au dépouillement, et de patience de la part des électeurs et des candidats qui attendent l’arrêt du scrutin. Après tout, est-ce donc un si grand malheur de ne pas savoir le jour même la réponse des urnes? Ne peut-on attendre quelques heures un résultat qui doit fixer les destinées du pays pour des années entières? Un retard de deux, trois ou quatre jours peut-il compenser la certitude de voir triompher le droit et la justice? Et d’ailleurs tout ne se passera-t-il pas, comme autrefois, au grand jour, sous la surveillance efficace et facile des intéressés et des citoyens?

En tout cas, nous l’avons dit, la complication relative des opérations de dépouillement n’est que secondaire. Le point essentiel, c’est la simplicité des fonctions de l’électeur. Est-il donc vrai que notre système les complique outre mesure? On nous accordera tout au moins que le dépôt des bulletins dans les urnes ne sera ni plus long ni plus compliqué qu’aujourd’hui. Le dérangement matériel ne sera en rien aggravé pour l’électeur, et l’acte même de voter n’arrachera pas plus longtemps le citoyen à ses devoirs et à ses occupations. Que reste-t-il donc? Il reste la nécessité pour le votant d’inscrire les noms des candidats sur son bulletin et de les inscrire dans l’ordre de ses préférences : d’où l’on tire encore cette objection, que les électeurs incapables de classer sur leurs propres listes leurs propres préférences seront bien plus incapables de les combiner avec celles de leurs compagnons de vote, qu’ils ne pourront s’entendre sur l’ordre à suivre, que les voix s’éparpilleront, et ne se grouperont jamais sur les candidats d’une manière normale et efficace. — Oui, vous avez raison, si vous supposez des électeurs absolument indifférens, ineptes, privés de tout moyen de s’entendre et de s’éclairer; mais vos reproches s’écroulent, si vous admettez la pleine et entière liberté de la presse, du droit de réunion et du droit de discussion. Notre système, et c’est ce qui l’honore, ne permet pas aux votans de n’être que des machines inconscientes. Il exige d’eux non pas une intelligence supérieure et des lumières exceptionnelles, mais tout simplement l’effort de savoir ce qu’ils veulent, et en cela, disons-le en passant, il devient un instrument d’éducation politique, car il force l’électeur à réfléchir et à user de droits indispensables à la vie d’une nation, les droits d’écrire, de se réunir et de discuter.

Vainement on ajoutera : Pour la formation de votre liste, les électeurs devront s’entendre, se concerter; ils tomberont alors sous la tyrannie des comités. Nul plus que nous ne la réprouve, et nous la détestons surtout lorsque nous voyons les citoyens contraints de choisir entre deux listes officielles, celle du gouvernement et celle de l’opposition, qui tombent l’une et l’autre comme du ciel de la volonté indiscutable de comités inconnus; mais où la prend-on dans notre système? Comme chaque opinion peut avoir son programme, sa liste, son organisation propre, et obtenir sa part de succès, comme tout électeur est libre de porter au scrutin sa volonté particulière et certain de la faire triompher, s’il peut y rattacher un certain nombre de partisans, désormais les comités ne sont plus en somme, pour les divers partis, que des instrumens de discipline et de centralisation. C’est volontairement que chaque groupe d’électeurs choisit le sien et lui donne sa confiance, et si l’on voit encore, comme aujourd’hui, des comités se former de leur autorisé privée et tenter de s’imposer aux citoyens, c’est librement que l’électeur leur prête son appui, car il ne tient qu’à lui d’aller porter ailleurs son concours.

Voilà donc que s’évanouissent devant la simple réflexion les objections en apparence les plus sérieuses. Combien plus facilement encore n’écartons-nous pas des argumens de la valeur de celui-ci : sous le régime nouveau, plus de gouvernement possible, car avec les élémens bigarrés qui, grâce à la représentation proportionnelle, composeront le parlement, il n’y aura plus moyen de former au sein de la chambre une majorité stable et homogène! — Eh quoi! ne voit-on pas que la fusion des diverses nuances d’opinion, que la coalition en un mot, funeste et détestable en matière de représentation, devient légitime et nécessaire en matière de décision? Ne voit-on pas que les divers partis réunis au parlement, en théorie ont le droit de se grouper, en fait se grouperont toujours en deux camps, majorité et minorité, et cela par la force des choses, puisqu’il s’agit alors de décider sur des faits? N’est-il pas évident enfin que l’objection, fût-elle sérieuse, aboutirait en somme à cette étrange conclusion que, pour pouvoir gouverner, il faut une représentation factice et mensongère, une représentation qui soit en désaccord avec le pays, qu’elle représente? — Prenez garde, va-t-on nous dire encore, vous allez donner aux partis extrêmes, aux minorités turbulentes, un accès légal et sûr à la représentation, dont aujourd’hui, grâce à Dieu, nous pouvons les repousser plus ou moins complètement ! — Prenez garde à votre tour. Vous ne sentez donc pas que la représentation est la soupape de sûreté pour les fermentations sociales, qui, bouillonnant dans l’ombre et comprimées, peuvent faire sauter la machine, mais qui s’évaporent et s’évanouissent à l’air libre et au contact du bon sens public? Vous ne sentez donc pas surtout que ce droit que vous tremblez maintenant de mettre aux mains de vos adversaires, c’est vous peut être qui bientôt en recueillerez le bénéfice? Aujourd’hui le calme règne, vous êtes les maîtres; vous voulez l’être sans partage, vous vous enivrez de votre triomphe et vous ne songez pas au lendemain; mais demain un vent de tempête peut souffler sur le pays et soulever contre vous un flot irrésistible. Vous devenez peut-être une minorité opprimée. Eh bien! n’est-ce pas alors que la représentation proportionnelle serait l’unique instrument de salut?

