Le Soir d’un Jour de Marche

Le Soir d’un Jour de Marche
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 717-734).
LE SOIR
D’UN JOUR DE MARCHE

On sait que M. Victor Hugo vient de terminer une grande composition romanesque intitulée les Misérables. L’épisode qu’on va lire a sa place marquée dans la première partie de ce nouvel ouvrage, dont la publication est prochaine[1]. Il forme un tableau complet, mais l’ensemble émouvant auquel il se rattache a trop d’importance pour qu’on n’en dise pas ici quelques mots. M. Victor Hugo s’est proposé de décrire dans les Misérables la vie du XIXe siècle, comme il avait décrit dans Notre-Dame de Paris la vie du moyen âge. Dans le cadre d’une action romanesque qui ne comprendra pas moins de cinq parties, chacune de deux volumes, il a groupé tous les types qui peuvent l’aider à caractériser la société de notre temps, à la montrer surtout, comme le titre l’annonce, dans ses luttes et dans ses douleurs. Il n’appartenait qu’à un grand poète d’être à la hauteur de cette tâche, et d’y apporter cette élévation sereine qui est un des plus précieux dons de la muse. Dès les premières pages des Misérables, on sent circuler à travers l’œuvre ce souffle de tendresse généreuse qui l’animera jusqu’au bout. Il n’y a point là de parti-pris : l’auteur est toujours juste, quoique toujours ému. La figure qui domine au début du livre est celle d’un évêque, d’un vrai pasteur d’âmes, qui marche à travers la vie les mains pleines d’aumônes et les yeux tournés vers le ciel. Une série de scènes familières et touchantes met en relief les divers traits de cette physionomie vraiment chrétienne. Il reste cependant à la compléter par un dernier contraste, et c’est ici que commence le dramatique épisode que nous allons citer.

I.

Dans les premiers jours du mois d’octobre 1815, une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la petite ville de D... Les rares habitans qui se trouvaient en ce moment à leurs fenêtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d’inquiétude. Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plus misérable. C’était un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l’âge. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir rabattue cachait en partie son visage brûlé par le soleil et le hâle, et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancre d’argent, laissait voir sa poitrine velue; il avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu usé et râpé, blanc à un genou, troué à l’autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiécée à l’un des coudes d’un morceau de drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue.

La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne sais quoi de sordide à cet ensemble délabré. Les cheveux étaient ras et pourtant hérissés, car ils commençaient à pousser un peu, et semblaient n’avoir pas été coupés depuis quelque temps.

Personne ne le connaissait. Ce n’était évidemment qu’un passant. D’où venait-il? Du midi, des bords de la mer peut-être, car il faisait son entrée dans D... par la même rue qui sept mois auparavant avait vu passer l’empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. Cet homme avait dû marcher tout le jour : il paraissait très fatigué. Des femmes de l’ancien bourg qui est au bas de la ville l’avaient vu s’arrêter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire à la fontaine qui est à l’extrémité de la promenade. Il fallait qu’il eût bien soif, car des enfans qui le suivaient le virent encore s’arrêter et boire, deux cents pas plus loin, à la fontaine de la place du marché.

Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tourna à gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d’heure après. Un gendarme était assis près de la porte, sur le banc de pierre où le général Drouot monta le 4 mars pour lire à la foule effarée des habitans de D... la proclamation du golfe Juan. L’homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme.

Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.

Il y avait alors à D... une belle auberge à l’enseigne de la Croix-de-Colbas. Cette auberge avait pour hôtelier un nommé Jacquin Labarre, homme considéré dans la ville pour sa parenté avec un autre Labarre qui tenait à Grenoble l’auberge des Trois-Dauphins, et qui avait servi dans les guides. Lors du débarquement de l’empereur, beaucoup de bruits avaient couru dans le pays sur cette auberge des Trois-Dauphins. On contait que le général Bertrand, déguisé en charretier, y avait fait de fréquens voyages au mois de janvier, et qu’il y avait distribué des croix d’honneur à des soldats et des poignées de napoléons à des bourgeois. La réalité est que l’empereur, entré dans Grenoble, avait refusé de s’installer à l’hôtel de la préfecture; il avait remercié le maire en disant : «Je vais chez un brave homme que je connais » et il était allé aux Trois-Dauphins. Cette gloire du Labarre des Trois-Dauphins se reflétait à vingt-cinq lieues de distance, jusque sur le Labarre de la Croix-de-Colbas. On disait de lui dans la ville : « C’est le cousin de celui de Grenoble. »

L’homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelle s’ouvrait de plain-pied sur la rue. Tous les fourneaux étaient allumés; un grand feu flambait gaîment dans la cheminée. L’hôte, qui était en même temps le chef, allait de l’âtre aux casseroles, fort occupé et surveillant un excellent dîner destiné à des rouliers qu’on entendait rire et parler à grand bruit dans une salle voisine. Quiconque a voyagé sait que personne ne fait meilleure chère que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquée de perdrix blanches et de coqs de bruyère, tournait sur une longue broche devant le feu; sur les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une truite du lac d’Alloz.

