LIVRE VI.


Tous les secours de l’art sont prodigués au vieillard du monastère. Élodie désespérée n’a point quitté le chevet du lit où son père adoptif, à l’aube du jour, est encore étendu sans mouvement. Anselme, l’Esculape de la vallée, en vain lui donne tous ses soins ; il ne se flatte plus de conserver sa vie. Aucune parole d’espérance n’est sortie de sa bouche ; et le silence du bon pasteur est le présage de la mort d’Herstall.

Les larmes d’Élodie, son effrayante pâleur, ses sourds gémissemens, attendrissent le vénérable Anselme. Cherchant à la préparer au coup affreux qui va lui ravir un second père : — « Ma fille, lui dit-il, si Dieu rappelle à lui l’âme pure d’Herstall, bénissons un arrêt qui terminera ses souffrances ; les portes immortelles vont s’ouvrir pour lui : déjà les concerts du Ciel célèbrent le prochain départ du nouvel élu. Entr’ouvrant la voûte azurée, déjà l’ange des derniers soupirs l’appelle aux félicités éternelles. La couche funèbre du juste est l’arche consacrée sur laquelle descend l’esprit de Dieu. Éloignez-vous, vierge sans tache ! ici vous seule êtes à plaindre. »

— « Non, s’écrie la jeune fille, non, je ne quitterai point son lit de mort !… » En ce moment un léger mouvement d’Herstall a frappé sa vue : un rayon d’espérance a lui dans son âme. De nouveaux efforts pour ranimer les membres glacés du vieillard sont essayés avec succès. Un léger incarnat a coloré le visage du mourant, et ses yeux se rouvrent à la lumière.

Herstall, après quelques instans, a paru reconnaître les objets chéris qui l’environnent. Ses regards se fixent sur l’orpheline avec la plus tendre et la plus douloureuse expression. Il cherche à lui adresser quelques mots : vains efforts ! ses mouvemens sont paralysés, et sa lạngue reste muette.

Élodie s’approche d’Anselme. — « Ô mon père ! dit-elle, ne me déguisez rien : cet état serait-il naturel ?… Quelque perfide aurait-il voulu hâter l’instant de sa mort ? Herstall est-il la victime de quelque barbare ennemi ?… » — « Rien ne le prouve, répond Anselme. » — « Et vous ne soupçonnez aucun crime ? » — « Si quelque crime a été commis, du moins il n’a laissé nulle trace. Herstall est tombé dans la forêt, frappé d’apoplexie. Aucune main coupable, aucun fer homicide n’ont été levés sur lui. La fatigue d’un long trajet, la tempête, et peut-être quelque émotion trop violente ont håté l’attaque funeste que je redoutais pour lui depuis long-temps. »

De quel poids accablant cette réponse a soulagé le cœur de l’orpheline ! Son sang a circulé plus librement dans ses veines. Mais hélas ! semblable au prophète terrible criant sous les murs du temple de Salomon : Malheur à Jérusalem ! Anselme, d’une voix inspirée continue en ces mots : — « Un voile funèbre couvre les circonstances qui ont précédé la chute d’Herstall au sein de la forêt. Peut-être qu’en le soulevant, un mystère d’horreur… Mais c’est à l’Être-Suprême à tirer vengeance des iniquités secrètes et impunies. Il est un autre tribunal que celui de la justice humaine. Un cri réprobateur s’élèvera de la solitude… Comme un vase fragile le colosse sera brisé… Vainement le crime élèverait son trône imposteur et triomphant sur les hauteurs de la terre, la foudre est au-dessus de la montagne. »

En prononçant ces dernières paroles, ni son accent ni son regard n’appartenaient à la terre. Une puissance surnaturelle a commandé son discours. La vierge d’Underlach tressaille… Sa tête est retombée silencieusement sur sa poitrine, et de ses yeux s’échappent de nouvelles larmes.

Cependant un jour de plus s’est enfoncé dans le gouffre où tombent précipités les mois, les années et les siècles. La fille de Saint-Maur, remontée dans sa cellule, vainement appelle un sommeil de quelques heures, qui lui redonnerait de nouvelles forces pour veiller son père expirant ; le sommeil glisse sur sa paupière, comme les consolations sur son âme.

