Agence Gutenberg (p. 133-143).


XVII


Éclairée par des pages qui portaient des torches, la lente cavalcade ondulait sur la route comme un serpent de feu.

Après l’éclatante journée, la nuit était sombre. Une fine pluie tombait avec mélancolie.

Christine marchait en tête du cortège, sur un cheval andalou, plus noir que la nuit, qu’elle avait peine à maîtriser pour lui faire garder le pas. Elle était coiffée d’un chapeau de feutre à plumes rouges, enveloppée dans un grand manteau, cachant la robe blanche qu’elle n’avait pas eu le temps de changer. Autour de son cou et de celui d’Ebba, elle venait d’attacher, avant le départ, une médaille représentant un labyrinthe et portant en exergue la date de son abdication et ce vers de Virgile : « Que le destin nous montre notre route ».

Se rendait-elle enfin compte de ce défi au destin qu’était cette abdication ? De l’irréparable qu’elle venait de consommer ? Elle entrait dans le labyrinthe. Comment et quand en sortirait-elle ?

À ses côtés, le nouveau roi, le vieux Per Brahe et quelques conseillers d’État, derrière elle sa fidèle Ebba, ses dames d’honneur, sa nourrice, ses cousines puis tous les chevaliers de la Cour respectaient et imitaient son silence que troublait seul le pas rythmé des chevaux.

— Ne dirait-on pas un cortège de funérailles ? murmura un page.

On arrivait au bac qui allait transporter Christine et sa suite de l’autre côté de la rivière, non loin du château du comte de Dohna où elle devait passer la nuit.

Tout le monde mit pied à terre. Un grand cercle se forma autour de la reine fugitive. Les torches se rapprochèrent, accrochant des éclairs, révélant les joyaux, les ors et les chamarrures des vêtements de gala que tous avaient conservés, révélant en contraste les visages affligés dont beaucoup étaient inondés de larmes. Tous contemplaient Christine, quelques-uns avec une peine sincère et sans arrière-pensée, les autres pleurant les faveurs et leurs ambitions frustrées.

Elle prit d’abord congé du roi qui de nouveau se jeta à ses pieds et qu’elle releva de nouveau pour le serrer entre ses bras.

— Ah ! Christine, s’écria-t-il. Pourquoi tant vous hâter ? Pourquoi me fuir ? Vous voulez aller aux eaux de Spa, dites-vous ? Soit ! Le maréchal Wrangel et douze vaisseaux de guerre vous attendent à Kalmar. Ils ont l’ordre de vous escorter avec honneur jusqu’à Hambourg. Vous reviendrez ensuite, n’est-ce pas ?

Et lui saisissant les mains pour les porter à ses lèvres :

— Je vous aime toujours, Christine, vous le savez bien ! gémit-il.

— Allons, allons ! mon cousin, fit-elle, la couronne est belle fille. Vous m’aurez bientôt oubliée. Je souhaite seulement que vous me soyez moins ingrat que je ne le crains !

Le Chancelier Oxenstiern, accablé par l’émotion de la cérémonie et qui devait mourir quelques mois plus tard, n’avait pu accompagner son enfant rebelle et toujours chérie. Mais elle étreignit, en leur murmurant des paroles de gratitude et d’affection, les vieux conseillers qui avaient veillé sur son enfance et que brisait la douleur, embrassa ses dames de compagnie, ses cousines, glissant dans l’oreille d’Euphrosyne :

— Sois heureuse, j’espère ne t’avoir pas fait un trop fâcheux cadeau !

Elle serra sur son cœur sa grosse nourrice dont les sanglots secouaient les formes opulentes, donna sa main à baiser aux chevaliers, aux pages, trouvant pour chacun le mot qui pouvait lui toucher le fond du cœur.

Enfin, se retournant vers Ebba qui la suivait comme son ombre, elle l’enlaça tendrement

— Ne pleure pas, ma si douce. Tu sais combien tu vas me manquer ! Je t’écrirai… tu viendras me voir…

Et se penchant :

— Je n’aime que toi, je ne regrette que toi, tu le sais, mon amie, ma sœur, murmura-t-elle.

Elle conduisit alors la jeune femme défaillante à son mari qui se tenait parmi les chevaliers et la lui confia.

Deux roses rouges à longue tige étaient passées à sa ceinture ; elle en tendit une à son amie, puis se détournant brusquement courut jusqu’au bac qui l’attendait. Elle sauta sur son cheval que l’on venait d’embarquer et, campée très droite sur son dos, éclairée par deux torches qui faisaient briller les larmes coulant de ses grands yeux, tandis que la barque s’éloignait de la rive, elle contempla longuement le groupe immobile et gémissant qui la suivait des yeux.