L’hôte, entendant la porte s’ouvrir et entrer un nouveau venu, dit sans lever les yeux de ses fourneaux :

— Que veut monsieur?

— Manger et coucher, dit l’homme.

— Rien de plus facile, reprit l’hôte. En ce moment il tourna la tête, embrassa d’un coup d’œil tout l’ensemble du voyageur, et ajouta : En payant.

L’homme tira une grosse bourse de cuir de la poche de sa blouse et répondit :

— J’ai de l’argent.

— En ce cas, on est à vous, dit l’hôte.

L’homme remit sa bourse en poche, se déchargea de son sac, le posa à terre près de la porte, garda son bâton à la main et alla s’asseoir sur une escabelle basse près du feu. D... est dans la montagne. Les soirées d’octobre y sont froides.

Cependant, tout en allant et venant, l’hôte considérait le voyageur.

— Dîne-t-on bientôt? dit l’homme.

— Tout à l’heure, dit l’hôte.

Pendant que le nouveau venu se chauffait, le dos tourné, le digne aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon de sa poche, puis il déchira le coin d’un vieux journal qui traînait sur une petite table près de la fenêtre. Sur la marge blanche, il écrivit une ligne ou deux, plia sans cacheter et remit ce chiffon de papier à un enfant qui paraissait lui servir tout à la fois de marmiton et de laquais. L’aubergiste dit un mot à l’oreille du marmiton, et l’enfant partit en courant dans la direction de la mairie.

Le voyageur n’avait rien vu de tout cela.

Il demanda encore une fois : — Dîne-t-on bientôt?

— Tout à l’heure, dit l’hôte.

L’enfant revint. Il rapportait le papier. L’hôte le déplia avec empressement, comme quelqu’un qui attend une réponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tête et resta un moment pensif. Enfin il fit un pas vers le voyageur, qui semblait plongé dans des réflexions peu sereines.

— Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir.

L’homme se dressa à demi sur son séant.

— Comment! avez-vous peur que je ne paie pas? voulez-vous que je paie d’avance? J’ai de l’argent, vous dis-je.

— Ce n’est pas cela.

— Quoi donc?

— Vous avez de l’argent...

— Oui, dit l’homme.

— Et moi, dit l’hôte, je n’ai pas de chambre.

L’homme reprit tranquillement : — Mettez-moi à l’écurie.

— Je ne puis.

— Pourquoi?

— Les chevaux prennent toute la place.

— Eh bien ! repartit l’homme, un coin dans le grenier, une botte de paille. Nous verrons cela après dîner.

— Je ne puis vous donner à dîner.

Cette déclaration, faite d’un ton mesuré, mais ferme, parut grave à l’étranger. Il se leva.

— Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J’ai marché dès le soleil levé. J’ai fait douze lieues. Je paie. Je veux manger.

— Je n’ai rien, dit l’hôte. L’homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux : — Rien ! et tout cela ?

— Tout cela m’est retenu.

— Par qui ?

— Par ces messieurs les rouliers.

— Combien sont-ils?

— Douze.

— Il y a là à manger pour vingt.

— Ils ont tout retenu et tout payé d’avance,

L’homme se rassit et dit sans hausser la voix :

— Je suis à l’auberge, j’ai faim et je reste.

— L’hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d’un accent qui le fit tressaillir : — Allez-vous-en.

Le voyageur était courbé en cet instant et poussait quelques braises dans le feu avec le bout ferré de son bâton; il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la bouche pour répliquer, l’hôte le regarda fixement et ajouta toujours à voix basse : — Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre nom? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous êtes? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque chose, j’ai envoyé à la mairie, et voici ce qu’on m’a répondu. Savez-vous lire?

En parlant ainsi, il tendait à l’étranger, tout déplié, le papier qui venait de voyager de l’auberge à la mairie et de la mairie à l’auberge. L’homme y jeta un regard. L’aubergiste reprit après un silence : — J’ai l’habitude d’être poli avec tout le monde. Allez-vous-en.

L’homme baissa la tête, ramassa le sac qu’il avait déposé à terre, et s’en alla.

Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au, hasard, rasant de près les maisons comme un homme humilié et triste. Il ne se retourna pas une seule fois. S’il s’était retourné, il aurait vu l’aubergiste de la Croix-de-Colbas sur le seuil de sa porte, entouré de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passans de la rue, parlant vivement et le désignant du doigt, et aux regards de défiance et d’effroi du groupe il aurait deviné qu’avant peu son arrivée serait l’événement de toute la ville.

Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablés ne regardent pas derrière eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit.

Il chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant à l’aventure par des rues qu’il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela arrive dans la tristesse. Tout à coup il sentit vivement la faim. La nuit approchait. Il regarda autour de lui pour voir s’il ne découvrirait pas quelque gîte. La belle hôtellerie s’était fermée pour lui; il cherchait quelque cabaret bien humble, quelque bouge bien pauvre. Précisément une lumière s’allumait au bout de la rue; une branche de pin pendue à une potence en fer se dessinait sur le ciel blanc du crépuscule. Il y alla. C’était en effet un cabaret, le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut,

Le voyageur s’arrêta un moment et regarda par la vitre de l’intérieur de la salle basse du cabaret, éclairée par une petite lampe sur une table et par un grand feu dans la cheminée. Quelques hommes y buvaient. L’hôte se chauffait. La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochée à une crémaillère.

On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espèce d’auberge, par deux portes. L’une donne sur la rue, l’autre s’ouvre sur une petite cour pleine de fumier. Le voyageur n’osa pas entrer par la porte de la rue; il se glissa dans la cour, s’arrêta encore, puis leva timidement le loquet et poussa la porte.

— Qui va là? dit le maître.

— Quelqu’un qui voudrait souper et coucher.

— C’est bon. Ici on soupe et on couche.

Il entra. Tous les gens qui buvaient se retournèrent. La lampe l’éclairait d’un côté, le feu de l’autre. On l’examina quelque temps pendant qu’il défaisait son sac.

L’hôte lui dit : — Voilà du feu. Le souper cuit dans la marmite. Venez vous chauffer, camarade.

Il alla s’asseoir près de l’âtre. Il allongea devant le feu ses pieds meurtris par la fatigue; une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce qu’on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissée prit une vague apparence de bien-être mêlée à cet autre aspect si poignant que donne l’habitude de la souffrance.

C’était d’ailleurs un profil ferme, énergique et triste. Cette physionomie était étrangement composée; elle commençait par paraître humble et finissait par sembler sévère. L’œil luisait sous les sourcils comme un feu sous une broussaille.

Cependant un des hommes attablés était un poissonnier qui, avant d’entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, était allé mettre son cheval à l’écurie, chez Labarre. Le hasard faisait que le matin même il avait rencontré cet étranger de mauvaise mine, cheminant entre Bras d’Asse et... (j’ai oublié le nom, je crois que c’est Escoublon). Or, en le rencontrant, l’homme, qui paraissait déjà très fatigué, lui avait demandé de le prendre en croupe, à quoi le poissonnier n’avait répondu qu’en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait raconté sa désagréable rencontre du matin aux gens de la Croix-de-Colbas. Il fit de sa place au cabaretier un signe imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrent quelques paroles à voix basse. L’homme était retombé dans ses réflexions.

Le cabaretier revint à la cheminée, posa brusquement sa main sur l’épaule de l’homme, et lui dit :

— Tu vas t’en aller d’ici.

L’étranger se retourna et répondit avec douceur : — Ah ! vous savez ?…

— Oui.

— On m’a renvoyé de l’autre auberge.

— Et l’on te chasse de celle-ci.

— Où voulez-vous que j’aille ?

— Ailleurs.

L’homme prit son bâton et son sac, et s’en alla.

Comme il sortait, quelques enfans qui l’avaient suivi depuis la Croix-de-Colbas et qui semblaient l’attendre, lui jetèrent des pierres. Il revint sur ses pas avec colère et les menaça de son bâton ; les enfans se dispersèrent comme une volée d’oiseaux.

Il passa devant la prison. À la porte pendait une chaîne de fer attachée à une cloche. Il sonna.

Un guichet s’ouvrit.

— Monsieur le guichetier, dit-il en ôtant respectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m’ouvrir et me loger pour cette nuit ?

Une voix répondit :

— Une prison n’est pas une auberge. Faites-vous arrêter, on vous ouvrira.