La vierge d’Underlaclh retourne auprès d’Herstall ; elle est seule avec lui. Le vieillard ne peut lui parler ; mais son regard plus expressif que jamais semble supplier l’orpheline de l’interroger, comme s’il avait conçu l’espérance de lui répondre par quelque autre secours que la parole. — « Ô mon père ! dit Élodie, n’abandonnez pas votre enfant ! » Sa main tient celle du vieillard ; il lui semble qu’elle a été légèrement pressée. — « Course fatale ! reprend-elle ; peut-être que, sans la fatigue d’une route pénible, sans votre entrevue avec le Solitaire… » L’orpheline s’arrête épouvantée. À ce nom du Solitaire, Herstall a paru saisi d’une subite horreur. Son œil s’est animé, un rayon de fureur s’en échappe. Son âme, pour se faire entendre, cherche à briser les obstacles qui l’entravent. Un violent effort, comme une convulsion dernière, a rendu le mouvement à ses lèvres tremblantes. Quelques sons étouffés, quelques mots à peine articulés se fraient un passage. Élodie écoute. — « Le monstre !… Ah ! malheureuse !….. Fuis ! »

Le feu de ses regards a disparu ; ses membres se sont roidis ; sa voix s’est éteinte ; son souffle s’est glacé ; une sorte de crêpe mortuaire a passé rapidement sur ses traits déjà décomposés. C’en est fait ! entre la vierge et le mourant l’ange aux ailes funèbres a tiré le rideau de l’éternité.

Depuis plusieurs jours, l’homme juste avait terminé sa carrière. C’est maintenant l’orpheline qu’Anselme cherche à rendre à la vie. Comme anéantie, elle paraît insensible aux tendres soins du pasteur d’Underlach. Les couleurs de son teint sont totalement effacées ; sa voix n’est plus qu’un gémissement plaintif, et son existence qu’une douleur continuelle.

La fleur abattue par l’orage relève enfin sa tige languissante. La fille de Saint-Maur échappe à la faux du trépas. Mais hélas ! privée du seul appui de sa jeunesse, elle s’afflige d’avoir pu lui survivre, et n’ose porter sa pensée vers l’avenir qui l’attend.

Jusqu’au balcon du monastère lentement elle a dirigé ses pas chancelans. Là, silencieuse, elle étend au loin ses regards. Le char du dieu de la lumière parcourt radieux les plaines éthérées : ses feux ont dissipé les vapeurs qui couronnaient les montagnes ; et la blanche cime des pics couverts de neige se détache éblouissante sur l’azur de l’horizon. La prairie est émaillée de fleurs. La nature reparaît aux yeux de l’orpheline belle et pure comme aux jours de la création. La cascade au loin murmure, et ses ondes argentées partagent en serpentant la pelouse embaumée. Les airs retentissent du concert joyeux des chantres du bocage. — « Ah ! s’écrie l’orpheline d’une voix plaintive, hors mon existence et ma destinée, hors ce cœur infortuné que les regrets accablent, rien n’est changé dans la nature. »

Elle dit ; et ses larmes coulent à torrent. Hélas ! au cœur déchiré par la douleur et brisé par l’adversité, un ciel pur et serein, un site riant, ne semblent-ils pas une amère dérision ! Ah ! quelques regrets que puisse laisser ici bas le génie éteint ou le juste disparu, le Ciel ne lui accorde pas une larme, la terre pas un soupir. La nature poursuit sa marche accoutumée. Indifférente pour l’homme qui la croit faite pour lui, elle ne remarque pas plus sa naissance qu’elle ne s’occupe de sa mort.

Les volontés d’Herstall ont été exécutées. Au fond des jardins du monastère est un tertre solitaire ombragé de grands arbres dont l’épais feuillage intercepte les rayons du jour. Là repose ensevelie sa dépouille mortelle. Nul monument funèbre n’y sera construit. Nulle pierre ne couvrira sa tombe. Nulle orgueilleuse inscription ne rappellera ses vertus. Le père adoptif d’Élodie a défendu ces pompes de la mort, ces vanités de la poussière. Une simple croix rustique s’élève modestement sur le gazon de la sépulture.