Alors, au moment de disparaître, elle leva très haut la rose rouge qu’elle avait gardée, la portant à ses lèvres d’un geste gracieux :

— Adieu, mes amis ! cria-t-elle. Que cette rose rouge soit le signe de mon ardent regret !



Deux hommes demeurés à l’arrière, drapés dans des manteaux de voyage dont un pan cachait le bas de leurs visages, le chapeau enfoncé sur les yeux, s’écartèrent alors du groupe et se dirigèrent vers la ville. C’était les deux gentilshommes italiens qui, arrivés le matin et invités par l’orfèvre de la Cour, Goefle, avaient assisté à la séance de l’abdication.

— Si elle s’embarque demain à Kalmar, la partie est perdue ! fit l’un d’eux.

— Elle est gagnée, car elle ne s’embarque pas.

— Comment le sais-tu, Monaldeschi ?

— Par un cuisinier français, ami et compatriote du valet de chambre de Christine, son homme de confiance. Tout à l’heure pendant que tu baguenaudais avec notre hôte, j’ai été rôder du côté des cuisines du château et j’ai fait la conquête de notre homme en lui parlant le patois de son pays de Provence. Il se trouve même que je connais son village, non loin d’Avignon. Tu devines sa joie. Alors il m’a tout conté, sur un pot de vin de Châteauneuf-du-Pape. Ah ! quel vin ! Quel velours et quelle flamme ! Pendant son séjour en Avignon, le pape n’a, mordiou ! pas baptisé de plus digne chrétien !

— Bon ! bon ! Calme-toi ! Et si le vin de ton fichu cuisinier t’a laissé un atome de cervelle, conte-moi ce qu’il t’a dit.

— Voilà : les gens de Christine gagneront seuls Hambourg. Quant à Christine elle-même, elle partira demain matin à six heures avec ses deux valets, en route pour la frontière du Danemark. Ils comptent y arriver dans trois jours et coucher dans une hôtellerie, non loin de cette frontière. Nous les suivrons…

— Et que prétends-tu faire ?

— Je vais y rêver, Sentinelli ! Son cheval, paraît-il, a le sang vif… Enfin, à nous deux, nous trouverons bien quelque plan pour nous insinuer auprès de la demoiselle !

Et les deux lurons riant et plaisantant, disparurent dans l’ombre.



Christine, que tant d’émotions avaient ébranlée, ne dormit guère. Longtemps, le front appuyé à la fenêtre de sa chambre, elle contempla la nuit. La pluie avait cessé. La lune à son plein, émergeant des nuages, montait dans le ciel, répandant sur le faîte des forêts, déroulées à l’infini, sa lumière magnifique et froide. Le parfum des roses que la pluie avait exalté montait des massifs, au pied des vieilles murailles, mêlé à l’âcre et douce odeur des sureaux qui semble l’haleine même de juin.

Sentiments et sensations se pressaient confusément dans le cœur de celle qui n’était plus reine : souvenirs, regrets, angoisses, espoirs. Mais l’espoir dominait, et quand vers l’aube elle s’étendit enfin sur son lit, Christine souriait à l’avenir.

Elle souriait encore quand elle s’éveilla deux heures plus tard, alerte et fraîche comme une écolière en vacances, et sauta hors de son lit.

— Allons, Jean ! Allons, Clairet ! cria-t-elle. Vite ! C’est mon premier jour de liberté et il fait beau.

Jean Holm, le vieux serviteur suédois qui l’avait vue naître, et Clairet Poissonnet, le valet de chambre français que lui avait donné Chanut quelques années auparavant, arrivèrent de l’antichambre en se frottant les yeux, l’un un peu renfrogné, l’autre alerte et joyeux.

— Clairet, apporte mon habit de cheval, celui qui a une veste en peau de chamois et une ceinture en boucles de cuivre. Plus vite que ça. Cherche aussi mon toquet à plume de geai et mon coutelas de voyage dans sa gaine de corne ! Et toi, Jean, prends tes gros ciseaux. Bon ! Et maintenant, coupe-moi les cheveux ! Les ciseaux tombèrent sur le dallage.

— Comment, Madame ? balbutia le pauvre homme.

— Tu n’as pas compris ? Prends cette écuelle, pose-la moi sur la tête et coupe tout ce qui dépasse !