Le guichet se referma,

Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui égaie la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petite maison d’un seul étage dont la fenêtre était éclairée. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C’était une grande chambre blanchie à la chaux avec un lit drapé d’indienne imprimée et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois et un fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre éclairait la nappe de grosse toile blanche, le broc d’étain luisant comme l’argent et plein de vin et la soupière brune qui fumait. À cette table était assis un homme d’une quarantaine d’années, à la figure joyeuse et ouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. Près de lui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. Le père riait, l’enfant riait, la mère souriait. L’étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui? Lui seul eût pu le dire. Il est probable qu’il pensa que cette maison joyeuse serait hospitalière, et que là où il voyait tant de bonheur, il trouverait peut-être un peu de pitié.

Il frappa au carreau un petit coup très faible.

On n’entendit pas.

Il frappa un second coup.

Il entendit la femme qui disait : — Mon homme, il me semble qu’on frappe.

— Non, répondit le mari.

Il frappa un troisième coup.

Le mari se leva, prit la lampe et alla à la porte, qu’il ouvrit.

C’était un homme de haute table, demi-paysan, demi-artisan. Il portait un vaste tablier de cuir qui montait jusqu’à son épaule gauche, et dans lequel faisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une poire à poudre, toute sorte d’objets que la ceinture retenait comme dans une poche. Il renversait la tête en arrière; sa chemise, largement ouverte et rabattue, montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d’épais sourcils, d’énormes favoris noirs, les yeux à fleur de tête, le bas du visage en museau, et sur tout cela cet air d’être chez soi qui est une chose inexprimable.

— Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, pourriez-vous me donner une assiettée de soupe et un coin pour dormir dans ce hangar qui est là dans le jardin? Dites, pourriez-vous? en payant?

— Qui êtes-vous? demanda le maître du logis.

L’homme répondit : — J’arrive de Puy-Moisson. J’ai marché toute la journée. J’ai fait douze lieues. Pourriez-vous? en payant?

— Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu’un de bien qui paierait; mais pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge?

— Il n’y a pas de place.

— Bah! pas possible. Ce n’est pas jour de foire ni de marché. Êtes-vous allé chez Labarre?

— Oui.

— Eh bien ?

Le voyageur répondit avec embarras : — Je ne sais pas, il ne m’a pas reçu.

— Êtes-vous allé chez chose, de la rue de Chaffaut?

L’embarras de l’étranger croissait; il balbutia : — Il ne m’a pas reçu non plus.

Le visage du paysan prit une expression de défiance, il regarda le nouveau venu de la tête aux pieds, et tout à coup il s’écria avec une sorte de frémissement : — Est-ce que vous seriez l’homme?... Il jeta un nouveau coup d’œil sur l’étranger, fit trois pas en, arrière, posa la lampe sur la table et décrocha son fusil du mur.

Cependant aux paroles du paysan : est-ce que vous seriez l’homme?... la femme s’était levée, avait pris ses deux enfans dans ses bras, et s’était réfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l’étranger avec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant tout bas : Tso-maraude[2].

Tout cela se fit en moins de temps qu’il ne faut pour se le figurer. Après avoir examiné quelques instans l’homme comme on examine une vipère, le maître du logis revint à la porte et dit : — Va-t’en!

— Par grâce, reprit l’homme, un verre d’eau!

— Un coup de fusil! dit le paysan.

Puis il referma la porte violemment, et l’homme l’entendit tirer deux gros verrous. Un moment après, la fenêtre se ferma au volet, et un bruit de barre de fer qu’on posait parvint au dehors.

La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. A la lueur du jour expirant, l’étranger aperçut dans un des jardins qui bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maçonnée en mottes de gazon. Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le jardin. Il s’approcha de la hutte; elle avait pour porte une étroite ouverture très basse, et elle ressemblait à ces constructions que les cantonniers se bâtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que c’était en effet le logis d’un cantonnier; il souffrait du froid et de la faim; il s’était résigné à la faim, mais c’était du moins là un abri contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés la nuit. Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un moment étendu sur ce lit sans pouvoir faire un mouvement, tant il était fatigué; puis, comme son sac sur son dos le gênait et que c’était d’ailleurs un oreiller tout trouvé, il se mit à déboucler une des courroies. En ce moment, un grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La tête d’un dogue énorme se dessinait dans l’ombre à l’ouverture de la hutte. C’était la niche d’un chien.

Il était lui-même vigoureux et redoutable; il s’arma de son bâton, il se fit de son sac un bouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans élargir les déchirures de ses haillons. Il sortit également du jardin, mais à reculons, obligé, pour tenir le dogue en respect, d’avoir recours à cette manœuvre du bâton que les maîtres en ce genre d’escrime appellent la rose couverte.