Le vénérable pasteur d’Underlach ne quitte plus que rarement la jeune fille, dont il est demeuré le seul soutien. Par ses soins attentifs et par ses pieux discours, il cherche à cicatriser les plaies de son âme. Anselme a connu les dernières intentions de son ami. Il a envoyé son neveu, le jeune Conrad, annoncer le trépas d’Herstall à la comtesse Imberg. Chaque jour il attend le retour de Conrad et la réponse de la comtesse. Peut-être la nouvelle protectrice d’Élodie viendra-t-elle la chercher elle-même au monastère. Son appartement est préparé. Le bon Anselme a tout prévu.

Élodie a recouvré ses forces : aller prier au tombeau d’Herstall est la première pensée de sa convalescence. À la chute du jour, elle a traversé le parc ; et, seule au pied du tertre funéraire, elle s’arrête, se prosterne et pleure. « Ô mon père ! dit Élodie, étrangère aujourd’hui sur un globe inconnu, qu’ai-je à attendre du temps ? l’accumulation des souffrances. Qu’ai-je à espérer des hommes ? la pitié. Oh ! par vos prières, obtenez du Seigneur ma délivrance ; et pour m’ouvrir un céleste passage jusqu’à vous, que devant moi se brisent les funestes barrières de la vie ! »

Appuyée contre la croix du tombeau, la fille de Saint-Maur, absorbée dans ses pieuses méditations, a laissé fuir les momens sans remarquer leur passage. Repoussant avec effroi le souvenir du Solitaire, elle se répète les derniers mots de son père expirant. L’homme du mont Sauvage, puissance mystérieuse, n’est plus pour elle une puissance céleste ; et cependant elle ne peut se le représenter comme le génie du mal. Depuis la mort d’Herstall, au fond de son âme une sorte de terreur s’est attachée au nom du Solitaire ; peut-être aurait-elle le courage de le fuir, mais elle n’a pas la force de l’oublier.

De nocturnes rayons éclairaient seuls le bosquet mortuaire. Étonnée elle-même de sa longue rêverie, glacée par l’air humide de la soirée, pâle comme la feuille du tremble à la clarté du flambeau des nuits, la vierge d’Underlach soulève lentement sa tête appesantie ; quel objet a frappé son regard !… Devant elle, debout, penché sur l’arbre des mausolées, aussi beau qu’au jour où, tenant sa lyre, il lui apparut tel qu’Orphée aux ombres heureuses, le chasseur de la montagne la contemple en silence, immobile comme la statue d’un monument funèbre. Son bras droit relève négligemment une partie de son manteau détaché de ses épaules, et drapé comme le royal vêtement des Césars. Sur son front mâle et découvert flottent en désordre ses cheveux noirs et touffus. La lune, à travers le feuillage, a semblé le ceindre d’une écharpe argentée ; et ses lueurs frémissantes l’environnent de reflets magiques. Moins éclatant de beauté, sous les bocages de l’Élide, Endymion arrêta le char de Diane. Moins séduisant parut l’Hippolyte des forêts aux yeux des nymphes de la Grèce.

Le maintien calme du vainqueur d’Ecbert, la touchante expression de son regard, la sérénité de son visage, ont à l’instant chassé du cœur d’Élodie et les sinistres souvenirs et les effrayantes réflexions. À son seul aspect toute impression funeste s’est effacée ; et déjà l’enchanteur de la montagne a repris sur elle sa puissance.

L’orpheline a cru voir tomber de ses yeux une larme religieuse sur la tombe d’Herstall. Sa présence au bosquet funéraire, ce dernier hommage rendu à la mémoire de son père, ont rempli l’âme d’Élodie d’une joie secrète, d’une tendre reconnaissance : le Solitaire est justifié dans son esprit. Une lumière brillante a soudain éclairci ses ténébreuses pensées ; il lui semble qu’un souffle divin a repoussé tous les nuages de l’horizon. Le passage de la vie n’est plus pour elle une marche dans le désert : Élodie n’est plus seule dans l’univers ; et si elle s’agenouillait de nouveau devant la sépulture d’Herstall, ce ne serait plus la même prière qu’elle adresserait au Ciel.