Au fond, la plus grave objection à combattre, c’est le préjugé, c’est la routine. Celle-là, le temps seul peut la résoudre. Aussi, quelle que soit la bonté de la cause, sommes-nous loin de réclamer une solution précipitée. Une réforme n’est viable que lorsqu’elle est fondée sur le temps et sur les mœurs; mais ce que nous pouvons demander sans trop de présomption, ce que nous demandons instamment, c’est qu’on ne prononce pas sans examen, qu’on ne condamne pas sans jugement; c’est enfin qu’on jette un regard sur les nations qui nous donnent l’exemple. En Danemark, voilà tantôt quinze ans que le système fonctionne et triomphe par ses résultats des craintes et des préventions. A Genève, une association dirigée par M. Ernest Naville a essayé déjà de faire triompher dans les conseils du pays les principes qu’elle soutient avec tant d’énergie et de persévérance. En Angleterre, des néophytes chaque jour plus nombreux, l’illustre Stuart Mill en tête, convertissent sans cesse à l’idée nouvelle de nouveaux partisans. En Amérique, une ligue s’est formée qui déjà, dans le sein de la constituante de New-York et du sénat des États-Unis, a pu faire discuter ses vœux et ses espérances. En Allemagne, plus d’un petit état se prépare au système nouveau. En Australie enfin, dans ces colonies nées d’hier et déjà grandes, dans ces états florissans où la vie politique, pour jeune qu’elle soit, est déjà si puissante, les parlemens de Sydney et de Melbourne ont solennellement discuté le régime proportionnel. A Sydney, le principe avait triomphé. L’effet eut suivi sans la coïncidence fatale d’une crise ministérielle. Au milieu de cet élan général de toutes les parties du monde, la France seule fermerait-elle donc les yeux à la lumière naissante? On ne doit pas le croire. Nous lui faisons ici un appel ardent et convaincu. Nous nous adressons à tous les partis, à tous les citoyens également intéressés dans la question. Voilà ce qui nous donne dans l’avenir une inébranlable confiance. Si cette réforme peut trouver des esprits rebelles, elle ne peut rencontrer de consciences hostiles.


EUGENE AUBRY-VITET.

  1. Avec le scrutin de liste, l’électeur est réduit à choisir entre les deux listes rivales qui se disputent la majorité, et à les accepter tout entières; s’il veut en prendre et en laisser, s’il veut faire des compromis et voter à sa guise, il ne risque qu’une chose : c’est de voir son vote égalé à zéro, ou bien de faire passer des candidats dont il ne se soucie guère, sans obtenir le succès de ceux qui ont vraiment ses sympathies.
  2. Nous nous plaçons ici, bien entendu, dans l’hypothèse d’un collège à trois coins; mais le raisonnement est vrai d’une manière générale.
  3. Un Projet de loi électorale, par M. Herold.
  4. Nous ne saurions trop insister sur ce point, qui distingue notre système du scrutin de liste, avec lequel il n’a fort heureusement rien, absolument rien de commun. Nous prions donc instamment le lecteur de se bien pénétrer de cette disposition, qui est capitale, et de se souvenir une fois pour toutes que le vote de chaque électeur compte à un seul des noms qui sont sur sa liste, sans qu’il y ait à se préoccuper des noms qui précèdent ou suivent celui-là.
  5. Prendre pour base de l’élection la population et non le chiffre des électeurs inscrits nous semble être une des premières conditions pour assurer la proportion normale entre la représentation et le pays. En se fondant, comme aujourd’hui, sur le nombre des électeurs inscrits, on risque, grâce à l’arbitraire toujours possible du gouvernement en matière d’inscriptions électorales, grâce aussi à l’indifférence d’un certain nombre de citoyens, d’arriver à ce résultat étrange que la représentation diminue bien que la population s’accroisse. Ce que nous proposons serait d’ailleurs en plus parfait accord avec la constitution, qui dit à l’article 31 : « L’élection a pour base la population.» A l’égard du chiffre de 75,000 habitans, qui correspond à peu près à 20,000 électeurs, il nous paraîtrait le plus propre à donner au pays une représentation suffisamment nombreuse sans tomber dans la cohue. Le nombre d’environ 500 représentans, qu’on obtiendrait ainsi, est appuyé tout à la fois par la justice et par nos précédens historiques les plus sérieux.
  6. Nous pensons que ce dernier expédient pourrait également servir en toute justice et en toute utilité au cas où des vacances se produiraient, durant le cours d’une session, dans un collège électoral, par suite de mort ou de démission. On appellerait à remplir ces vacances les candidats qui, aux élections générales, auraient obtenu (toujours au-dessus d’un minimum fixé) le nombre de voix le plus considérable relativement au quotient normal, et qui déjà n’auraient pas été appelés à compléter la représentation. Leurs noms seraient d’avance proclamés, lors du dépouillement général, en prévision de cette éventualité. Le siège vacant serait, bien entendu, attribué à celui de ces députés suppléans qui, dans la circonscription où se produirait la vacance, aurait obtenu la plus forte fraction de suffrages. Nous savons qu’on a proposé en pareil cas, et par exception, de faire remplir la vacance par l’élection à la majorité ; mais cette dérogation au principe, bien qu’exceptionnelle, serait mauvaise à nos yeux ; le procédé que nous proposons nous semble au contraire de beaucoup le plus rationnel.