Quand il eut, non sans peine, repassé la barrière et qu’il se retrouva dans la rue, seul, sans gîte, sans toit, sans abri, chassé même de ce lit de paille et de cette niche misérable, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur une pierre, et il paraît qu’un passant qui traversait l’entendit s’écrier : — Je ne suis pas même un chien !

Bientôt il se releva et se remit à marcher. Il sortit de la ville, espérant trouver quelque arbre ou quelque meule dans les champs et s’y abriter.

Il chemina ainsi quelque temps, la tête toujours baissée. Quand il se sentit loin de toute habitation humaine, il leva les yeux et chercha autour de lui. Il était dans un champ; il avait devant lui une de ces collines basses couvertes de chaume coupé ras, qui, après la moisson, ressemblent à des têtes tondues.

L’horizon était tout noir; ce n’était pas seulement le sombre de la nuit, c’étaient des nuages très bas qui semblaient s’appuyer sur la colline même et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme la lune allait se lever et qu’il flottait encore au zénith un reste de clarté crépusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de voûte blanchâtre d’où tombait sur la terre une lueur.

La terre était donc plus éclairée que le ciel, ce qui est un effet particulièrement sinistre, et la colline, d’un pauvre et chétif contour, se dessinait vague et blafarde sur l’horizon ténébreux. Tout cet ensemble était hideux, petit, lugubre et borné. Rien dans le champ ni sur la colline qu’un arbre difforme qui se tordait en frissonnant à quelques pas du voyageur.

Cet homme était évidemment très loin d’avoir de ces délicates habitudes d’intelligence et d’esprit qui font qu’on est sensible aux aspects mystérieux des choses; cependant il y avait dans ce ciel, dans cette colline, dans cette plaine et dans cet arbre, quelque chose de si profondément désolé qu’après un moment d’immobilité et de rêverie, il rebroussa chemin brusquement. Il y a des instans où la nature semble hostile.

Il revint sur ses pas. Les portes de D... étaient fermées. D..., qui a soutenu des sièges dans les guerres de religion, était encore entourée en 1815 de vieilles murailles flanquées de tours carrées qu’on a démolies depuis. Il passa par une brèche et rentra dans la ville.

Il pouvait être huit heures du soir. Comme il ne connaissait pas les rues, il recommença sa promenade à l’aventure.

Il parvint ainsi à la préfecture, puis au séminaire. En passant sur la place de la cathédrale, il montra le poing à l’église.

Il y a au coin de cette place une imprimerie. C’est là que furent imprimées pour la première fois les proclamations de l’empereur et de la garde impériale à l’armée apportées de l’île d’Elbe et dictées par Napoléon lui-même.

Épuisé de fatigue et n’espérant plus rien, il se coucha sur le banc de pierre qui est à la porte de cette imprimerie.

Une vieille femme sortait de l’église en ce moment. Elle vit cet homme étendu dans l’ombre.

— Que faites-vous là, mon ami ? dit-elle.

Il répondit durement et avec colère : — Vous le voyez, bonne femme, je me couche.

La bonne femme, bien digne de ce nom en effet, était Mme la marquise de R…

— Sur ce banc ? reprit-elle.

— J’ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l’homme, j’ai aujourd’hui un matelas de pierre.

— Vous avez été soldat ?

— Oui, bonne femme, soldat !

— Pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge ?

— Parce que je n’ai pas d’argent.

— Hélas ! dit Mme de R…, je n’ai dans ma bourse que quatre sous.

— Donnez toujours.

L’homme prit les quatre sous. Mme de R… continua : — Vous ne pouvez vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous essayé pourtant ? Il est impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez sans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par charité.

— J’ai frappé à toutes les portes.

— Eh bien !

— Partout on m’a chassé.

La « bonne femme » toucha le bras de l’homme et lui montra de l’autre côté de la place une petite maison basse à côté de l’évêché.

— Vous avez, reprit-elle, frappé à toutes les portes ?

— Oui.

— Avez-vous frappé à celle-là ?

— Non.

— Frappez-y.


II.

Ce soir-là, M. l’évêque de D…, après sa promenade en ville, était resté assez tard enfermé dans sa chambre, il s’occupait d’un grand travail sur les Devoirs, lequel est malheureusement demeuré inachevé. Il dépouillait soigneusement tout ce que les pères et les docteurs ont dit sur cette grave matière. Son livre était divisé en deux parties, premièrement les devoirs de tous, deuxièmement les devoirs de chacun, selon la classe à laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique : devoirs envers Dieu (Matth., VI), devoirs envers soi-même (Matth. V, 29, 30), devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les créatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l’évêque les avait trouvés indiqués et prescrits ailleurs : aux souverains et aux sujets, dans l’épître aux Romains; aux magistrats, aux épouses, aux mères et aux jeunes hommes, par saint Pierre; aux maris, aux pères, aux enfans et aux serviteurs, dans l’épître aux Éphésiens; aux fidèles, dans l’épître aux Hébreux; aux vierges, dans l’épître aux Corinthiens. Il faisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensemble harmonieux qu’il voulait présenter aux âmes.

