Éditions de l’Épi (p. 213--).

IV

LE SECRET DU CRIME

 Rome devenait nerveuse comme une femme. César ne semblait vraiment plus le héros nécessaire à un peuple si passionné, orgueilleux et irritable. Cet homme, indifférent aux bruits colportés sur son compte, ne songeait point en effet à s’entourer du prestige sans lequel un dictateur reste méprisé. Il laissait enfin dormir la répression, en une cité où la violence implacable d’une justice féroce avait été longtemps le seul lien social. On commençait pour cela à le détester. Ce n’était pas que César fût doux, ni même sans orgueil, mais la fatigue d’un travail incessant, et le besoin de trouver à tout des solutions parfaites ou immédiates absorbaient sa pensée. Pour comble, les derniers débris de l’armée pompéienne, commandés par Cneius Pompée, le fils, et Labienus, ancien favori du Proconsul des Gaules, créèrent un mouvement de révolte en Espagne. César partit encore une fois combattre ces vieux ennemis. Pour éviter les discussions à ce propos, et à tous autres, il prit alors en mains tous les pouvoirs de l’État, la force tribunicienne comme la consulaire, et créa des « préfets », qui firent ce qu’on nomme aujourd’hui un « cabinet d’affaires », c’est-à-dire un gouvernement sans rapports avec le parlement.

La haine crût contre lui. Cléopâtre, comble d’horreur, était accouchée d’un fils qu’il laissait appeler Césarion. Enfin, on attribuait systématiquement à César toutes les morts advenues parmi ses ennemis, du moins supposés, de sorte qu’il ne se fit plus un acte mauvais sur la terre romaine, sans que la responsabilité chût sur le Dictateur. Une commission s’occupait cependant d’arpenter des territoires publics et même privés afin de les répartir à la plèbe. Cela maintenait en bon état, malgré tout, l’amitié populaire.

Il est à remarquer ici qu’on reprochait ses débauches à César, mais qu’on estimait toujours Cicéron, qui, à soixante et un ans, venait de divorcer pour épouser une enfant de quatorze ans : Publilia, qui était d’ailleurs riche… car cet homme aimait l’argent… César revint d’Espagne mal portant. Pompée fils et Labiénus avaient été tués, mais il restait un autre Pompée, Sextus, que la chimère de reprendre Rome pousserait sans doute toujours, jusqu’à sa mort, à de nouveaux combats. Enfin, le Dictateur fut encore accueilli avec quelque enthousiasme dont il est difficile de démêler la sincérité. Dès qu’il eut repris contact avec le peuple romain, il parut même renoncer à ces ambitions monarchiques qui tant terrifiaient le Sénat, car l’aristocratie y voyait un moyen de réaliser les plus redoutables démagogies ; comme, au surplus, il était possible d’y voir exactement le contraire, ainsi que le prouvera Octavien… César abandonna ensuite le Consulat unique, et fit nommer les magistrats par le système électoral ordinaire. La paix eût dû renaître dans les cœurs. Tout au contraire l’hostilité crût… En somme, il semble bien que César ne rêvait de pouvoir absolu qu’afin de réaliser de grandes œuvres, peut-être déraisonnables, comme la conquête du monde méditerranéen et même de l’Asie en totalité. S’il accaparait les magistratures principales de la Cité, c’était par crainte de voir des oppositions d’ennemis faire avorter ses réformes ainsi que les projets même qu’il voulait mettre au point pour — croyait-il — le bien des Romains, notoirement la conquête persane. On embarqua des colons pour la Thrace et la Paphlagonie. On prépara la renaissance de Corinthe et de Carthage. Des légionnaires avaient été pourvus de terres dans le sud du Latium. Nombre d’eux se trouvèrent même tout de suite à participer aux organismes municipaux des petites villes. Cela, qui était l’œuvre personnelle de César, par la loi portant son nom, lui fit des amis précieux, mais bien lointains…

Il eut alors des démêlés avec le plus riche, donc le plus dangereux banquier romain, Atticus. Ce redoutable manieur d’or avait des biens à Buthrote, en Grèce, devant Corcyre (Corfou). Or César avait confisqué l’ensemble des terres de Buthrote qui s’était refusée au paiement d’une contribution de guerre. Atticus lésé, créa de ses deniers un mouvement de protestation d’une telle envergure que César dut révoquer la confiscation. Il est probable que l’hostilité d’Atticus devint alors totale, quoique secrète. Il avait eu trop peur. Il faut de ce chef supposer la complicité du puissant millionnaire dans l’assassinat qui suivit, peut-être aussi son or. Cléopâtre préoccupait aussi beaucoup les Romains. Elle servait sans nul doute à justifier les campagnes de diffamations de tous les prétendus conservateurs qui s’irritaient en public contre le scandaleux mariage prochain de César et de la reine d’Égypte. On prétendait même que la capitale des États soumis à Rome serait bientôt, par César, transférée à Alexandrie. Certains affirmèrent que le Dictateur voulait la transporter à Troie (Ilion). Un tas de cancans circulaient ainsi, commentés par les ennemis de César, et dont la crédulité populaire s’emparait aussitôt.