Jean Holm leva les yeux au ciel :

— De si beaux cheveux, gémit-il, et qui allaient si bien à Votre Majesté !

— Il n’y a plus de Majesté, Jean, souviens-toi de ça ! Tu n’as plus comme maître qu’un jeune gentilhomme qui voyage pour ses études et pour son plaisir…

Un instant plus tard, un cavalier, botté de cuir rouge, coiffé d’un petit feutre crânement planté sur des cheveux courts qui formaient sur le front une frange arrondie, se présenta devant le vieux comte de Dohna, éberlué.

Comte, fit Christine en le saluant avec désinvolture, je vous remercie de votre hospitalité et vous présente votre fils, le chevalier de Dohna, qui vient prendre congé de vous.

— Qu’est-ce que cela signifie, Madame ? s’écria le malheureux comte, ahuri. Mais je préparais notre départ pour Kalmar où l’on nous attend.

— Préparez, préparez, Comte ! Et partez, vous et mes autres gentilshommes, comme vous voudrez et quand vous voudrez… Pourvu que vous soyez dans un mois à Hambourg où je vous retrouverai, peu m’importe le reste ! Au revoir, mon cher Comte !

Et le laissant immobile, frappé de stupeur, Christine alerte et preste, lui tourna le dos, puis cria gaîment :

— Et maintenant je veux vivre en homme !



Trois jours plus tard, Christine n’était pas moins ravie. Elle s’était mise en route par un matin charmant. Une joie inouïe carillonnait à travers la campagne. Les toits du château qu’elle venait de quitter brillaient. Les troupeaux sortaient et chaque vache égrenait en trottant la note unique de sa clochette. Elle jouissait en enfant sans souci des mille incidents de la route, bavardant gaîment avec ses valets, riant aux boutades du jeune Provençal, Clairet Poissonnet.

Pourtant ce n’était pas encore la pleine évasion. Elle se trouvait toujours dans son ancien royaume. Les trois dernières nuits, elle les avait passées dans des châteaux où ses nobles hôtes, respectant son caprice et son incognito, l’avaient néanmoins reconnue et traitée en souveraine. Combien il lui tardait de rompre ces derniers liens, d’arriver en Danemark où elle serait ignorée de tous !

Elle venait de déjeuner dans une clairière de la forêt : des œufs, une aile de poulet, quelques fruits, le tout arrosé d’un verre de capiteux Châteauneuf-du-Pape dont Clairet avait tiré de ses fontes une vénérable bouteille. Elle était un peu grise, d’autant plus joyeuse.

— C’est mon « pays », le cuisinier du château d’Upsal, qui m’en a fait cadeau, Madame…

— Madame ? Attention, Clairet !

— Pardon, Monsieur ! Que voulez-vous ? On s’y perd !

— Il me semble que je n’ai jamais vu ce vin-là sur ma table.

— Ah ! c’est que mon ami Claudius ne le galvaude pas ! « Le vin de mon pays, qu’il dit, n’est pas fait pour arroser ces grandes gueules de Suédois avec leur bière noire comme le cul du diable et leur sacrée eau-de-vie de grain qui pèle la langue, casse le crâne et tord les boyaux ! Mon vin, je le garde pour les fines bouches.

— Tu sais bien, Clairet, que je n’aime guère le vin…

— Pourtant vous en avez bu ; si bien que vous voilà quasi soûle comme une petite grive de Cavaillon ! Pour l’aimer tout à fait, il ne vous manque que le soleil de chez nous…

— J’avoue qu’il m’a mis l’âme en joie, mille dious ! comme tu dis.

— C’est avec ce vin-là que Clément V faisait ses miracles et réveillait les morts.

— Clément V ?

— Un bien brave homme qui s’était fait pape, le diable ou le bon Dieu sait pourquoi, mais un pape qui avait eu l’esprit de choisir Avignon pour y vivre et qui s’y connaissait en bouteilles et en jolies filles !… Et puis c’est lui qui a baptisé mon Châteauneuf…

— Avignon, voilà encore une ville que je veux voir ! Tu m’y mèneras, Clairet ? s’écria Christine.

— La plus belle ville du monde ! Quant au Château des Papes, c’est aussi le plus beau….

— Ferme ça ! éclata tout à coup Jean Holm qui n’avait pas encore pris son parti de l’équipée de Christine et restait de fort méchante humeur. Comme si dans ton pays de gueux il pouvait y avoir d’aussi beaux châteaux qu’Upsal, Sturefors, Ringstorf et bien d’autres !