Il travaillait encore à huit heures, écrivant assez incommodément sur de petits carrés de papier avec un gros livre ouvert sur ses genoux, quand Mme Magloire entra, selon son habitude, pour prendre l’argenterie dans le placard près du lit. Un moment après, l’évêque, sentant que le couvert était mis et que sa sœur l’attendait peut-être, ferma son livre, se leva de sa table et entra dans la salle à manger.

La salle à manger était une pièce oblongue à cheminée, avec porte sur la rue et fenêtre sur le jardin. Mme Magloire achevait en effet de mettre le couvert. Tout en vaquant au service, elle causait avec Mlle Baptistine. Une lampe était sur la table; la table était près de la cheminée. Un assez bon feu était allumé.

On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux passé soixante ans : Mme Magloire petite, grosse, vive; Mlle Baptistine douce, mince, frêle, un peu plus grande que son frère, vêtue d’une robe de soie puce, couleur à la mode en 1806, qu’elle avait achetée alors à Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des locutions vulgaires qui ont le mérite de dire avec un seul mot une idée qu’une page suffirait à peine à exprimer. Mme Magloire avait l’air d’une paysanne, et Mlle Baptistine d’une dame. Mme Magloire avait un bonnet blanc à tuyaux, au cou une jeannette d’or, le seul bijou de femme qu’il y eût dans la maison, un fichu très blanc sortant d’une robe de bure noire à manches larges et courtes, un tablier de toile de coton à carreaux rouges et verts, noué à la ceinture d’un ruban vert, avec pièce d’estomac pareille rattachée par deux épingles aux deux coins d’en haut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes comme les femmes de Marseille. La robe de Mlle Baptistine était coupée sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches à épaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisée dite à l’enfant. Mme Magloire avait l’air intelligent, vif et bon ; les deux angles de sa bouche inégalement relevés et la lèvre supérieure, plus grosse que la lèvre inférieure, lui donnaient quelque chose de bourru et d’impérieux. Tant que monseigneur se taisait, elle lui parlait résolument avec un mélange de respect et de liberté; mais dès que monseigneur parlait, elle obéissait passivement comme mademoiselle. Mlle Baptistine ne parlait même pas. Elle se bornait à obéir et à complaire. Même quand elle était jeune, elle n’était pas jolie : elle avait de gros yeux bleus à fleur de tête et le nez long et busqué; mais tout son visage, toute sa personne respiraient une ineffable bonté. Elle avait toujours été prédestinée à la mansuétude; mais la foi, la charité, l’espérance, ces trois vertus qui chauffent doucement l’âme, avaient élevé peu à peu cette mansuétude jusqu’à la sainteté. La nature n’en avait fait qu’une brebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre sainte fille! doux souvenir disparu!

Mlle Baptistine a depuis raconté tant de fois ce qui s’était passé à l’évêché cette soirée-là, que plusieurs personnes qui vivent encore s’en rappellent les moindres détails.

Au moment où M. l’évêque entra, Mme Magloire parlait avec quelque vivacité; elle entretenait mademoiselle d’un sujet qui lui était familier et auquel l’évêque était accoutumé. Il s’agissait du loquet de la porte d’entrée.

Il paraît que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper, Mme Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux: on parlait d’un rôdeur de mauvaise mine, qu’un vagabond suspect serait arrivé, qu’il devait être quelque part dans la ville, et qu’il se pourrait qu’il y eût de méchantes rencontres pour ceux qui s’aviseraient de rentrer tard chez eux cette nuit-là ; que la police était bien mal faite du reste, attendu que M. le préfet et M. le maire ne s’aimaient pas, et cherchaient à se nuire en faisant arriver des événemens; que c’était donc aux gens sages à faire la police eux-mêmes et à se bien garder, et qu’il faudrait avoir soin de dûment clore, verrouiller et barricader sa maison, et de bien fermer ses portes.