Un jour, on prétendit en sus que César se ferait désigner désormais sous le nom de roi. La royauté était abominée à Rome et cela scandalisa tout le monde. Quels pouvoirs pouvait-il désirer vraiment. N’empêche que des gens saluèrent sa litière d’hommages royaux et il y eut des scènes dont il nous reste difficile de saisir le sens, comme celle du 15 février 709 : l’offre d’ailleurs vaine, paraît-il, d’un diadème par Antoine. César, devant tant d’obstacles imprévus et d’hostilités cachées, devenait toujours plus irritable et coléreux. Il ne satisfaisait même plus ses intimes. Il fut nommé dictateur perpétuel sur ces entrefaites, par un Sénat qu’il avait fait menacer d’épuration, à la manière de Sylla.

Le plus étrange réside en ceci que les amis de César, en même temps qu’ils le poussaient à se faire couronner, travaillaient la masse pour une abolition des dettes qui devenait la terreur des propriétaires. Il est difficile de savoir ce qu’il y eut de réel dans le désir qu’on a attribué à César d’annuler les syngraphiæ. Cependant, on peut supposer alors que la crainte d’émeutes payées par les riches rendit indispensable pour le Dictateur ce pouvoir absolu, qui seul assurait malgré les difficultés de l’heure la continuité de sa politique. Surtout, son idée favorite : la conquête persane, soulevait trop de discussions pour être mise en œuvre dans les conditions ordinaires des affaires romaines. Il fallait d’abord museler les opposants.

 

Cependant, les difficultés s’accrurent et se compliquèrent. César, malade, n’était déjà plus l’homme du Proconsulat des Gaules. Peut-être ne sut-il pas organiser une police bien faite, peut-être méprisa-t-il cela, en officier habitué aux prévisions nettes, aux opérations politiques simples et catégoriques. Le certain est qu’un complot naquit pour le tuer.

Les deux protagonistes furent Cassius et Marcius Junius Brutus. Il a beaucoup été écrit sur le point de départ moral de ce crime et sur la part des divers conjurés. Qu’était Cassius ? un louche politicien dont le rôle dans la guerre de Crassus contre les Parthes, est assez inquiétant. N’abandonna-t-il pas son chef, quelques jours avant qu’il fût tué et l’armée romaine détruite. Comment le fit-il ? De quel façon revint-il d’Arménie à la côte, dans un pays hostile ? On se sent ici porté à supposer une complicité avec l’ennemi, peut-être une traîtrise payée. L’historien qui veut innocenter Cassius est donc obligé de supposer que Crassus lui donna l’ordre de partir ou autorisa Cassius, son Questeur — mais dans quel but ? — à quitter l’armée. Dans une situation aussi mal engagée que la sienne, et devant l’ennemi, c’est peu vraisemblable. Cela fait penser à la complicité de Scaurus avec Jugurtha, longtemps auparavant, qui n’empêcha point d’ailleurs ce Scaurus, hypocrite fieffé, de devenir prince du Sénat romain. Cassius, ambitieux sans aucune vergogne, dut voir dans la disparition de César un moyen d’acquérir une gloire utilisable. Il était poussé par un désir ardent de monter tout de suite très haut, et il n’était, César vivant, pas de ceux auxquels iraient les premières faveurs du Dictateur. Il avait épousé une fille de Servilia et cela lui permit d’entraîner Brutus.

Ce Brutus fut la cheville ouvrière du complot. Était-il honnête et bon comme le veulent beaucoup d’historiens ? C’est douteux. Était-il sans volonté ? C’est très difficile à savoir. Cultivé et aimant la science, il s’attestait toutefois plein d’orgueil. Il se prétendait même descendant direct du vieux Brutus dont il affectait les mœurs rigides et le dévouement à l’État. En fait il était plébéien. Seule, sa mère Servilia appartint à une famille consulaire. Son père avait été tué par ordre de Pompée. Brutus aurait donc dû appartenir de naissance au parti de César, dont la mère fut d’ailleurs longtemps la maîtresse et jusqu’au bout l’amie. Pourtant, durant la guerre civile, il fut contre César, ce que les historiens expliquent par sa faiblesse de caractère, mais qui serait sans doute mieux éclairci par la cupidité de l’usurier qui craint toujours cette terrible annulation des dettes, terreur des hommes d’argent. Car Marcus Brutus était riche et avare. À ce sujet, les lettres I du livre VI, 21 du livre V, 2 et 3 du livre VI de Cicéron à Atticus ne laissent aucun doute sur les faits. D’une sordide cupidité, Brutus plaçait son argent à 4% par mois, tant à Rome que dans les États soumis à la domination romaine. Mieux, et cela éclaire ce tempérament curieux, pour garder malgré tout sa renommée d’homme intègre, juste et honnête, il se servait dans ses opérations d’usure, d’un prête-nom, un sieur Scaptius qui vendait impitoyablement comme esclaves, selon la loi romaine, les débiteurs insolvables. Ainsi Brutus, par ce Scaptius, ayant prêté de l’argent à la ville de Salamine, y fit envoyer une troupe de cavalerie. Elle envahit la petite cité et mit à mort les magistrats qui voulaient établir leur incapacité de rembourser l’argent prêté. Le procédé donne le taux moral de Brutus.