— « Lui, un monstre ! lui, un meurtrier ! se dit en son cœur l’orpheline. Ah ! la vertu, descendant ici-bas sous une enveloppe humaine, n’aurait pu choisir une forme plus céleste… D’Herstall expirant la raison pouvait être aliénée : devais-je croire aux accusations du délire ! »

Le Solitaire s’avance vers elle. « Vous avez pu me croire coupable !… dit-il avec l’accent du reproche ; vous avez pu m’accuser de la mort d’Herstall !….. »

Ces mots répondent aux pensées secrètes d’Élodie. L’homme mystérieux lit donc jusqu’au fond de son âme. L’orpheline troublée se garde de l’interrompre : la voix du Solitaire a si doucement retenti à son cœur !… Son accent expressif est une si puissante magie !…. Élodie n’ose parler, de crainte de cesser de l’entendre.

— « Vierge pure et sans tache ! a-t-il repris, j’ai voulu vous revoir pour me justifier à vos yeux. Sur les dépouilles mortelles d’Herstall, devant cette croix révérée, en présence du Ciel, je le jure, jamais au mont Sauvage d’aucun crime le Solitaire ne s’est souillé. » Il dit ; et, la main levée sur le signe sacré de la rédemption, il semble défier toute puissance terrestre ou divine de démentir ses paroles solennelles. — « Herstall ! poursuit-il, si j’ai attenté à ta vie, si j’en eus même jamais la pensée, que ta voix menaçante s’élève du cercueil !… Si j’ai trahi la vérité, dénonce à l’instant le criminel ! »

Le cœur de l’orpheline battait avec violence ; mais son agitation n’était plus celle de l’effroi. Tout soupçon est détruit ; toute alarme est dissipée ; et loin de redouter le moment présent, elle eût voulu prolonger sa durée. — « Je le vois, continue le Solitaire, vous croyez à mon serment : je suis justifié devant vous… Adieu. »

Il allait s’éloigner. — « Me pardonnez-vous d’injurieux soupçons ? dit timidement l’orpheline. » — « Les apparences m’accusaient, répond-il, et vous pouviez me croire coupable. D’ailleurs, tombé depuis long-temps sous le poids des condamnations humaines, je ne m’étonne plus des injustices. » — « Vous me quittez ? dit Élodie, le voyant sortir du bosquet. » — « Peut-être pour toujours. »

À cette réponse, la vierge d’Underlach a fait un mouvement involontaire vers lui pour l’arrêter ; et la douleur s’est peinte sur son charmant visage. — « Eh quoi ! reprend le Solitaire, vous m’honoreriez d’un regret ! » — « Ne fûtes-vous pas mon libérateur ? répond la jeune fille vivement agitée. »

En prononçant ce seul mot « mon libérateur », sa voix touchante exprimait plus que la reconnaissance. Le chasseur de la montagne n’est plus le maître des sentimens qui l’oppressent. — « Ange du monastère ! s’écrie-t-il, ne me retenez point, vous vous perdez ! » Et l’homme incompréhensible semble la repousser.

La fille de Saint-Maur recule effrayée. Son cœur s’est douloureusement resserré. De sinistres pensées reviennent en foule la poursuivre. Auprès de la croix funèbre, elle se réfugie comme sous une arche de salut ; et ses pleurs coulent en abondance.

Attendri, hors de lui-même, le chasseur de la montagne oublie toutes ses résolutions : il tombe à ses genoux. — « Tu l’as voulu : tu m’arraches l’aveu fatal… Eh bien ! oui, je t’aime ! Toi seule, comme une aurore céleste apparue au milieu des ténèbres, es venue me rappeler à la vie. Maintenant, ici-bas, il n’est plus pour moi qu’Élodie, et cette Élodie ne pourra jamais être à moi. » — « Jamais ! » répète l’orpheline : et dans ce mot de tendresse et de désespoir, son cœur s’est ouvert tout entier.

— « Regarde autour de toi, continue-t-il avec égarement, ces gazons fleuris recèlent la mort ; ce bocage riant est une tombe : infortunée ! mes destins ressemblent à ces gazons trompeurs, et mon amour à ce bocage funèbre. Fille adorée ! laisse-moi te fuir : que sur une mer de souffrances et de désespoir, j’erre à la merci des flots, poursuivi par la tempête, et sillonné par la foudre, c’est l’arrêt du Ciel ; je subis ma destinée : mais que seul du moins le naufragé roule au fond des abîmes ! Il en est temps encore… Sauve-toi.