Mme Magloire appuya sur ce dernier mot; mais l’évêque venait de sa chambre, où il avait eu assez froid : il s’était assis devant la cheminée et se chauffait, et puis il pensait à autre chose. Il ne releva pas le mot à effet que Mme Magloire venait de laisser tomber. Elle le répéta. Alors Mlle Baptistine, voulant satisfaire Mme Magloire sans déplaire à son frère, se hasarda à dire timidement : — Mon frère, entendez-vous ce que dit Mme Magloire? — J’en ai entendu vaguement quelque chose, répondit l’évêque. Puis tournant à demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux, et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement joyeux, que le feu éclairait d’en bas : — Voyons. Qu’y a-t-il? qu’y a-t-il? Nous sommes donc dans quelque gros danger?

Alors Mme Magloire recommença toute l’histoire, en l’exagérant quelque peu, sans s’en douter. Il paraîtrait qu’un bohémien, un va-nu-pieds, une espèce de mendiant dangereux serait en ce moment dans la ville. Il s’était présenté pour loger chez Jacquin Labarre, qui n’avait pas voulu le recevoir. On l’avait vu arriver par le boulevard Gassendi et rôder dans les rues à la brune. Un homme de sac et de corde avec une figure terrible !

— Vraiment? dit l’évêque.

Ce consentement à l’interroger encouragea Mme Magloire; cela lui semblait indiquer que l’évêque n’était pas loin de s’alarmer. Elle poursuivit triomphante :

— Oui, monseigneur. C’est comme cela. Il y aura quelque malheur cette nuit dans la ville, tout le monde le dit, avec cela que la police est si mal faite (répétition utile)! Vivre dans un pays de montagnes, et n’avoir pas même de lanternes la nuit dans les rues! On sort. Des fours, quoi! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi...

— Moi, interrompit la sœur, je ne dis rien. Ce que mon frère fait est bien fait.

Mme Magloire continua comme s’il n’y avait pas eu de protestation :

— Nous disons que cette maison-ci n’est pas sûre du tout, que, si monseigneur le permet, je vais aller dire à Paulin Musebois, le serrurier, qu’il vienne remettre les anciens verrous de la porte; on les a là, c’est une minute; je dis qu’il faut des verrous, monseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit, car je dis qu’une porte qui s’ouvre du dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien n’est plus terrible; avec cela que monseigneur a l’habitude de toujours dire d’entrer et que d’ailleurs, même au milieu de la nuit, ô mon Dieu, on n’a pas besoin d’en demander la permission.

En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent.

— Entrez, dit l’évêque.


III.

La porte s’ouvrit.

Elle s’ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu’un la poussait avec énergie et résolution. Un homme entra.

Cet homme, nous le connaissons déjà. C’est le voyageur que nous avons vu tout à l’heure errer cherchant un gîte.

Il entra, fit un pas et s’arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l’épaule, son bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée l’éclairait. Il était hideux. C’était une sinistre apparition.

Mme Magloire n’eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit et resta béante. Mlle Baptistine se retourna, aperçut l’homme qui entrait et se dressa à demi d’effarement; puis, ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarder son frère, et son visage redevint profondément calme et serein. L’évêque fixait sur l’homme un œil tranquille.

Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu’il désirait, l’homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l’évêque parlât, dit d’une voix haute :

Voici, Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route pour Pontarlier, qui est ma destination, — quatre jours que je marche depuis Toulon. Aujourd’hui j’ai fait douze lieues à pied. Ce soir en arrivant dans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé à cause de mon passeport jaune que j’avais montré à la mairie. J’ai été à une autre auberge. On m’a dit : Va-t-en ! Chez l’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. J’ai été à la prison, le guichetier ne m’a pas ouvert. J’ai été dans la niche d’un chien, ce chien m’a mordu et m’a chassé comme s’il avait été un homme. On aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n’y avait pas d’étoiles. J’ai pensé qu’il pleuvrait et qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver le renfoncement d’une porte. Là, dans la place, j’allais me coucher sur une pierre ; une bonne femme m’a montré votre maison et m’a dit : Frappe là. J’ai frappé. Qu’est-ce que c’est ici? Êtes-vous une auberge? J’ai de l’argent, ma masse : cent neuf francs quinze sous que j’ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je paierai. Qu’est-ce que cela me fait? j’ai de l’argent. Je suis très fatigué, douze lieues à pied; j’ai bien faim. Voulez-vous que je reste?

— Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus.

L’homme fit trois pas et s’approcha de la lampe qui était sur la table. — Tenez, reprit-il, comme s’il n’avait pas bien compris, ce n’est pas ça. Avez-vous entendu? Je suis un galérien, un forçat; je viens des galères. — Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu’il déplia. — Voilà mon passeport,... jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je vais. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu’on a mis sur le passeport : « Jean Valjean, forçat libéré, natif de... » cela vous est égal... — est resté dix-neuf ans au bagne, cinq ans pour vol avec effraction, quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux. » Voilà. Tout le monde m’a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge? voulez-vous me donner à manger et à coucher? avez-vous une écurie?

— Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de l’alcôve.

Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l’obéissance des deux femmes.

Mme Magloire sortit pour exécuter ces ordres.

L’évêque se tourna vers l’homme :

— Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on fera votre lit pendant que vous souperez.

Ici l’homme comprit tout à fait. L’expression de son visage, jusqu’alors sombre et dure, s’empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou :

— Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas? un forçat! vous m’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez pas! Va-t’en, chien! qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m’a enseigné ici! je vais souper! un lit avec des matelas et des draps! comme tout le monde! un lit! il y a dix-neuf ans que je n’ai couché dans un lit! vous voulez bien que je ne m’en aille pas! Vous êtes de dignes gens. D’ailleurs j’ai de l’argent. Je paierai bien. Pardon, monsieur l’aubergiste, comment vous appelez-vous? Je paierai tout ce qu’on voudra. Vous êtes un brave homme. Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas?

— Je suis, dit l’évêque, un prêtre qui demeure ici.

— Un prêtre! reprit l’homme. Oh! un brave homme de prêtre! Alors vous ne me demandez pas d’argent? Le curé, n’est-ce pas? le curé de cette grande église? Tiens! c’est vrai, que je suis bête! je n’avais pas vu votre calotte.

Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, avait remis son passeport dans sa poche, et s’était assis. Mlle Baptistine le considérait avec douceur. Il continua : — Vous êtes humain, monsieur le curé, vous n’avez pas de mépris. C’est bien bon un bon prêtre. Alors vous n’avez pas besoin que je paie?

— Non, dit l’évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne m’avez-vous pas dit cent neuf francs?

— Quinze sous, ajouta l’homme.

— Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à gagner cela?

— Dix-neuf ans.

— Dix-neuf ans!

L’évêque soupira profondément.

L’homme poursuivit : — J’ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours, je n’ai dépensé que vingt-cinq sous que j’ai gagnés en aidant à décharger des voitures à Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne, et puis un jour j’ai vu un évêque, monseigneur qu’on appelle : c’était l’évèque de La Majore, à Marseille. C’est le curé qui est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c’est si loin! — Vous comprenez, nous autres! — Il a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel; il avait une chose pointue, en or, sur la tête. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang, des trois côtés, avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n’entendions pas. Voilà ce que c’est qu’un évêque.

Pendant qu’il parlait, l’évêque était allé pousser la porte, qui était restée toute grande ouverte.

Mme Magloire rentra. Elle apportait un couvert, qu’elle mit sur la table.

— Madame Magloire, dit l’évêque, mettez ce couvert le plus près possible du feu. — Et se tournant vers son hôte : — Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid, monsieur?

Chaque fois qu’il disait ce mot monsieur avec sa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage de l’homme s’illuminait. Monsieur à un forçat, c’est un verre d’eau à un naufragé de la Méduse. L’ignominie a soif de considération.

— Voici, reprit l’évêque, une lampe qui éclaire bien mal.

Mme Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d’argent qu’elle posa sur la table tout allumés.

— Monsieur le curé, dit l’homme, vous êtes bon, vous ne me méprisez pas. Vous me recevez chez vous, vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas caché d’où je viens et que je suis un homme malheureux. L’évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main. — Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez. Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, mais s’il a une douleur. Vous souffrez, vous avez faim et soif, soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom? D’ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.

L’homme ouvrit des yeux étonnés :

— Vrai? vous saviez comment je m’appelle?

— Oui, répondit l’évêque, vous vous appelez mon frère.

— Tenez, monsieur le curé! s’écria l’homme, j’avais bien faim en entrant ici, mais vous êtes si bon qu’à présent je ne sais plus ce que j’ai; cela m’a passé.

L’évêque le regarda et lui dit :

— Vous avez bien souffert?

— Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton, la double chaîne pour rien, le cachot pour un mot, même malade au lit, la chaîne. Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans ! j’en ai quarante-six. A présent le passeport jaune. Voilà.

— Oui, reprit l’évêque, vous sortez d’un lieu de tristesse. Écoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d’un pécheur repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu’aucun de nous.


VICTOR HUGO.

  1. A Paris, chez Pagnerre; à Bruxelles, pour l’étranger, chez Lacroix, Verboeckhoven et C°, éditeurs.
  2. Patois des Alpes françaises : chat de maraude.