— Mon pays de gueux ?

Pourquoi que tu n’y es pas resté s’il était si beau, papiste que le diable emporte ?

— Attends voir un peu, vieux hibou, vache à Colas !

Et Clairet faisait mine de sauter de son cheval.

— Allons ! tout beau, Clairet ! cria Christine de sa plus grosse voix. Et taisez-vous tous deux ! Vous me rompez les oreilles avec vos criailleries. Dites-moi plutôt si nous arrivons bientôt à cette damnée frontière ?

— La frontière ? grogna Jean Holm. Mais c’est le ruisseau là-bas, sous cette rangée de saules !

— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?

Christine fit caracoler son bel andalou, noir et brillant comme le jais, dernier cadeau de l’ambassadeur Pimentel, et soudain, piquant des deux, arriva au galop jusqu’au ruisseau qu’elle franchit d’un bond en s’exclamant :

— Enfin me voilà libre ! Tout à fait libre ! Puis éperonnant encore le cheval dont les narines lançaient du feu et qui se cabrait sur ses fines jambes :

— Plus vite, Pepîto ! cria-t-elle.

Et elle continua son galop vers un carrefour qu’elle apercevait à travers les branches.

Tout à coup, elle entendit le bruit rythmé d’un groupe de cavaliers tandis qu’une étrange forme blanche aux bras étendus apparaissait à la croisée des chemins. Là-dessus Pepito pointa des oreilles, fit plusieurs bonds désordonnés, dressé sur ses pattes de derrière, puis s’élança, fonçant follement à travers le taillis.

Christine, accrochée à la selle, s’efforçait de le maîtriser, quand une branche, arrachant son toquet, la frappa au sommet de la tête.

Etourdie, elle lâcha prise et tomba, retenue par son éperon. En un éclair, elle se vit d’avance entraînée par le cheval furieux, lacérée, fracassée sur les pierres du chemin et les arbres du bois. Puis elle perdit connaissance.

Quand elle put enfin ouvrir les paupières, elle aperçut Pepito écumant, bondissant, retenu et dompté par un cavalier qui essayait de le calmer, tandis qu’un autre cavalier, penché au-dessus d’elle, la contemplait avec une expression d’inquiétude et de sympathie. Elle eut un soudain sursaut. Quand donc et où avait-elle vu, si près de son visage, ces mêmes yeux bleus aux cils noirs ?

— Êtes-vous blessé, Monsieur ? demandait une voix chaude et veloutée.

Elle fit non de la tête, referma les paupières et se sentit alors. soulevée, serrée dans des bras vigoureux, contre une poitrine dure et bombée. Une chaleur qu’elle reconnaissait se glissait dans ses membres, dans son sang. Elle était confiante, heureuse, comblée. Jamais elle n’aurait voulu se réveiller. Comme autrefois, au temps du lac Moelar…

— Magnus, murmura-t-elle.

Mais elle savait en même temps que ce n’était qu’un souvenir. L’étranger la déposa doucement sur la mousse. De son mouchoir parfumé, trempé dans l’eau du ruisseau, il lui tamponnait le front, les tempes.

Les valets accouraient, hors d’haleine.

— Ah ! Madame ! gémissait Jean Holm.

Mais Clairet l’avertit d’un rude coup de poing dans les côtes et il se tut.

— Votre maître n’a rien, fit l’inconnu. Un simple choc. Le coup a porté sur la tête et heureusement le feutre et les cheveux l’ont amorti…

Puis s’adressant à la fois aux deux valets et à l’ami qui tenait par la bride le cheval apaisé :

— C’est ce mannequin blanc, planté là au centre du carrefour, qui aura effrayé l’animal. Il ne doit pas être dressé depuis longtemps, ce petit andalou ?

— Oh ! quelques mois à peine, fit Clairet. Mais cet épouvantail, quel est le fils de pute qui l’a fourré là ?

— Ma foi, Dieu seul le sait… ou le diable ! Peut-être est-ce un signal pour des pèlerins en voyage ou pour les compagnies de bandits qui, dit-on, rôdent par le pays↔

Christine qui avait repris connaissance, continuait ses réflexions :

— Il a la même tournure élégante et dégagée que Magnus il y a sept ans, pensait-elle, et plus svelte encore. Mais, au lieu d’être d’un blond de miel, ses cheveux sont noirs et luisants comme le poil de mon andalou ; quant à cette petite moustache au-dessus de la lèvre, comme elle brille !…

Les regards se tournant alors vers elle, Christine sauta sur ses pieds, se redressa de toute sa hauteur en carrant les épaules et de sa voix la plus virile :

— Il ne me reste plus, Monsieur, fit-elle en souriant, qu’à m’excuser de cette ridicule aventure et surtout à vous remercier de m’en avoir tiré avec tant de présence d’esprit et de courage. Sans vous, j’étais en grand danger d’y laisser la vie !