» Mon délire t’épouvante, ajoute-t-il, Élodie, ne cherche point à comprendre l’homme de la fatalité ; contente-toi de le repousser. Ange de la terre ! à l’imitation des esprits du Ciel, ferme-moi l’entrée de ta demeure. »

La vierge d’Underlach sent ses genoux fléchir sous elle ; glacée de terreur : — « Levez-vous, cruel ! lui dit-elle. Hélas ! que puis-je vous répondre ! vous avez déchiré mon âme. »

Le Solitaire la voit chanceler : il veut la soutenir ; il passe son bras autour de sa taille ; et la jeune fille, un instant comme privée de l’usage de ses sens, a doucement laissé tomber sa tête sur son sein : ainsi la blanche fleur du lierre s’attache à l’ormeau du vallon. La lueur virginale de l’astre des amours éclairait son visage céleste. Ses longues paupières à demi fermées voilaient son regard enchanteur. Au bord du fatal précipice, moins belle parut Psyché, lorsque Zéphir l’enlevait évanouie.

L’inconnu du désert la contemple en silence ; un feu brûlant coule dans ses veines… Tout à coup, de l’accent le plus passionné : — « Élodie, s’écrie-t-il, est-il bien vrai !….. Élodie, m’aimes-tu ?… »

Plus d’expression farouche en son regard ; plus d’égarement sur ses traits ; il presse contre son cœur avec tendresse l’orpheline adorée. À la douce interrogation de l’amour, la vierge d’Underlach revient à elle-même : doucement elle repousse le Solitaire, de ses bras se dégage en rougissant, et lui répond ces mots : — « Si je vous aime ? À quoi pourrait servir cet aveu ! Ne m’avez-vous pas dit qu’Élodie ne pouvait jamais être à vous ? »

L’homme du mont Sauvage paraît craindre de lui répondre ; en lui mille sentimens divers à la fois se combattent ; précipitamment il s’éloigne ; à grands pas il parcourt le sombre bosquet : puis revenant soudain près de l’orpheline, et rompant brusquement le silence, il s’écrie : — « Et comment puis-je espérer qu’Élodie veuille jamais être à moi ! Errant, proscrit et malheureux, que puis-je offrir à une épouse ? un rocher d’exil, une hutte sauvage, un nom inconnu, une existence infortunée. » — « Seule et abandonnée, répond Élodie, sans parens, sans richesses, sans appui, qu’ai-je donc de plus que vous sur cette terre ?… » — « Ô fille enchanteresse ! interrompt avec transport le chasseur de la montagne, ces paroles changent ma destinée ; la foudre s’est retirée de dessus ma tête ; …. tu m’aimes !….. Ah ! le Ciel m’aura pardonné : je puis donc espérer encore le bonheur. Eh bien ! suis-moi, tu ne sera plus seule et abandonnée : je serai ton appui, ton père, ton époux, je serai tout pour mon Élodie. Je n’ai qu’une cabane au milieu des rochers déserts, mais auprès de toi j’y serai l’heureux de la nature, le privilégié de la vie. Je n’ai qu’un cœur à t’offrir, mais ce cœur est brûlant d’amour. Innocente colombe ! oh ! viens purifier ma retraite ! Viens, comme une émanation du Ciel, changer l’abîme en Élysée ! Semblable à l’oiseau voyageur qui, sans asile fixe et sans patrie adoptive, ne tient sur la terre qu’à sa compagne chérie, je n’aurai dans ma solitude d’autres trésors que ton amour, d’autres souvenirs que tes sacrifices, d’autres enchantemens que ta présence.