Cicéron étant devenu Proconsul du pays peu après, Brutus, non encore payé, le pria alors d’opérer sur le même principe, et il lui écrivit une lettre insolente à ce propos. Cicéron n’obtempéra d’ailleurs pas.

Brutus fut enfin un ambitieux. À ce sujet je ne crois pas qu’un doute subsiste, quoi qu’en dise certains historiens qui le tiennent pour un amateur politicien, plus porté vers ses livres que vers les faveurs populaires. Je n’en veux pour preuve que les monnaies qu’il fit frapper à son nom et à son effigie, avant Pharsale, comme s’il espérait remplacer même Pompée dont il avait pourtant embrassé le parti. Plus jeune que Pompée de vingt-cinq ans, il nourrissait certainement des désirs secrets de dominer après lui. Caton de même, au demeurant… Comme la question est d’importance et que je m’oppose à tous les historiens du crime des Ides de Mars, je ne veux renvoyer en note un fait témoignant d’une vanité hypertrophiée, qui explique, avec la cupidité de l’usurier, la destinée de Brutus : c’est une monnaie romaine, que j’ai sous les yeux, et datée des Ides de Mars (eid. mart) avec le profil de Brutus ainsi commenté « Brutus Impérator (brutus. imp). ». Or, avant César, on ne frappait jamais de monnaie portant une tête d’homme encore vivant. L’usage était impératif. On perçoit ici que le prétendu désir de revenir à la tradition purement républicaine, au nom duquel Brutus assassina César, fut vraisemblablement un masque. Et puis, tenir l’Impératorat du crime est plaisant…

D’ailleurs, il ne faut pas oublier aussi que plaidant pour Milon, lorsqu’il avait assassiné Clodius, Brutus avait déjà dit que le crime politique lui semblait justifiable, par le bien de l’État. Mais on sait que « le bien de l’État » c’est la fortune de celui qui s’en réclame, rien plus…

Voilà donc l’homme. Il est, au surplus, certain que César avait confiance en lui et lui accorda toutes les grâces et faveurs que Brutus demandait. On a prétendu que Brutus fut même le fils adultérin de César, mais sans apparaître absurde, cette opinion ne semble pas admissible, car seize années seulement séparaient leurs âges respectifs. Toutefois la passion de la mère de Brutus pour César défraya longtemps la chronique galante de Rome.

Donc, Cassius et Brutus groupèrent des sénateurs dans un vaste complot qui compta plus de soixante membres. On remonta le courage de Brutus par des billets anonymes en appelant à son nom et à son républicanisme. Des inconnus l’interpellaient dans la rue : « Il nous faut un Brutus. » Crut-il ces facéties et faut-il le juger naïf ? C’est fort douteux Au fond, ce qui le décida, ce fut la conviction, dont on le bourra, que César voulait le pouvoir absolu pour seulement décréter l’abolition des dettes syngraphiaires, ce qui serait l’abomination de la désolation pour ce rude usurier. Il se peut que l’idée de voir Cléopâtre régner à Rome, si César l’épousait, ait aussi indigné les patriciens.

César, d’ailleurs songea certainement aux deux choses.

Qu’il y ait eu soixante ou quatre-vingts complices enlève d’ailleurs toute idée de fanatisme à cet assassinat. Le fanatisme est solitaire. Lorsque deux hommes aussi différents que Cassius et Brutus s’unissent, cela nécessite déjà un intérêt matériel. S’ils sont en plus près de cent, c’est une opération financière. Ferrero, qui sent bien la difficulté d’admettre qu’il n’y ait eu aucune « fuite » à la conjuration, malgré le nombre des adhérents, dit que ces hommes étaient d’élite. Cette explication ne vaut rien. S’il ne s’était agi que de politique, la valeur morale des conjurés en tel nombre n’aurait pas évité que César eût tout connu. D’ailleurs, ce genre de trahison abonde dans la politique romaine. La qualité des hommes ne leur a jamais interdit de vendre ce qu’ils savaient négociable, en l’espèce une inestimable révélation. Rien de plus vénal qu’un patricien romain et même un patricien de tous les âges et de tous les pays. Donc, le fait « d’élite » n’a pas de valeur.

Ce qui lia les membres du complot et les rendit muets, c’est qu’ils jouaient leurs fortunes. Pas de fanatisme ici, mais la dureté et l’implacabilité des manieurs d’argent. Ils ne tuèrent pas le monarque parce qu’ils étaient républicains, mais le démagogue parce qu’il allait attenter à leurs droits les plus sacrés, ceux de maîtres d’esclaves, de créanciers despotes et de propriétaires d’immeubles à loyers. Ainsi s’explique l’assassinat de César. Au demeurant, j’admets fort bien la présence dans le complot de nombreux républicains sincères, convaincus que la mort du Dictateur allait ouvrir un nouvel âge d’or… Il se peut même qu’il y eut des sots notoires pour admettre que Rome cesserait d’être Rome si Cléopâtre la gouvernait.