— À cause uniquement de cette maudite branche. Sinon, je vous ai observé et n’ai jamais vu dompter un cheval avec plus de force et d’adresse !

— Il est vrai que si Pepito a du sang, je sais d’ordinaire m’en faire obéir… Permettez-moi maintenant, Monsieur, de me présenter. Chevalier de Dohna, fils du comte de Dohna, conseiller et grand chambellan de la Cour de Suède.

— C’est un honneur pour nous, Monsieur, de connaître le fils d’un personnage aussi digne de respect. À mon tour de vous présenter mon ami, le comte Sentinelli et moi-même, marquis de Monaldeschi, simples gentilshommes qui voyageons pour notre plaisir et notre instruction.

— N’êtes-vous pas Italiens, Messieurs ?

— Italiens, en effet, et de Rome…

— Ah ! Rome ! s’écria Christine. Je fais, moi aussi, un voyage d’études et compte bien m’arrêter d’ici quelques mois dans la ville des Césars et des Papes.

— Peut-être aurons-nous donc le plaisir de nous y rencontrer ? Monsieur, car nous devons bientôt rentrer chez nous. En attendant de vous retrouver un jour, nous souhaitons qu’aucun accident ne vienne plus traverser votre route et que vous trouviez dans ce voyage à la fois plaisir et profit…

Monaldeschi souleva son feutre d’un geste plein de grâce et, suivi de son ami, courut vers les chevaux restés dans la clairière. Ils les enfourchèrent et disparurent par un des chemins qui s’y croisaient.

— À quoi penses-tu ? demanda alors Sentinelli. Pourquoi te sauver si vite alors que la demoiselle errante te considérait d’un œil si favorable ?

— Justement, Sentinelli, justement ! Tu ne connais pas les femmes ! Je crois, sans fatuité, avoir plu. Et je m’éclipse, laissant la jeune personne intriguée, vaguement irritée de notre départ, avec le regret de m’avoir si peu vu et le désir de me revoir…

— Ah ! quel roué tu fais, Monaldeschi ! Jusqu’à ce mannequin qui est une trouvaille de génie.

— Ne s’agit-il pas de nos fortunes ? Il faut jouer serré. L’affaire du mannequin pouvait d’ailleurs mal tourner. Mais la chance nous a servis. Et maintenant à l’hôtellerie, sans perdre une minute ! Nous avons des dispositions à prendre avant que Sa Majesté n’y amène le chevalier de Dohna.



Christine suivit un instant les deux cavaliers des yeux avant de remonter sur Pepito, calmé mais encore frémissant. Elle demeura un instant silencieuse, laissant flotter les rênes. Puis :

— Pourquoi ces cavaliers sont-ils partis avec tant de hâte ? demanda-t-elle. Ai-je manqué de courtoisie à leur égard ?

— Non point, Mad… Monsieur ! Sans doute étaient-ils pressés, répondit sentencieusement Clairet.

Un instant de silence.

— Ne trouves-tu pas, Clairet, reprit la reine, que ce gentilhomme italien ressemble au comte de la Gardie ? Il a les mêmes yeux bleus frangés de longs cils noirs.

— Ma foi, Monsieur, je ne me suis jamais permis de regarder M. de la Gardie au fond des yeux…

— Pas étonnant qu’y se ressemblent, grogna Jean Holm. La Gardie a beau être général suédois, fils du grand Connétable, il a tout de même dans les veines du satané sang d’étranger !

— Que tu es insupportable, mon pauvre Jean, avec ta perpétuelle mauvaise humeur !

Et plus loin, comme pour elle-même :

— Ses yeux sont un peu plus verts que ceux de Magnus, reprit-elle. Quant à son teint, au lieu d’être vermeil, il est de grain lisse et doré, comme certains vieux marbres.

— Je dirais plutôt, moi, qu’il y a du nègre dans son cas, grommela encore Jean.

Sans daigner lui répondre, Christine éclata tout à coup d’un joyeux rire :

— Enfin, voilà ma première aventure ! s’écria-t-elle.