» Seuls au milieu de nos montagnes, loin des puissances humaines, entourés d’un nuage d’amour et de voluptés, nous passerons à travers la vie, invisibles et fortunés : nos jouissances inconnues n’éveilleront point l’envie. Hélas ! j’ai connu les grandeurs, et j’ai appris à les haïr ; j’ai possédé les richesses, et je les ai rejetées ; j’ai été chéri de la gloire, et je l’ai maudite. Ô vierge pure ! en notre vallon de misères, aimer est le seul bien suprême. Auréole du cœur ici-bas, oui l’amour est un rayon échappé des félicités célestes, un aperçu des délices de l’autre vie : réponds, Élodie ! réponds ! veux-tu lui confier ta destinée ? »

En prononçant ces derniers mots, le chasseur de la montagne avait saisi la main de l’orpheline, et l’emmenait hors du bocage. La vierge, attendrie, éperdue, lève les yeux au ciel, semble le consulter, et ne résiste que faiblement. Mais la lune a disparu sous l’horizon ; des ombres épaisses couvrent la nature ; et le long mugissement des vents retentit au loin dans la forêt, comme une voix plaintive appelant au secours de l’innocence.

— « Arrêtez ! s’écrie soudain Élodie ; de grâce, arrêtez ! Où me conduisez-vous ? » — « Au mont Sauvage ! à l’amour ! au bonheur ! » répond le Solitaire avec transport ; et plus rapidement encore il entraîne la jeune fille.

L’orpheline a retrouvé son courage : — « Non, répond-elle avec énergie, je ne dois suivre qu’un époux : ce ne serait qu’en sortant des autels que vous auriez le droit de disposer de moi. » « Il est des autels au désert, s’écrie le Solitaire avec l’exaltation la plus passionnée ; partout l’Éternel reçoit les sermens de l’homme ; partout s’allument les flambeaux d’amour et d’hyménée. Ose te confier à moi, tendre fleur de la vallée ! je jure de ne point souiller ton éclat virginal. Un ministre des cieux unira nos destins. Viens ! ton époux sera digne de toi ; ta couche nuptiale sera pure. Ô mon Élodie ! consens à me suivre. Mon amour pour toi m’a rendu les premiers guides de mon printemps, les premiers sentimens de ma vie, l’honneur, la loyauté, l’enthousiasme et la vertu. »

— « Non, répète Élodie d’une voix suppliante, et résistant à ses efforts ; non, je ne dois point vous suivre : laissez-moi ! »

À ce cri touchant de l’innocence, le Solitaire s’arrête. Ainsi qu’un rapide éclair, le moment d’enthousiasme a passé : comme une vapeur aérienne, les tableaux enchantés disparaissent. Au songe divin succède un affreux réveil : de funestes souvenirs l’arrachent aux illusions ; de soudaines pensées le rappellent à lui-même. L’homme inexplicable a laissé retomber la main de l’orpheline. — « Pardonnez, lui dit-il, un instant de délire… Vous ! m’aimer ! qu’osais-je espérer ! Vous ! me suivre au rocher désert ! étais-je digne d’un tel sacrifice ! Non, mes vœux insensés n’ont pu qu’outrager le ciel et la terre… Je sais me rendre justice… Vous êtes libre. »

Que son accent est changé ! Jamais le regret, la douleur, le repentir, le désespoir n’en exhalèrent de plus déchirant. L’orpheline est libre ; et cependant l’orpheline immobile reste à ses côtés comme enchaînée. — « Retournez au monastère, a-t-il repris d’une voix sombre. De nouveaux habitans, un nouvel appui vont y remplacer pour vous votre père adoptif. Puissiez-vous être heureuse !….. Quant à moi, demain je m’exile de la vallée. Au-delà du lac Morat, loin d’Underlach, sur un mont écarté d’où l’on découvre le sommet de la haute tour du monastère, je vais aller creuser ma tombe. Une lueur passagère traversant l’obscurité ne rend que plus affreuses les ténèbres qui lui succèdent. La mort, ma seule espérance, aura bientôt terminé mon supplice… Adieu. Si quelque malheur pouvait menacer vos jours, si la présence du Solitaire pouvait encore vous sauver de quelque danger, sur la haute tour de l’abbaye que jusqu’à ma dernière heure mon œil ne cessera de fixer, allumez la nuit un fanal, et vous me verrez reparaître. »

Il dit, et soudain s’arrachant d’auprès de la vierge d’Underlach, il s’élance hors des jardins du monastère, et fuit rapidement à travers les ombres et le feuillage. Malheureuse Élodie ! cette soirée ne s’effacera jamais de ta mémoire.